Coup de couteau

 

Malheureusement, pendant les deux jours suivants, Louis ne trouva rien d’autre.

Aider Christine à trier les papiers lui permit de fouiller, mais il ne dénicha aucun dessin représentant le fameux Sylvestre, ce qui n'était pas si étonnant. En revanche, il fut surpris de trouver un portrait d'Angeline. Très bien exécuté lui aussi, il la montrait adolescente, habillée d'ailleurs comme Louis l'avait vu, avec sa robe à carreaux et ses lourdes chaussures. Découvrir le portrait émut beaucoup Louis. Qui aurait pu imaginer que cette jeune fille prenant la pose mourrait si jeune et de manière si tragique ? Qui aurait pu imaginer que son âme ne trouverait pas le repos et qu'elle continuerait à hanter sa maison près de deux siècles après sa mort ? Sa vie, jusqu'à l'effroyable drame, avait dû être normale. Elle avait dû grandir, aller à l'école et y connaître ses premiers émois amoureux avant de rencontrer le fameux Sylvestre.

 

Soudain, Louis tressaillit. La voix. Il se rappelait seulement avoir entendu une voix quelques jours plus tôt près du vieux banc. Que disait-elle déjà ? Oui, la voix féminine, sans doute Angeline, disait de ne pas parler trop fort ; que "Père" risquait de les entendre et que son mystérieux interlocuteur aurait des ennuis…

 

Ils devaient se voir en cachette. Ce qui impliquait que le père d'Angeline ne les aurait pas acceptés. Ça n'avait rien de surprenant. Si le domaine d'aujourd'hui ne comprenait que la maison et le jardin, à l'époque, c'était sans doute bien autre chose, comme en témoignait les photos retrouvées. Si l'arrière-grand-père d'Ophélie pouvait se permettre d'embaucher autant d'ouvriers agricoles et une machine, il devait s'agir d'un vaste domaine à exploiter. Et qui disait vaste domaine, disait souvent riche propriétaire et donc, pour lui, l'espoir de marier sa fille à un beau parti. Donc, forcément, s'il avait su que sa fille, seul espoir d'un beau mariage, voyait secrètement un simple ouvrier et qu'ils s'aimaient, sa réaction aurait pu être des plus violente ou brutale. En tout cas, loin de la compréhension que Louis aurait espéré.

 

Pour autant, l’hypothèse d'un amour interdit, toute séduisante qu'elle était, ne reposait sur rien de concret. Un dialogue fantomatique, trois lettres à demi effacées derrière un vieux banc en ruines qui les avait conduits à un ouvrier dont le prénom correspondait, rien de certain, si ce n'était de solides présomptions, comme ils disaient dans "Les Experts : Manhattan", la série préférée de Louis. Alors, oui, la date du dessin et celle du banc était la même, mais après tout, Angeline aurait pu avoir d'autres prétendants. D'ailleurs, peut-être un beau parti s'appelait-il aussi Sylvestre ? Le père n'aurait pas apprécié que sa fille fréquente "romantiquement" un garçon avant le mariage… D'ailleurs, peut-être qu'à l'époque une jeune fille vierge apportait une plus grosse dot que si cela n'avait pas été le cas. Ça, Louis n'en avait aucune idée.

 

-Tu es perdu dans tes pensées ? demanda Christine.

Le jeune homme sourit :

-Un peu.

Il n'avait pas encore osé lui demander si elle avait un vieux registre du temps de son ancêtre. Et celle-ci n'avait sans doute plus pensé à lui amener les carnets d'Ernestine.

-Heu, Christine ? Je peux vous demander quelque chose ?

-Les carnets, oui, excuse-moi, mais je reconnais que je ne sais plus où ils ont étés mis. Mais, j’essaierais de les retrouver.

-Merci, mais…

Là, il hésita. D'aussi vieux registres sans doute oubliés devaient avoir étés perdus depuis longtemps ou simplement jetés. Dans un cas comme dans l'autre, Louis craignait d'importuner Christine.

-Qu'est-ce qu'il y a ?

-Je vous remercie pour les carnets, mais, j'aimerais vous demander autre chose.

-Bien sûr, je t'écoute.

-L'autre fois, on a trouvé une photo du cercueil de votre arrière-grand-père, vous vous souvenez ?

-Oui, je ne crains pas de l'oublier.

-Je me demandais, le domaine était grand à ce moment ?

-Grand ? Oh oui, c'était même l'un des plus importants de la région. Mais, nous avons tout perdu après la seconde guerre mondiale. Pourquoi ?

-Vous savez s’il existait des registres ?

-Bien sûr, à l’époque tout était noté.

-Je sais que cela date, mais je me demandais si vous les aviez conservés.

Elle le regarda un instant, interdite.

-Conservés ? Les registres ?

-Je suis désolé, je sais que j'abuse, mais…

-Tu plaisantes ? Ça me fait très plaisir que tu t'intéresses à ce point à ma famille. Malheureusement, nombre de ces registres ont étés perdus…

Bien que très déçu, Louis essaya de faire bonne figure devant Christine. Il savait néanmoins que les chances, déjà très maigres, de venir en aide à Angeline venait de s'envoler.

-Néanmoins, je dois en avoir encore quelques-uns, reprit-elle.

-C'est vrai ? demanda-t-il, plus excité qu'il ne voulait le laisser paraître.

-Oui, mais ce sont des très vieux, je crois qu'ils datent du début du 19e siècle. Je te montrerais où ils sont…

Cette fois, Louis put se retenir, mais trépignait intérieurement. Le début des années 1800. Peut-être avec beaucoup de chance, l'année qui l'intéressait s'y trouverait-elle…

-Merci, c'est très gentil de votre part. Mais, vous êtes sûrs que ça ne vous dérange pas…

-Certaine, ne t'inquiète pas.

 

A ce moment, la porte de la bibliothèque s'ouvrit sur Ophélie et Ethan, radieux. Louis ne l'avait plus revu depuis deux jours, tout comme Angeline d'ailleurs. Sans doute, Ophélie était-elle passée à autre chose que cette vieille histoire. Après tout, après avoir réfléchi, elle n'avait peut-être simplement pas voulu se lancer la dedans. Fréquenter un fantôme n'avait, après tout, rien de très plaisant. Et à la voir redevenue si complice de son frère, il en comprit la raison.

 

-Toujours dans les photos ? demanda-t-elle.

-Toujours, répondit sa mère.

-Je vais me doucher, fit Ethan, à toute à l'heure.

Ce faisant, il embrassa Ophélie sur la tempe tandis que Louis, gêné et un peu jaloux, détournait les yeux. Il n'était néanmoins pas dupe du message : la jeune femme était sa petite amie. La preuve, c'est qu'elle ne l'avait pas repoussé. Depuis la dispute, les deux frères ne se parlaient plus et se couchaient en silence. Pourtant, une fois que son aîné eut quitté la pièce, elle resta avec eux un court instant avant de demander :

-On peut se parler, Louis ?

-Si tu veux.

Si c'était pour l'entendre dire qu'elle souhaitait abandonner… Elle l'entraîna dehors, près du bosquet et du vieux banc.

-Tu ne m'as pas donné de nouvelles, lui reprocha-t-elle.

-Parce que je n'ai rien trouvé, répondit-il.

-Merde, j'espérais que tu aurais trouvé quelque chose, mais que tu n'avais pas osé venir m'en parler…

Louis hésita un instant de trop, elle lui flanqua un léger coup dans le bras :

-Attends, tu croyais que j'avais abandonné ?

-Non, non, répondit-il mollement, soulagé de s'être finalement trompé.

-C'est ça, oui ! fit-elle, un grand sourire aux lèvres.

Son sourire lumineux enchantait le jeune homme peu habitué. 

-Bon, tu en es où ? T'as pu lire les carnets d'Ernestine ? Et ma mère ? Pour les registres ?

-Je crois qu'elle a perdu les carnets, mais elle m’a dit qu’elle les chercherait. Quant aux registres…

-Oui, évidemment, elle n'en a pas.

-En fait, si, quelques-uns qui datent du début des années 1800…

-C'est vrai, mais c'est génial ! Juste la période qui nous intéresse. T'as pu les examiner ?

-Je viens juste de les demander à ta mère, avoua Louis, gêné.

-Hein ? Mais cela fait plus de deux jours ! Pourquoi tu ne lui a rien dit avant ?

-Après les carnets, je pensais que cela faisait beaucoup et puis ce sont des documents privés…

-Qui remontent à près de 200 ans ! Je pense qu'il n'y a plus de grands secrets, hormis celui que l'on veut élucider.

-Je sais, mais…

-En fait, t'es vraiment un grand timide, remarqua-t-elle. Bon, elle a accepté de te les donner au moins ?

-Oui.

-Génial, tu vois il n'y avait rien à perdre à demander. Et si tu l'avais fait plus tôt, on aurait peut-être du nouveau.

-Désolé, s'excusa-t-il.

-Ça va, il n'y a pas mort d'homme, enfin, quasiment… D'ailleurs, tu l'as revu ?

-Non.

-C'est quand même curieux. A certains moments, tu la vois tous les jours et des fois, plus pendant deux jours.

-De ce que j'en sais, les fantômes n'ont aucune notion du temps. Aussi bien pour Angeline, une seule journée s'est écoulée.

-La pauvre, il faut absolument l'aider.

-Je ne l'ai pas vu, en revanche, elle m'a peut-être donné un indice.

-Tu l'as vu ou pas ?

-Je l'ai entendu.

-Quand ?

-Avant de la voir. Tu te rappelles quand j'ai essayé de te parler d'elle, juste après ma douche ?

-Très bien, je pensais que tu te moquais de moi.

-Une fois que tu as été partie, je suis venu ici et c'est là que je l'ai entendu.

-Qu'est-ce qu'elle a dit ?

-C'était vraiment bizarre, en fait, elle ne me parlait pas directement. C'est comme si je l'entendais parler à quelqu'un.

-Non, mais attends, tu es sérieux ?

-Je te jure. Je n'entendais qu'Angeline, pas son interlocuteur et à la fin, j'ai même entendu ses pas sur le gravier.

-C'est dingue, fit-elle, mais qu'est-ce qu'elle disait ?

Louis lui résuma la conversation ainsi que les hypothèses qui en découlaient.

-Je reconnais que ça se tient et ça colle parfaitement avec notre théorie. Même si je suis plus partisane de l'hypothèse de l'ouvrier. Cela étant, tu as raison, nous n'avons rien de concret. C'est vraiment rageant qu'on n'ait pas les carnets et les registres. Bon, fit-elle, quand ma mère te les donneras, on aura une base de travail. Plus qu'à attendre.

 

A ce moment, ils furent surpris par Ethan :

-Ah, les voilà ! On mange.

-Ok, on arrive, fit Ophélie.

-Il est dans un sale état, fit-il en désignant le banc. Faudrait peut-être penser à le dégager.

-Il a une valeur historique, fit remarquer la jeune femme. Bon, on y va ?

-Attends, si ça se trouve, on pourrait prendre le bois et se faire une soirée marshmallow…

-On ne peut pas, répliqua Louis, il y a une inscription au dos.

-Qui dit quoi ?

-Rien de bien important, fit Ophélie.

Malheureusement, il la trouva sans qu'on le lui montre.

-Une inscription, ça ! Je vous signale qu'elle est complètement effacée. D'ailleurs, puisqu'on y est !

Avant qu'Ophélie et Louis ne puisse l'en empêcher, il sortit son canif et donna un coup de couteau dans la gravure.

-Non ! s'exclama Louis.

-Voilà, c'est réglé, fit-il, très content de lui. Bon, tu viens ma puce, on va laisser mon frangin pleurer sur son morceau de bois.

-Pauvre crétin, fit Ophélie, pourquoi t'as fait ça ?

-Ça va, c’est pas un drame ! Bon, j'ai la dalle, moi.

Laissant finalement son frère et Ophélie, Ethan s'en alla, totalement inconscient du choc provoqué par son geste. Les deux jeunes gens, consternés, inspectèrent les dégâts, seuls le "6" de la date apparaissait encore.

-Merde, fit Ophélie, mais c'est pas vrai ! Qu'est-ce qui lui a pris ?

-C'est tout Ethan, ça ! Evitons de trop réfléchir ! fit Louis, acerbe.

Touché de voir que ce qui s'avérait être une belle preuve d'amour venait de disparaître, Louis avait l'impression d'avoir trahi Angeline, parce qu'il n'avait pas protégé ce qui était peut-être la dernière chose qui retenait son âme dans ce lieu.

Ophélie posa sa main sur l'épaule de Louis :

-J'espère que ça n'était pas le lien.

-Moi aussi, répondit-il.

 

À ce moment, des bruits de pas pressés se firent entendre. Bientôt, Christine et sa mère arrivèrent, accompagnées par les parents de Louis, Ethan sur leurs talons. Elles firent le tour du banc et ne purent que constater les dommages. La grand-mère, visiblement émue, posa sa main sur sa bouche tandis que Christine toisait Ethan, apparemment furieuse. Les parents, eux, attendaient la suite, anxieux.

-Jeune homme, fit Christine, je veux bien admettre que vous ne soyez pas aussi passionné et respectueux que Louis envers les objets historiques et je conçois très bien que vous vous sentiez comme chez vous ici, ce qui, après tout était mon but. Mais que les choses soient claires : vous êtes ici sur ma propriété et je vous demanderais instamment de respecter l'âme de ce lieu et des objets qui s'y trouvent. Car, cette inscription que vous avez détruite faisait partie de cette demeure et aussi absurde que cela vous paraisse, ma mère et moi y étions attachées.

-Désolé, marmonna-t-il sans visiblement y croire.

-Toutes nos excuses, fit son père, si nous pouvons vous rembourser d'une manière ou d'une autre…

-Je crains que non, fit Christine, la gravure sur ce banc avait seulement une valeur sentimentale. Et elle est irrémédiablement perdue à cause du geste inconsidéré de votre fils.

-Ça va, protesta Ethan, tout ça pour un vieux morceau de bois… S'il était si précieux que ça, fallait le protéger.

La remarque lui valut une bourrade de son père dans l'épaule.

-Cela fait plus de six ans que j'accueille des familles dans ce gîte, répliqua Christine, outrée de l'insolence du frère de Louis. J'ai eu des gamins de quinze ans qui venaient d'un centre de redressement et des handicapés mentaux, je n'ai jamais rien eu à leur reprocher. Si à votre âge, vous ne voyez pas la gravité de la situation, je m'inquiète pour vous.

-Je me débrouille très bien, fit Ethan avant de repartir.

-Vous n'imaginez pas à quel point nous avons honte, fit la mère de Louis.

-Pour ma part, vous n'y êtes pour rien, il est suffisamment grand pour prendre ses décisions. De plus, Louis rattrape largement votre aîné, c'est un vrai passionné.

Un lourd silence s'installa qui dura tout le temps du déjeuner. Ethan ne s'y montra pas et resta dans sa chambre toute la journée. Louis préféra ne pas l'y rejoindre et bien lui en pris, puisque Christine l'emmena voir les vieux registres. Elle fut très surprise, mais heureuse de l'entendre lui demander des gants pour pouvoir les consulter.

 

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Jowie
Posté le 02/09/2018
Ophélie et Ethan se sont peut-être réconciliés, mais avec le comportement grossier d'Ethan envers l'inscription, je crois qu'on est repartis pour un tour. Vraiment, dans ce chapitre, il se comporte en grand insensible rebelle. Qu'est-ce qui lui prend ? Je ne pense pas que le lien avec Angeline se soit coupé (sinon, il n'y aurait plus d'histoire xD) mais c'est vrai qu'elle ne s'est plus montrée depuis un bon bout de temps...
En tout cas, je suis contente qu'Ophélie est toujours emballée par cette affaire de fantôme et que sortir avec Ethan ne l'empêche pas de s'intéresser aux recherches de Louis. D'ailleurs, j'ai été intriguée par ce que dit Louis à propos du fait qu'il dit avoir entendu Angeline parler avec quelqu'un... Christine ?
REMARQUES
Mais, j’essaierais de les retrouver. → essaierai
Mais, vous êtes sûrs que ça ne vous dérange pas… → je mettrais plutôt un point d'interrogation à la fin à la place des points de suspension
se lancer la dedans → là-dedans
D'ailleurs, tu l'as revu ? → revue (vu qu'on parle d'Angeline)
Je ne l'ai pas vu → vue
Tu l'as vu ou pas ? → vue
-Je l'ai entendu. → entendue
Il est dans un sale état, fit-il en désignant le banc → comme tu mentionnes Ethan juste avant mais que Louis est toujours là, on ne sait pas trop à qui se réfère le « fit-il »
Anna
Posté le 16/03/2017
Oh oh oh, Ethan en prend pour son grade ! J'aimerais bien que les gens qui ne respectent pas les traces historiques se fasse sermonner comme ça !
Bon, l'histoire n'avance pas trop dans ce chapitre, mais il est tout de même utilise u_u
Vivement les prochaines révélations ! 
sidmizar
Posté le 16/03/2017
Salut Anna !
 Ravi de te revoir par ici !
Effectivemment, ici, l'histoire marque un petit temps d'arrêt, mais le prochain chapitre devrait, au contraire, remettre un coup d'accelérateur...
 Quant au geste irréflechi d'Ethan, il ne le montre pas vraiment sous son meilleur jour... Il a plutôt tendance à réagir à l'instinct comme on le voit dans le 1er chap. où à peine arrivé, il cherche à draguer...
 À bientôt !   
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