COUPABLE(S)

Un silence effroyable s’abattit sur Hure. Les habitants se regardaient, la détresse au fond des yeux. La grande majorité d’entre eux n’avaient plus rien. Beaucoup de paysans avaient péri, laissant derrière une famille en deuil. Même un enfant y avait laissé la vie.

Face à la douleur, la meilleure chose à faire était encore de ne rien dire. Quels mots pouvaient être assez réconfortants pour atténuer la mort d’un proche ? Pour rassurer face à un foyer démuni ? Là où des mots maladroits auraient pu froisser, un regard compatissant et un signe de tête respectueux allaient droit au cœur.

On rassemblait les corps sur la place de l’église, les recouvrant d’un linge blanc. C’était la première fois depuis 20 ans que le village devait affronter une telle épreuve. Les larmes coulaient à flot mais la souffrance enserrait bien trop le cœur pour qu’ils aient la force de crier. La profonde tristesse, la colère, se terraient au fond de leurs entrailles et ne pouvaient pas être extérioriser dès maintenant.

La population de Hure entourait désormais les défunts. Les familles s’agenouillaient, main sur la poitrine, et les yeux se levant quelques fois au ciel. D’autres, le visage fermé, se résignaient à fixer les corps, victimes par excellence de la barbarie des Boétiens. Un fredonnement vint percer le silence de plomb. C’était un vieil homme, qui ayant soulevé son chapeau, commençait à entonner un hymne. Ses yeux clairs, d’un bleu azur, avaient pleuré la mort de sa fille. Par ses cheveux blancs, il incarnait l’ancienne génération, qui voyait pourtant s’en aller des personnes plus jeunes. Ô combien il aurait voulu partir avant, et laisser derrière lui les fruits verts, que lui-même avait planté. Sa voix grave avait fait trembler les esprits à la première note, mais apaisait désormais.

Il était autrefois chanté lors des batailles, lorsque les drapeaux épongeaient le sang des soldats morts et les pleurs des survivants. L’air grave de cette complainte se prêtait parfaitement à la situation, et comblait, pour un instant, le grand vide des familles endeuillées. Quelques gorges se joignirent à lui. Puis, ce fut Hure tout entier qui chanta. A l’unisson, d’une même voix, ils rendaient hommage à ceux qui avaient participé à la vie du village, d’une manière ou d’une autre. 

La chanson prenait les êtres au plus profond d’eux-mêmes. La mélodie sobre faisait vibrer les âmes et revivre les souvenirs endormis. Elle parvenait à consoler sans le vouloir. On entendit quelques gémissements, qui parvenaient désormais à se délivrer. Un homme religieux vint bénir les corps, tandis que les condoléances étaient adressées aux familles.

Bariza se tenait devant, et contemplait le terrible spectacle. Il connaissait chacun des défunts. Les larmes roulaient sur ses joues, toujours plus abondantes quand le sanglot d’un habitant se détachait des autres. Il savait que les événements s’étaient déroulés de la sorte, et qu’il n’y pouvait rien changer. Mais en tant que chef de village, n’aurait-il pas pu mieux faire ? Pourquoi n’avait-il pas pu empêcher ce désastre ? Rongé par la culpabilité, il ne trouva rien d’autre à faire que se faire proche des familles, et les aider dans la réparation de leur maison.

Donnant le mouvement, les autres habitants vinrent à sa suite, et déblayèrent tous les débris qui encombraient les espaces publics. Les demeures ayant subi le plus de mal se faisait arranger en priorité, sous des remerciements étouffés. Le travail avait toujours provoqué la solidarité et une certaine joie. Aujourd’hui, cet effort leur rappelait le drame. De pauvres tas se formaient au coin de chaque rue. Les morceaux récupérables étaient mis de côté, réservés aux plus malheureux. Avant que Hure ne puisse véritablement revivre, de longs jours s’écouleraient, pour effacer ce terrible épisode.

Bariza, avec l’aide de certains, s’était disposé à faire le compte des pertes de Hure, des décédés, des habitants se retrouvant démunis… Autant de constatations qui ne réjouissaient guère, et exacerbaient le bouleversement général.

Tandis que tous s’affairaient à la réorganisation du village, Hermance cherchait Aymeric. Lorsque les Boétiens étaient partis, prise d’une crise nerveuse, elle n’avait pu descendre du clocher. Une fois calmée, la jeune femme avait dû prendre sur elle pour ne pas tomber, à la vue des corps, juste sous elle. Ses mains s’étaient agrippées à la rambarde, et elle regardait, malgré elle, les draps blancs disposés sur les morts. Elle ne voulait cependant pas chercher les visages familiers. C’aurait été trop dur d’apercevoir ses proches autour d’une silhouette inerte. 

Hermance descendit donc, telle un fantôme. Elle ne savait pas ce qu’étaient devenus sa mère, son père, ce qu’avait pu faire sa fratrie… si Aymeric allait bien, lui aussi. Certainement qu’elle n’avait jamais été aussi blanche. Une nausée lui monta à la gorge, qu’elle refoula de son mieux. Enfin à la sortie de l’église, elle se confronta aux villageois sans vie. Son pas ralentit encore, minée par ces calamités. L’énergie qui lui restait la poussait cependant à ne pas rester statique, à agir.

Elle se dirigea vers la maison de son fiancé, toute tremblante. Celle-ci se situait juste à une rue parallèle à celle de l’église. Les dégâts avaient été colossales au centre, aussi la jeune femme espérait qu’il n’en serait pas de même un peu à l’écart. Mais en s’y rapprochant, elle voyait bien que toutes les maisons avaient subi une offensive similaire.

Enfin, la maison du jeune homme lui apparut. Les vitres n’avaient pas été brisées, mais la porte d’entrée, démolie. Hermance se tenait sur le pas, n’osant entrer. Aucun bruit ne sortait du logis et ce silence l’inquiétait plus que tout. Les bâtisses voisines rangeaient le désordre causé, et de nombreux allers-retours étaient effectués. Ici, rien.

Elle sursauta lorsqu’une voix l’interpella.

- Hermance…

C’était Aymeric. La jeune femme s’apprêtait à fondre en larmes devant cette vision. Ses lèvres tremblèrent et elle refoula un sanglot. Cependant, elle ne pouvait s’avancer vers lui. Une émotion trop forte la retenait, et son apparence la maintenait dans son inquiétude. Non, elle ne pouvait pas tout de suite être soulagée.

Une balafre barrait son visage poussiéreux. Il avait l’air à bout de force. Ce fut lui qui s’avança le premier, connaissant trop bien sa fiancée pour savoir qu’elle attendait de lui un rassurement. Doucement, il lui caressa les cheveux et la serra dans ses bras.

Hermance sentit que quelque chose n’allait pas. En plus du désastre, du moins.

- Aymeric, qu’y a-t-il ? chuchota-t-elle.

Dans le creux de son épaule, le jeune homme ne répondit pas aussitôt. Il prit une profonde inspiration et souffla :

- Ma mère a été tuée… les Boétiens l’ont poignardé…

La jeune femme n’eût même pas un hoquet de surprise. Sa respiration se bloqua et elle sentait la crise nerveuse revenir à grand pas. Avec le peu de volonté qui lui restait, elle refusa de se soumettre à la vague d’angoisse qui la menaçait. Aymeric avait besoin d’elle, et voir sa fiancée prise de panique ne l’aiderait pas le moins du monde. Elle le baisa sur le front et murmura :

- Je suis désolée…

Tout en pensant à sa famille, dont elle n’avait croisé aucun membre.

Adélaïde et Ephrem étaient restés sur le chemin, regardant s’éloigner la masse de poussière. Le cœur brisé, ils ne savaient plus que faire. Leur mère venait de partir, leur père pouvait être n’importe où où le danger avait fait rage, et Hermance n’était pas revenue depuis des heures. Les pires combinaisons se faisaient dans leur tête.

- Je crois… je crois qu’il faudrait prévenir Bariza… risqua Ephrem à sa sœur.

Agenouillée, elle ne répondit point. Mais lorsque son frère la souleva d’un bras, elle se laissa faire. Chose surprenante, elle se jeta à son cou, le serrant à l’étrangler.

- Jure-moi que tu seras avec moi pour la retrouver !

Le cerveau d’Ephrem mit juste une seconde à intégrer ses paroles, mais, sur les nerfs, Adélaïde répéta :

- Jure le moi !

- Mais oui, oui, bien sûr… Allons au village, maintenant, répondit-il d’un air docile.

Les humeurs de sa sœur n’avaient généralement pas pour habitude de changer aussi rapidement. Ephrem, l’esprit un peu brouillé, parvenait difficilement à suivre ses impulsions. Elle se détacha enfin, libérant sa poitrine compressée. Pâles, ils avancèrent sur la route, qu’ils avaient traversée guillerets le matin même.

Théophane passait en revue les corps. Aucun ne correspondait à ceux de sa famille, fort heureusement. Lorsque l’adolescent les avait prévenus, les autres paysans et lui, ils s’étaient tout de suite affranchis de leur tâche pour secourir Hure. Ils défiaient les ordres de Bariza, mais la nouvelle les affectait tant que leur esprit ne pouvait réagir autrement. Outils en main, ils avaient défendu les maisons attaquées, réalisant rapidement que la besogne était inutile. Voyant que leurs efforts ne servaient à rien et étaient anéantis en quelques secondes, Théophane commença à organiser les actions. Il proposait que des groupes de quatre paysans s’allient contre un Boétien. Les plus courageux l’avait rejoint. Cependant, cette idée, si brillante qu’elle fut, ne porta pas tous les fruits escomptés. Deux Boétiens avaient péri, un blessé, contre une vingtaine de villageois. Quelques richesses, que portaient les sacs des chevaux, purent être récupérées tout de même.

Peu rassuré, il se dirigeait vers sa maison, la peur au ventre. Certes, aucun membre de sa famille n’était parmi les morts. Mais, un peu à l’écart du village, son logis pouvait très bien avoir subi de graves dégâts, ne pouvant être déclarés au même instant que ceux du centre.

Il trottina, refusant de retarder une quelconque mauvaise nouvelle. Après une journée de labeur, ce paysan était généralement accablé de fatigue. Aujourd’hui, il n’y avait rien de comparable à ce qu’il ressentait. La bataille s’était déclarée bien plus rude que n’importe quel travail. Pourtant, il trouvait encore la force de courir. Si sa famille ne se trouvait pas présente chez lui, il ne savait ce qu’il pourrait éprouver. Cette pensée, bien trop atroce, il la repoussait, et priait avec toute l’ardeur dont il était capable pour les retrouver sains et saufs.

Quelle ne fut pas sa joie lorsqu’il aperçut trois de ses enfants, marchant difficilement sur le sentier. Son cœur s’apaisa, bien que sa figure ne montrât qu’un léger sourire. Pour un homme tel que lui, les émotions violentes, qu’il est impossible de ne pas extérioriser, se faisaient rares. Il voyait Armand, porté par Ephrem, et tous semblaient exténués. Mais ils étaient là, devant lui.

Il s’avança vers eux et les prit dans ses bras. L’étreinte, forte et protectrice, semblait ne jamais vouloir se défaire. Les larmes coulaient à flot et la question qui brûlait sur les lèvres de Théophane ne trouva pas tout de suite son chemin. Adélaïde, devançant son interrogation, sanglota, pleine de rage :

- Ils ont pris Maman… Je suis désolée… Je ne savais pas comment faire… Ils l’ont emporté…

Les bras du père se raidirent. Sa crainte, qui ne l’avait pas lâchée, se confirmait désormais. Il se sentit vidé de tout sentiment, la pensée de sa femme occupant tout l’espace. Ainsi, en plus des morts, ils avaient fait une prisonnière. Théophane fut bien trop peiné sur le moment pour laisser place à la colère. Ce qu’il fallait faire, à cet instant même, était simplement de réunir sa famille. Seule Hermance manquait. 

 - Vous m’expliquerez ce qu’il s’est passé tout à l’heure, dit-il d’une voix morne. Nous devons retrouver votre sœur.

- Elle doit être près d’Aymeric, si rien de grave ne lui est arrivé, supposa Ephrem, l’esprit logique.

La famille, incomplète, retourna donc au village, où Bariza finissait de faire les comptes. L’esprit vague, Théophane lui adressa un signe de tête. Il compatissait avec ses hautes responsabilités, qui l’obligeait à porter la faute du malheur. Cependant, alors que le chef de Hure l’aperçut, l’expression de Bariza devint effrayante. Sa peau foncée ne permettait pas de voir s’il pouvait blêmir. Mais ses yeux s’agrandirent, et tout son corps semblait pétrifié à la vue des nouveaux venus.

Tous continuèrent leur chemin, ignorant le coup d’émotion de l’homme, quand celui-ci se posta face à eux. Bariza posa sa main sur l’épaule de Théophane, lui agrippant à le lui broyer. Ils se toisaient du regard, absolument incapables de comprendre leurs réactions. Lentement, l’homme articula :

- Je l’avais vu.

Les épais sourcils de l’interlocuteur se froncèrent. Il dégagea doucement l’étreinte qui l’opprimait et demanda :

- Ne pouviez-vous pas intervenir ?

Immédiatement, Théophane avait su qu’il était question de Victoire. Si cet homme, si intuitif, avait vu sa femme, pourquoi n’avait-il pas agi ? La question avait franchi ses lèvres avant qu’il n’ait eu le temps de réfléchir, et, malgré lui, désirait véritablement la réponse.

- Ils l’ont emporté, maintenant. Mes enfants n’ont plus de mère, continua-t-il, alors qu’il demeurait sans réponse.

Le ton était glacial, son visage toujours aussi impassible. Certainement que ces mots étaient prononcés sous l’effet de l’action. Jamais il n’avait manqué de respect à Bariza, et il ne voulait pas commencer aujourd’hui. Ce petit écart exprimait simplement son désarroi, sa tristesse. Regardant plus attentivement sa figure, il vit une profonde désolation au fond de ses yeux. Non, ce n’était pas la bonne personne à qui faire des reproches. Le véritable ennemi ne se trouvait pas ici, en face de lui. Théophane se le rappela et sortit aussitôt de son attitude inadéquate.

- Pardon, dit-il. Je sais pourtant bien que vous n’y êtes pour rien.

Bariza tenta de parler, mais il ne réussit qu’à bégayer. Le laissant là, seul dans sa difficulté, la famille repartit, surprise de cet échange. Les corps de la place avaient été déplacés dans les maisons, les proches voulant se recueillir une dernière fois avant l’enterrement. Les rues se vidaient, et à présent on aurait pu croire à un village fantôme… L’après-midi touchait à sa fin, et aurait susciter un certain soulagement les autres jours quotidiens. Le soleil, lorsqu’il se reflétait dans le fleuve, indiquait toujours la fin des travaux, la rentrée des hommes des champs et des parents près de leurs enfants. Dans ces moments, les sourires se faisaient plus prononcés et la fatigue de la journée récompensée par la joie du soir. Aujourd’hui, encore une fois, les habitants savaient que ce serait différent. Le lendemain ne trouverait pas ce bonheur, ni les soirées suivantes. Mais pourquoi cette paisibilité se devait d’être changée ? Pourquoi si tôt ? Pourquoi les habitudes si douces devaient être à jamais brisées ? Une certaine lourdeur pesait sur Hure. Et ses habitants, bouleversés, ne pouvaient se faire une raison et comprendre cette horreur. Des enfants avaient perdu leurs parents, des parents leurs enfants, des frères des sœurs, des sœurs des frères… Si une famille perd un de ses membres, comment peut-elle continuer à vivre normalement ? Tout le village se trouvait amputé, et les heures plaisantes semblaient déjà loin.

D’ordinaires avenantes, les personnes que l’on croisait en cette soirée se contentaient d’un signe de tête à la vue de Théophane, où même d’un simple regard. Les yeux hagards n’étaient de toute façon pas propices à la conversation, et par ces miroirs efficaces, l’état d’esprit se faisait parfaitement refléter. Ce fut donc sans un mot que la famille traversa ces tristes maisons, et tomba finalement sur Hermance.

Au milieu de cette rue déserte, un couple était enlacé. Une bulle de bonheur au sein de la catastrophe. Adélaïde en aurait habituellement ri, comme elle l’avait fait la matinée même. Néanmoins, leur étreinte réconfortait et offrait de l’espoir après un tel déploiement de haine. Des larmes lui montèrent aux yeux. Ainsi, seule leur mère n’avait pas pu se sortir libre de l’attaque. En regardant en-dessous d’eux, ils pouvaient s’estimer heureux de ne pas avoir eu de mort. Mais que pourrait subir Victoire ? Y avait-il pire que la disparition définitive d’un être cher ? Bien que ses enfants l’aient vu partir vivante, qu’adviendrait-il après, lorsqu’elle serait seule face aux Boétiens ? Autant de questions auxquelles les réponses se faisaient vite douloureuses. La famille avait regardé Hermance, pensant à la terrible nouvelle à lui annoncer. Tandis qu’elle était encore soulagée d’avoir retrouvé son fiancé, elle allait devoir, dans quelques instants, se confronter encore au chagrin, à l’épreuve.

- Hermance…

Pour la deuxième fois, son nom avait été chuchoté de manière presqu’inaudible. C’était Adélaïde, qui avait trouvé le courage de l’interrompre. De nouveau, elle voulait prendre la responsabilité d’annoncer l’absence de Victoire. Mais les yeux de la jeune femme exprimaient tant d’inquiétude qu’elle avait déjà devancé sa sœur.

- Où est-elle ? Pourquoi n’est-elle pas là ?

Le menton d’Adélaïde trembla. Elle mettait toute sa volonté, cependant, pour ne pas verser de larmes. Se dénonçant comme la coupable de l’enlèvement de sa mère, elle désirait à tout prix s’infliger ce moment pénible. Les mots peinèrent à sortir de sa bouche, mais y parvinrent tout de même, d’une voix enrouée.

- Elle s’est fait prendre.

La phrase courte fut comme un coup d’épée porté au cœur d’Hermance. Sa main se posta tout de suite devant sa bouche, et elle demeurait incapable de réagir. Tout son souffle avait été coupé. Lorsqu’elle l’avait vu, seule sur la place, la jeune femme avait craint terriblement pour elle. Mais jamais elle n’aurait imaginé qu’elle puisse être faite prisonnière. Le risque qu’elle avait pris, les efforts qu’elle avait déployés avaient-ils servi à quelque chose, finalement ? Il y avait eu des morts, des vols, un enlèvement… Sa course et ses coups de cloche semblaient bien inutiles à présent.

Son père s’avança, la baisa sur le front et lui dit doucement :

- Reste près d’Aymeric si tu le veux. Mais rejoins-nous ce soir. Nous devons être ensemble.

Puis, serrant la main de son futur gendre, il encercla ses enfants de ses bras et repartit chez lui.

Théophane, d’une prudence sans commune mesure, avait toujours voulu garder les objets de valeur cachés. La renommée des Boétiens était connue de tous, et les malheurs n’arrivant pas seulement aux autres, les précautions avaient été prises dans son foyer également. Ne trouvant rien, les malfaiteurs avaient tout saccagé. Les meubles dont ils avaient hérité, sa femme et lui, durant plusieurs générations, avaient été renversés. Pour certains, le beau bois avait été fendu. On trouvait au sol les quelques assiettes en porcelaine cassées. Pour les Boétiens, cette matière ne devait être qu’ordinaire, mais aux yeux de la famille, qui ne mangeait qu’avec des couverts en bois, cela représentait tout un luxe. Le verre des fenêtres de l’extérieur brisé, les rideaux déchirés, les chaises de paille déchiquetées, témoignaient de leur échec à trouver la moindre pièce. 

Silencieusement, et de manière presque mécanique, la famille ramassa les objets renversés, réajusta le mobilier, dégagea la poussière, sans qu’une parole ne fut échangée au sujet de Victoire. Les réelles explications des faits devaient se faire au complet, avec Hermance.

Son absence irritait particulièrement Adélaïde. Elle ne comprenait pas comment son père avait pu la laisser avec son fiancé, alors que sa mère venait d’être enlevée. Sa sœur préférait-elle donc consoler Aymeric plutôt que sa propre famille ? Bien sûr, c’était sans savoir que le jeune homme, de son côté, avait perdu définitivement un être cher. Sans même supposer qu’Hermance avait donné l’alerte.

La mort dans l’âme, la jeune fille passait le balai, ne pouvant se détacher de l’idée qu’elle avait abandonné Victoire. Ephrem, quant à lui, prenait déjà les mesures pour remplacer vitres et rideaux. Au fond de lui, il voulait vite mettre du neuf, afin d’oublier toute la peur de ce moment. C’était son caractère. Prendre soin du rangement, du bien-être des autres, mettre de côté le mal, quitte à ce que ses sentiments personnels en pâtissent. En cet instant, il occupait ses mains, sa tête, tout son corps, pour ne surtout pas penser au malheur. Il se devait d’agir, bien que ses actions soient futiles. Les dégâts de sa maison effacés, il avait l’impression d’effacer, par la même occasion, sa souffrance. Alors qu’elle lui prenait tout son être.

Armand aidait lui aussi. Il avait redisposé quelques meubles et rassemblé les pièces inutilisables. Néanmoins, ses pauses étaient fréquentes, et il s’asseyait sur le sol, recroquevillé avec ses mains sur les genoux. Ce n’était pourtant pas un travail si fatigant. On aurait d’ailleurs dit que son épuisement était plus moral que physique. Il fermait les yeux, reprenait son souffle quelques secondes, et se remettait à la tâche. Il paraissait aussi âgé qu’un vieil homme, avec ses épaules courbées et son pli soucieux qui lui barrait le front. Mais jamais il ne parlait, et cette étrange attitude, seul lui en connaissait la raison.

Théophane vérifia si leur argent et objets de valeur se trouvaient toujours à leur place. Il prit un tabouret, encore en bon état, et monta dessus avec précaution. La petite plateforme trembla légèrement sous ce nouveau poids mais resta stable par la suite. Il ouvrit une trappe, située au milieu du plafond blanc. Étant assez bas, il était facile d’ouvrir et de fermer cette cachette. Cependant, la trappe ne servant qu’en de rares occasions, où la famille empruntait un peu de leurs économies, Théophane eut quelque peine à décoincer le mécanisme. Il lâcha pourtant, délivrant un nuage de poussière, à l’exaspération d’Adélaïde. Le pauvre tabouret tomba à la renverse sous cette impulsion, faisant chavirer le père de famille au moment près. Les enfants en auraient habituellement ri, mais ici, pas même un sourire ne vint égayer leur visage. Ephrem offrit son bras, et Théophane se releva, secouant ses cheveux bruns de la poussière. Remontant sur le tabouret, il chercha à tâtons la petite boîte en ferraille. Elle se tenait juste au-dessus d’une poutre, sur la gauche du trou creusé. Après s’être assuré de son contenu, plutôt que de la remettre à sa place, il la descendit avec lui. Adélaïde ne jeta qu’un coup d’œil, n’appréciant guère questionner son père sur ses intentions personnelles. Mais Ephrem, sourcils froncés, n'eût pas la même réflexion que sa sœur.

- Pourquoi la prends-tu avec toi ?

Toujours calme, Théophane regardait la boîte d’un air impassible. Il dit simplement, dans un léger soupir : - Des habitants en ont bien plus besoin que nous.

Son fils hocha la tête, un peu déçu malgré tout, mais ne contesta point. Quant à sa sœur, elle ouvrit de grands yeux, n’osant pas pour autant s’opposer à la décision de son père. Elle aussi avait contribué à remplir cette petite caisse, et des bijoux de famille se trouvaient là. Théophane avait-il l’intention de les donner également ? Elle resta cependant muette, faisant entière confiance à son père. Elle savait que, même si le chagrin le bouleversait, aucune de ses actions ne seraient effectuées sans une étude minutieuse.

Enfin, Hermance fit son apparition. Ses yeux montraient toute son agitation et ses mains tremblaient. Elle rentra timidement, lorsque tous avaient terminé le ménage. La jeune femme s’avança près d’Armand, assis depuis quelques temps, et l’embrassa sur la joue. Ce geste tendre ne lui fit pas pour autant ouvrir ses yeux noirs. Elle fit de même pour son père et Ephrem. Un lien particulier l’unissait à Adélaïde, autant qu’une relation tumultueuse. Mais l’incident du matin était déjà loin, et elle prit sa sœur par les épaules. Celle-ci ne leva pas son regard sur elle. Elle était partagée entre la rancune et la douceur. L’attitude d’Hermance lui faisait chaud au cœur, mais elle aurait voulu qu’elle soit avec eux dès le début. Au lieu de cela, elle arrivait sans avoir vu la maison en pagaille, sans avoir été présente lorsque Victoire avait été emportée sous leurs yeux et sans les avoir accompagnés sur le chemin.

- Tu t’es décidé ? Dit-elle avec une touche d’ironie dans la voix.

Les yeux d’Hermance s’agrandirent encore, mais elle ne s’emporta pas. Elle comprenait la remarque de sa sœur, qu’elle voyait sur le moment avec cinq ans de moins.

- Aymeric a perdu sa mère, je devais rester un peu, répondit-elle en lui ramenant une mèche rebelle derrière l’oreille. 

Adélaïde se tendit. Elle n’était généralement pas susceptible et n’avait jamais créé d’histoire pour des broutilles. A fleur de peau, elle aurait trouvé une parole sympathique de mauvais goût. Elle demeura les yeux dans le vide, tandis qu’Hermance se lança dans son récit. Elle passa sous silence son affreuse difficulté à respirer, et même sa peur, qu’elle estimait démesurée. Simplement, elle montrait sa tentative d’avertir le village et même de sauver sa mère, qu’elle avait vu sur la place.

Ce fut Ephrem qui lui expliqua la raison de sa présence. A l’écoute de son prénom, Armand eut un haut-le-corps mais refusa toujours d’ouvrir les yeux. Le jeune homme se perdait dans tous les détails de la mésaventure mais était bien incapable de réfléchir. Les larmes étaient prêtes à couler, aussi parlait-il le plus possible pour les empêcher de mouiller ses joues. Mais lorsqu’il arriva à l’enlèvement de sa mère, il ne put les retenir, et pleura franchement, pour la première fois de la journée. Hermance vint pour le consoler, bien qu’elle pleurât elle aussi. Adélaïde serrait les dents à s’en briser la mâchoire. Elle voulait s’excuser, se faire mal, tant elle s’en voulait. Elle resta sans rien dire, ne voulant pas accentuer leur peine, dont elle était la fautive. L’attitude de sa sœur lors de l’attaque la laissait complètement indifférente. Elle ne voyait que son abandon, à elle.

- Bariza nous attend, finit par annoncer Hermance après un moment de silence. Il veut s’adresser à tout le village.

Ephrem et elle séchèrent leurs larmes, les ayant délivrés d’un grand poids malgré tout. Adélaïde s’approcha d’Armand et le secoua gentiment. Il n’avait pas bougé d’un iota depuis un quart d’heure. La jeune fille ne tenait pas le moins du monde à se rendre à cette espèce de discours. Elle aurait bien voulu noyer son chagrin en restant chez elle, mais elle ne pouvait pas contredire les ordres de Bariza, surtout si toute sa famille suivait. Après quelques à-coups, Armand ouvrit enfin les paupières. Ils semblaient plus vitreux que d’habitude, mais pas une larme n’en avait coulée. Il regarda sa sœur dans les yeux, dont la dureté n’altérait nullement la jolie couleur. Elle demeurait renfermée, ruminant ses sombres pensées. Toute son implacable rudesse n’était dirigée que contre elle-même. Elle en avait simplement trop sur le coeur pour ne pas lancer quelques pics lorsqu’on la sortait de sa bulle de solitude. Adélaïde releva doucement Armand, qui ne cessait de l’observer.

- Ce n’est pas ta faute, chuchota-t-il.

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