Une sorte de routine se mit en place après le déménagement d’Axel. Madeleine passait souvent le voir dans la matinée pour de longues heures délicieuses. Elle sortait les yeux brillants et les joues roses, pour un déjeuner en toute innocence chez elle, tandis qu’il se cuisinait – ou, le plus souvent, récupérait une partie de ce que la cuisinière avait préparé pour l’appétit d’oiseau de sa maîtresse. Elle l’avait pris d’affection et il lui confiait des recettes envoyées par la jeune Ingasdottir.
Entre la beauté élégante de Madeleine et la gentillesse maternelle de la cuisinière, il se sentait pris entre deux mondes. Il faisait semblant en permanence d’avoir sa place entre les dorures et les meubles en bois précieux, et à chaque instant, la longue ferme en bois dans laquelle il avait grandi et les après-midi passés à surveiller les vaches lui revenaient en mémoire. Que penserait Edna si elle le voyait à présent ? Il pouvait presque entendre ses commentaires désobligeants. Elle trouverait Madeleine vulgaire et tout ce luxe tapageur. Mais Edna était une campagnarde ; elle ne s’habillerait jamais autrement qu’en vêtements de laine et grosses chaussures, sans chapeau, le teint rougi, traversant son domaine d’un pas énergique. Au milieu de ces dames et de leurs soieries, elle serait autant à sa place qu’un chardon au milieu des roses.
Tous les après-midi, il sortait se promener, visitait les musées et les bibliothèques. Il ne voulait pas rester oisif à penser à sa maîtresse. Son imagination, après des années de bouleaux et de vaches, se trouvait soudain en prise avec des civilisations disparues et des pensées profondes. Les allées rectilignes du parc lui plaisaient davantage que les sentiers tortueux des forêts de sapins.
Il devait rendre un article par semaine pendant trois mois, pour l’édition du dimanche, ; il y travaillait un peu tous les soirs. Le vendredi, Madeleine recopiait son brouillon et l’apportait au journal. Le dimanche, elle revenait avec l’édition du jour et ils passaient la journée ensemble. Parfois, il était invité chez les Langlois, qui le traitaient encore comme le fils d’un vieil ami perdu de vue. Il se demandait s’ils savaient qu’il était aussi l’amant de leur fille.
C’est ainsi qu’il fit connaissance de Mme Langlois, une grande femme énergique. Sa fille ne lui ressemblait pas le moins du monde. Madeleine tenait ses cheveux roux de sa grand-mère paternelle, lui avait-elle confié. Elle avait aussi, jugeait Axel, le nez de son père, mais la forme de son visage était un savant mélange des deux.
Mme Langlois portait des robes de couleur sombre très bien coupées, mais d’un luxe sans ostentation, tout comme ses bijoux, qu’elle avait nombreux. Ses cheveux relevés en un lourd chignon tressé grisonnaient. Ses yeux bruns, semblables à ceux de sa fille, étincelaient d’intelligence. Elle parla tout d’abord de dîners chez des financières et des industrielles ou du cours de la Bourse. Elle questionna Axel sur la manière dont sa mère gérait ses biens ; elle parut surprise d’apprendre qu’ils pratiquaient surtout le troc.
– C’est pour cela que vous êtes encore arriérées, jugea-t-elle aussitôt. Sans liquidité, vous ne pouvez investir et améliorer vos rendements, afin de vous dégager un bénéfice et rechercher l’efficacité.
– Nous ne pourrions pas, remarqua Axel. Les sols sont à la limite du cultivable par chez nous. Si vous vouliez y planter du blé et des tomates, vous n’auriez rien.
– C’est parce que vous n’avez pas de méthodes modernes, rétorqua-t-elle.
Il jugea qu’il valait mieux la laisser dans ses illusions.
Elle embraya sur la dernière pièce de théâtre qu’ils avaient vue avec son époux. Il découvrit qu’elle avait un goût littéraire sûr et ne se laissait pas embobiner par des fioritures.
– Les articles de Madeleine, par exemple, transforment les données brutes que vous lui donnez en des pièces vivantes. On voit aussitôt les lacs, les sapins, les petites fermes et ces peuples primitifs. J’ai beaucoup aimé aussi sa description de votre religion. Un peu sauvage peut-être, mais ça change des baragouinages en grec de nos prêtres.
Les articles de Madeleine ? Elle siégeait sur son fauteuil et ne lui accorda pas un regard. Si elle le prenait comme ça…
– Très vrai, madame, répondit-il gravement. On eût dit qu’ils ont été écrits par quelqu’un qui a vraiment connu ce dont il parle.
Avait-elle rougi ? Pas moyen d’en être sûr. Mme Langlois approuva.
– Mère, pensez-vous que cette Violette de Manze ait ses chances aux élections générales ? lança Madeleine, profitant d’une pause dans la conversation. J’ai lu dans le journal qu’elle se présentait.
– Elle est encore bien jeune, répondit M. Langlois. Elle profite de son nom et de ses liens avec les Malaterre, mais elle n’a pas de propositions nouvelles.
– Ces conservatrices sont toutes les mêmes, jugea son épouse. Elles s’arc-boutent sur leurs privilèges et les traditions, sans se rendre compte que le monde avance sans elles. En faisant des ronds-de-jambes chez l’impératrice, elles vivent sur leurs rentes et ne s’occupent plus des progrès techniques. Bientôt ce ne seront plus que des épouvantails soupirant après un monde disparu.
– Enfin, ma chérie, elles ont quand même accepté le droit de vote.
– Parce qu’elles n’avaient pas le choix ! Cette réforme était une volonté impériale. (Elle jeta à son mari un regard condescendant.) Votre problème, mon cher, est que vous vous contentez de ce que vous avez sans jamais chercher mieux. Vous manquez totalement de vision à long terme.
Il ne chercha pas à se défendre. Axel était bien obligé de donner raison à Mme Langlois.
– Au moins, votre fille a de l’ambition, et elle est bien en passe de réussir. Je n’y croyais pas, mais je dois bien me rendre compte que j’avais tort.
Madeleine se rengorgea. Oh, mais ne te réjouis pas trop longtemps, songea Axel. Je te ferai descendre de ton piédestal.