Correspondance de Papa

Par Ozskcar

Lettre n°11 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

Mon amour,

Comment allez-vous, chez nous, loin de la capitale ? Théo poursuit-il ses leçons d’écriture ? Mange-t-il comme il faut ? L’obliges-tu bien à faire ses siestes ? Ne m’écris pas que tout se passe comme prévu, je n’y croirais pas une seconde – et tu ne m’inquiéterais que davantage. Je vous imagine déjà, toi et Hadrien, à tirer la table de la cuisine dans le jardin, à déjeuner au beau milieu de l’après-midi, dans la clarté du soleil, à rêvasser, à lire sous les branches du pommier qui jouxte la buanderie. Peut-être aurez-vous tout de même fait une lessive, et le linge flottera non loin, sur la corde et, parce que le temps sera bon, le printemps clément, les portes seront ouvertes pour faire entrer la chaleur. Au milieu, mon Théo, à gambader avec le chien, à vous tourner autour, et Hadrien de le prendre sur ses genoux, de se chamailler gentiment avec lui jusqu’à ce que, tordu par les rires et les chatouilles, mon adorable grenouille de s’enfuir à toutes jambes pour ne revenir que plus tard, après avoir attrapé un ou deux scarabées, afin d’écouter une histoire, allongé qu’il serait dans l’herbe ou bien blotti dans tes bras. Il sera peut-être cinq heures. Il sera heureux.

Tu le comprendras : vous me manquez. Heureusement, c’est avec un grand plaisir mêlé de nostalgie que j’ai retrouvé la maison de mes parents. Rien n’a changé : la mercerie, l’atelier de ma mère, ma chambre… Tout est à l’identique. Même Papa, qui masque sa joie tendre de me revoir avec sa pudeur habituelle. Il affecte un air détaché, mais c’est l’œil humide qu’il me parle de toi et de Théo. Il n’est pas seulement fier ; il semble soulagé, et j’avoue que sa joie de nous savoir heureux m’émeut. Je ne peux m’empêcher de sentir affleurer en moi une profonde reconnaissance – une reconnaissance, pourtant, mêlée d’un soupçon de chagrin.

De retrouver mes parents, de retrouver ce quotidien que nous avons partagé, eux et moi, pendant tant d’années – de retrouver mon enfance, finalement –, cela m’évoque autant d’allégresse que de mélancolie. Le temps passe. Je me fais vieille. Je ne suis plus la fille de mes parents ; je suis la mère de mon fils. Et l’adolescente en moi qui ressurgit, en retrouvant ces lieux où je suis née, je la sens se détacher de celle que je deviens ; je me sens grandir. Tu le sais mieux que moi ; il n’est pas d’adieux qui n’évoque nulle douleur.

Moi, il me faut dire adieu aux années passées. Avec mère, nous avons commencé à ranger la mercerie. Je peine à croire que, bientôt, elle fermera ses portes. C’est à regret que nous vidons les placards, défaisons les mannequins des parures, des vêtements, que nous retirons des étagères les coffrets, la vaisselle, les chapeaux… Mère est affligée. Chacun de ses mouvement trahit la douleur qu’elle ressent à se séparer de ses artefacts. Tu n’imagines peut-être pas le lien qui unit un créateur aux objets qu’il a animés… Comment le pourrais-tu ? Je l’ai évoqué, parfois, mais sans jamais t’expliquer pleinement cette manœuvre pourtant si belle et complexe – et à laquelle j’ai été initiée, enfant.

C’est… C’est une révélation. Une longue solitude qui s’évapore au contact d’une parole qui jaillit, entre nos doigts. Et le sourire de la sentir contre notre être, envelopper notre parole intérieure pour y répondre, parfois sans que nous ne nous en apercevions. Nous animons les objets depuis des générations, nous leur donnons la tâche de veiller sur leurs futurs propriétaires, et pour ce faire, ma mère passait des heures, des semaines à les frotter, à les sculpter, à les polir jusqu’à ce que, cette âme qu’elle modelait dans son esprit, cette âme glisse, telle une larme sur une joue, pour tomber au creux du bois, de la porcelaine, du tissu. Je n’ai jamais eu son pareil, pour animer les pierres, pour en sertir les artefacts. J’ose pourtant espérer que cette cape offerte à Hadrien continue de le réchauffer, que l’esprit brodé avec la broche veille sur lui. Il n’avait pas la force et la pugnacité, cet esprit errant, qu’on généralement ceux fichés au creux des épées ou des artefacts confiés au nobles – mais après tout, Hadrien a renoncé à son nom, n’est-ce pas ?

J’écris cela, mais de telles pensées me serrent le cœur. De se figurer que les artefacts n’étaient que l’apanage des nobles… Quelle étroite considération. Auparavant, les pierres étaient partout, et c’est seulement depuis que le savoirs des Artisans se perd que les artefacts se raréfient. Cela m’afflige de me dire que, bientôt, plus une famille ne se verra offrir, pour une naissance ou un anniversaire, l’un des artefacts qui, jusque-là, avaient toujours veillé sur leurs propriétaires… Nous perdons le lien qui nous unit aux objets, aux éléments, et quand nous avons la chance d’avoir effleuré l’essence même de monde qui nous entoure, c’est un déchirement que de savoir que bientôt, une frontière hermétique s’érigera autour de nos corps, de nos sens.

Pourtant, une part de moi soupire de soulagement à l’idée que mes parents s’éloignent de leur boutique. En plongeant la mercerie dans l’obscurité derrière des volets clos, ils se protègent de ces rumeurs, de ces menaces qui planent sur eux, depuis quelques mois. Hadrien avait raison : la situation empire à la capitale. Les tensions sont à leur comble ; il n’est plus possible, désormais, d’arpenter les artères ou les marchés sans sentir peser sur nous un regard scrutateur. Certaines fois, c’est la façon dont l’on est habillé qui attire l’attention et qui nous vaut un regard en biais, d’autres fois, ce sont les personnes qui nous entourent ou que nous sommes connus pour fréquenter. La colère fuse et se répand dans chacun des camps. Nombreux sont ceux qui craignent la guerre civile. Mes parents, au milieu, avec leur mercerie, ont eut tôt fait de s’attirer les foudres de leurs voisins ; de la même façon que les ateliers de couture qui ferment un à un dans les quartiers les moins huppés.

*

Je suis en train de me relire – j’avais été interrompue, hier, par ma mère qui me demandait de l’aide –, mais voilà qu’à tête reposée, je crains que mes mots ne t’inquiètent outre mesure. Pardonne cet élan élégiaque qui m’aura la veille saisie. Certes, la situation est loin d’être idéale, mais je ne crois pas me fourvoyer en t’assurer que je ne cours aucun danger. Et quand bien même, je reste prudente ; tu n’as pas à t’en faire pour moi. Sans compter que je ne vais plus tarder pas à reprendre la route pour vous retrouver.

Maintenant que j’y pense ! J’ai reçu ton mot, ce matin. Excellente idée que de convier mes parents chez nous ; je doute qu’ils acceptent de si tôt de quitter la capitale, mais je leur en parlerai malgré tout. J’aurais l’esprit bien plus apaisé de les savoir loin de tous ces conflits politiques. Pour cela, il faudrait les déloger de ce fichu atelier qu’ils tardent tant à vider… Mais peu importe ; nous verrons bien ! Pour l’heure, je n’ai que toi et Théo en tête.

C’est effroyable de constater combien votre absence me pèse. Serre bien fort notre trésor dans tes bras, et embrasse-le pour moi. Huit fois. Au moins.

Je vous rejoins bientôt.

Avec tout mon amour,

Marie


 

Lettre n°12 :

Mercerie du grand boulevard, 1779

Mon bien-aimé,

Ce rapide billet pour t’avertir : mon père a été attaqué dans les rues du quartier, hier soir. Il va bien ; ou tout du moins, ses blessures sont bénignes – quelques hématomes et le poignet foulé tout au plus.

Je pense retarder mon retour et rester aux cotés de mes parents jusqu’à la fin de la semaine. Je ne suis pas tranquille à l’idée de les laisser seuls. Nous prendrons la route tous les trois si j’arrive à les persuader de m’accompagner. J’espère qu’ils finiront par entendre raison.

J’espère que vous vous portez bien, tous. Que Théo me pardonne cet éloignement soudain – et qui s’éternise, en plus. Je vous aime tendrement et n’aspire qu’à vous retrouver le plus vite possible.

Je vous embrasse. Dix fois au moins.


 

Avec toute mon affection,

Marie


 


 

Lettre n°13 :

Sente des camélias, 1779

Mon cher ami,

Commençons par le plus important : Théo va bien. Ces derniers jours que nous avons passés en n’ayant, lui et moi, que l’autre pour compagnie, se passent à merveille. Ton petit ange garde son entrain et sa joie de vie habituelle, quand bien même il ne manque pas, chaque matin et chaque soir, de regarder au loin, vers la route qui passe au-dessus de chez-nous – sans doute dans l’espoir de voir rentrer ses deux parents.

Vous lui manquez. Cela ne fait aucun doute. Mais sois sans crainte, il ne se morfond pas – je crois pouvoir d’ailleurs me vanter de l’occuper intelligemment, de sorte qu’il n’a finalement pas le temps de se sentir las ou seul. Nous avons repris le potager derrière le cabanon. Théo appelle cela le « gradinage » : il creuse les trous dans lesquels je replante les pieds de fraisiers, ceux qui se morfondaient dans cette jungle ombragée et humide qui vous servait de parterre de fleurs. C’est l’arrosage que ce petit bougre apprécie tout particulièrement – j’espère que les graines des semis n’ont rien contre les régulières baignades qu’on leur fait subir. Quant à la lecture, nous progressons : Théo associe comme il peut les lettres et les syllabes, et moi, je m’efforce de me montrer clair, patient et pédagogue – ce qui n’a rien d’évident, ni pour lui, ni pour moi. Au moins pouvons-nous rire ensemble de cette progression irrégulière et maladroite.

Et vous, comment cela se passe-t-il, à la capitale ? Le père de Marie se remet-il promptement ? Et Marie, comment va-t-elle ? J’espère – sans trop y croire – qu’elle garde un soupçon d’optimisme. Un tel drame ne génère souvent que de la peur, de la colère et de la frustration. La seule fin souhaitable serait que le brave homme guérisse rapidement, qu’il migre comme moi loin des affres de la capitale. C’est aussi ce que vous désirez – et vous auriez toutes les raisons du monde de le faire. Pour autant, j’ai trop conscience que les habitudes enracinent bien souvent, et ce plus que de raison, les Hommes à leur logis ; je crains que ce couple n’aspire ni ne parvienne jamais à quitter, sinon avec de grands regrets, la vie qu’ils ont vécue – car c’est là ce que vous leur demandez. Vous ne voyez que des murs, au mieux quelques souvenirs ; mais c’est une existence toute entière qu’ils ont façonnée aux gré des années. Alors même que je ne quittais qu’un domaine familial au sein duquel je ne m’étais jamais senti à ma place, je fus frappé, après ma fuite, par de fulgurants et réguliers accès de nostalgie. Imagine, de fait, ce que les parents de Marie pourraient ressentir, ne serait-ce qu’à la simple mention d’un potentiel départ…

Tout cela, néanmoins, vous vous le figurez déjà.

Permets-moi, de fait, de te parler des petites recherches que j’ai menées, depuis ton départ. Je sais que tu ne m’avais dit de n’en rien faire, que me mêler de nouveau de la politique n’était pas une bonne idée, mais j’ai tout de même écrit aux membres du parti. À Ambroise, plus précisément – je ne sais pas si tu te souviens de lui ? Le petit gars qui nous avait rejoints, peu de temps après ton départ… Je me disais qu’avec lui, j’aurais vent de ce qui se passe, dans les coulisses de ce théâtre politique. J’avais raison. Le petit m’a fait un compte-rendu aussi fin et détaillé que possible.

Dans l’ensemble, la situation est plus grave que je ne me l’étais imaginé : les Preux gagnent du terrain – et dangereusement, qui plus est. Nul doute que l’attaque subie par le père de Marie soit, sinon de leur fait, une conséquence de leurs discours. Sans doute ont-il attisé quelques peurs, quelques frustrations qui, désormais, se répercutent en actes de violence à travers la ville. C’est qu’il n’a jamais été plus facile de charmer une foule qu’en lui faisant croire qu’elle était écoutée, comprise, soutenue : allez dire à des gens affamés qu’ils ont toutes les raisons du monde d’être en colère, que l’ennemi, qui plus est, est au coin de la rue, et mine de rien, que ce serait sans doute un début d’amélioration que de lui faire ne serait-ce qu’une petite frayeur. Et voilà : le tour est joué. Vous avez libéré une colère, et vous avez en prime la loyauté de ceux qui la déversent. Pour un temps, tout du moins.

Mais les Preux ne sont pas les seuls à s’organiser. Ambroise m’a aussi parlé de quelques groupuscules encore mineurs qui grandissent au fil du temps. Certains se construisent en réaction contre la violence, d’autres en faveur d’une forme de libéralisme et de sécurité. Le paysage politique est en train de changer. Peut-être sentiras-tu, sous l’encre de mes mots, la forte excitation que cela provoque en moi – et sans doute regrettes-tu de la voir grandir. Moi-même, je m’en inquiète tant je me sentais apaisé, ces dernières semaines, à vos côtés. Qui eut cru qu’une vie si tranquille ravirait mon cœur et occuperait mes jours avec une telle simplicité, une telle évidence ? Ce soudain élan qui m’anime à la simple mention du mot « politique », crois bien qu’il m’effraie autant qu’il me séduit. Je suis au moins soulagé d’un choix à faire : quand bien même je voudrais retourner à la capitale que je ne le pourrais pas. Et quand je vois, par la fenêtre, le jardin qui soudain s’éclaire sous un soleil passager, que j’entends Théo jouer derrière moi, avec ses petits chevaux de bois, je ne peux m’empêcher de me dire que c’est une chance.

Je retourne, de fait, à mes occupations de tonton dévoué. J’espère que cela t’apportera un semblant de tranquillité.

Je vous adresse, à toi, Marie et sa famille, mes sentiments dévoués,

Ton ami, toujours,

Hadrien

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
adelys1778
Posté le 23/08/2025
Hadrien me fait toujours sourire avec ses phrases si teintées de lui et de ses pensées qui lui sont propres ! J'ai vraiment envie de savoir où est-il passé ce perdreau-là et son absence m'interroge ! La suite nous le dira, j'imagine...
itchane
Posté le 18/07/2025
Hello,

J'ai rattrapé ma lecture, mais je me rends compte que tu n'as pas posté depuis un moment. Manque de temps ou blocage ?
Tu semblais avoir des doutes sur la suite dans ta réponse de commentaire à Plume de Poney.
J'espère avoir la chance un jour de découvrir la suite de cette histoire qui me plait beaucoup. Ou du moins avoir des nouvelles de ce projet, même si elles ne sont peut-être pas les meilleurs...

En tout cas bravo vraiment pour ce début. Ma seule véritable remarque serait donc la présentation un peu brutale et tardive de la magie et du métier de mercière. Je pense que cela mériterait d'être intégré un peu plus tôt...

Pour le reste vraiment le potentiel est énorme,
donne-moi des nouvelles : )

itchane
Ozskcar
Posté le 18/07/2025
Bonjour Itchane !
Que hasard que nous revenions à peu près en même temps sur cette histoire ! J'avais été assez pris, ces derniers temps, et je n'avais pas avancé ce récit. J'ai pourtant bien gambergé et je commence à avoir deux trois chapitres d'avance. Je pense bientôt poster la suite.

Un immense merci pour ta lecture et tous tes commentaires, cela dit ; ça me motive d'autant plus à reprendre l'écriture de cette histoire. D'autant que c'est toujours difficile de reprendre après une pause...

Je note ta remarque sur la magie. En fait, il y a des indices très subtils dans le début du récit... Par exemple, le fait que la mère de Théodore sache si bien écrire alors qu'elle ne sait pas lire, c'est une contradiction volontaire. L'écriture est un thème important, pas juste parce que c'est le support du récit (lettres et comptes-rendus). Disons que j'essaie de placer des petits indices un peu partout pour qu'on puisse aussi mener l'enquête en tant que lecteurs. L'idée initiale de ce récit, c'était d'imaginer un livre qui cacherait un gros secret en tant que support. Je sais pas si c'est très clair... Mais la façon dont la narration change petit à petit, en étant de plus en plus romanesque, ce n'est pas un hasard. Il y a d'autres petites choses de ce style (je m'amuse avec les lettres capitales de certains chapitres pour caser des phrases secrètes.). Le but n'est pas de tout trouver, mais une fois qu'on a mis le doigt sur un secret, j'espère qu'on a envie d'en trouver d'autres et... Bon, après, il faudra que j'écrive tout ça correctement.
Mais c'est vrai que rien n'étant dit clairement, ça doit sans doute manquer un peu... Je vais corriger ça et introduire plus vite le fait que les objets sont animés, dans cette histoire !

Un grand grand merci, en tout cas ! Tes retours me font hyper plaisir ! J'espère que la suite sera à la hauteur ! En tout cas, elle ne devrait pas tarder.
Plume de Poney
Posté le 10/05/2025
Intéressant ces artefacts... Si j'en comprends le principe, le créateur applique sa volonté à l'objet, son désir pour le futur propriétaire.

Je commence à m'inquiéter pour les mère de Théo qui, à priori, n'est plus de ce monde...

L'intrigue irait donc potentiellement dans le sens de la recherche de ceux qui l'ont fait passer de vis à trépas et sur qui son père enquêtait me dis je...

Ça donne envie d'en savoir plus en tout cas.

J'ai repéré deux coquilles : "mais je ne crois pas me fourvoyer en t’assurer que je ne cours aucun danger."

"Je ne vais plus tarder pas à reprendre la route pour vous retrouver."
Ozskcar
Posté le 19/07/2025
Tu as tout compris ; en effet, ce sont des objets à qui le créateur insuffle un pouvoir (garder la chaleur, par exemple) et parfois même, si le créateur est bon et l'objet un peu spécial, une âme.

En fait, la mère de Théo est morte quand il était jeune. C'est un peu ma faute, à force de faire des pauses avec ce texte, ça ne doit pas être facile de raccrocher à chaque fois les wagons.

Oups ! Je vais corriger tout ça !
Vous lisez