RAVAGE

Au premier regard, elle resta comme paralysée. Ses membres ne répondaient plus à l’appel de son cerveau, si insistant soit-il. Quelques secondes s’écoulèrent durant lesquelles elle demeura raide et figée devant cette vision. Elle n’entendait que le lourd battement de son cœur contre sa poitrine. Tous les bruits alentours semblaient s’être évanouis à l’instant même où le nuage était apparu. Elle ne sentait que son sang se mouvoir à une vitesse impressionnante dans sa tête en ébullition, contre ses tempes. Elle ne voyait que la masse de poussière se déplacer à quelques distances de Hure.

Puis ce fut le déclic. L’instinct, le besoin d’agir, avaient remporté le parti sur la peur. Hermance laissant ses seaux, en en renversant un au passage, prit ses jambes à son cou et courut aussi vite qu’elle put. Ce n’était plus elle qui était maîtresse de ses actions, mais son corps entier. Il avait pris le contrôle de son être, si bien qu’elle ne se voyait plus courir.

La pente était rude avant d’accéder au centre du village et son souffle s’épuiserait rapidement. Mais l’adrénaline lui donnait une énergie inconnue et elle se résignait à oublier la douleur de ses poumons en feu. Les maisons des rues s’effaçaient à son regard. Ses yeux demeuraient fixés sur son seul objectif : le clocher. Ne conservant que cet angle de vue, tous les alentours lui apparaissaient comme une espèce de brouillard au coin de l’œil. Si bien, qu’une pauvre dame, marchant d’un pas fébrile, se fit bousculer au passage, se plaignant aussitôt des jeunes qui n’étaient plus de son temps.

Hermance se répandit en excuses sans arrêter sa course. Bien sûr, le village n’était nullement réputé pour sa grandeur, et elle parvint assez rapidement en son centre. Cependant, jamais elle n’avait été habituée à de l’exercice physique, sa santé l’empêchant d’accomplir quelque compétence. Ce qu’elle venait de faire fut donc de l’ordre de l’exception pour elle, et un effort inimaginable de toute sa volonté. Enfin, l’église se dressait de toute sa hauteur sur la place. Éblouissante avec la lumière du soleil, elle l’aveuglait presque. Sans hésitation, elle entra à toute vitesse dans l’édifice. Les fidèles dans la nef ouvraient de grands yeux étonnés devant cette jeune femme, d’ordinaire si distinguée. Du côté gauche de l’autel, une petite porte en bois donnait sur un escalier en colimaçon. Sa toux aurait bientôt raison d’elle, aussi, Hermance se dépêcha avant qu’il ne fût trop tard. Son cœur battait à tout rompre et il lui semblait qu’il résonnait dans toute l’église, si calme et silencieuse. Elle arriva sur la plateforme, à bout de souffle. Un dernier effort et le village serait averti. Elle puisa dans ses dernières forces pour tirer sur la corde de la cloche qui se fit entendre dans chaque recoin de Hure.

La cadence lente au départ n’alertait personne, excepté les quelques personnes de l’église, qui sursautèrent, ne comprenant décidément pas cette étrange intrusion. Au fur et à mesure qu’Hermance se faisait au geste, le rythme devint plus rapide. Quelques curieux se rassemblaient autour de la place, intrigués.

- Mais enfin que se passe-t-il ?

Hermance transpirait à grosses gouttes et priait pour que quelqu’un ait la présence d’esprit de regarder les alentours du village. Ce signal aurait normalement dû provoquer ce réflexe. Elle voulait avertir le plus de monde possible, mais les habitants ne semblaient pas disposés à prendre quelque initiative. Les muscles de ses bras brûlaient. Elle ne pouvait plus s’arrêter, ayant au ventre une surprenante ardeur.

- Qu’attendez-vous ? Appelez Bariza ! Qu’est-ce qu’il lui prend à cette fille ?

Un jeune garçon se mit à galoper vers la maison du chef de village, heureux qu’un événement vienne perturber le quotidien des journées. Cependant, une vieille dame, penchée à sa fenêtre de sa maison pittoresque, avait ouvert une bouche béate. Ses yeux écarquillés allaient sortir de leur orbite tant sa surprise était grande. En quelques secondes, cette brave femme reprit ses esprits, prenant conscience de la tournure que prenaient les événements.

- Alerte ! Regardez, à gauche de la Potame ! Un nuage de poussière arrive ! Regardez, hurlait-elle.

Sa voix forte et chevrotante couvrait presque le vacarme des cloches. Quelques habitants s’écartèrent des pâtés de maisons pour vérifier par eux-mêmes. Hermance angoissait. Pourquoi ne réagissaient-ils pas ? Enfin, Bariza surgit de sa maison, le jeune garçon sur ses pas. Des cernes bleus lui tombaient des yeux. D’ordinaire si calme, il marchait d’un pas précipité, comme si une force le contrôlait et lui dictait un mauvais présage.

- Un nuage de poussière dites-vous ?

- Oui M’sieur, même qu’il avance très vite !

- Et qu’attendez-vous pour évacuer ? Que chacun se terre dans sa maison ! Faites croire que le village est abandonné !

- Mais pourquoi Monsieur ? Que se passe-t-il ? demanda une mère de famille, un seau d’eau dans chaque bras.

Raide, Bariza fixa la femme de son regard ténébreux, et articula :

- Vous ne comprenez donc pas ? Les Béotiens arrivent. Faites vite.

Il ne lui avait fallu qu’un dixième de seconde pour comprendre et donner les instructions. Ses paroles provoquèrent une bouffée de panique sur la place. Des adolescents coururent à travers les rues pour signaler le danger. Innocents, ils criaient à tue-tête, sans aucune pensée pour un mal qui pourrait advenir, éventuellement. Les cloches jouaient en leur faveur pour que les habitants les croient sur-le-champ. Exténuée, Hermance s’arrêta. Dans leur élan les cloches continuèrent, puis ralentirent petit à petit. Qui allait prévenir sa famille ? Selon elle, la mise en place du plan avait été un peu trop longue. Le destin avait bien voulu que ce soit elle qui ait vu ces cavaliers arriver. Une autre personne n’aurait certainement pas réagi. En effet, grâce aux préventions de ses parents, elle connaissait l’existence de ces nommés Boétiens. La conduite à adopter en ce cas lui avait toujours paru claire : donner l’alerte. Pourvu qu’il ne soit pas trop tard…

Les hommes et femmes dans les champs, les maisons un peu à l'écart, les personnes parties sur le bord du fleuve, les enfants gardés… Combien avait entendu les cloches et ne connaissaient pas encore la menace ? Bariza voulut utiliser son cor, pour les prévenir tous, mais comment faire croire à un village abandonné avec un homme sonnant de cet instrument ?

Désormais les cavaliers étaient trop proches pour ne pas entendre. Il chargea néanmoins quelques hommes pour répandre la nouvelle, particulièrement dans les champs. Que les travailleurs y restent. Que les enfants des crèches se taisent à tout prix. Que ceux qui ont des caves se terrent dedans. Vite.

 

- Adélaïde, je t’en prie, reste auprès de ton frère, je vais chercher le médecin.

Armand, allongé sur le lit, suffoquait. Il était d’une pâleur inquiétante mais ces pommettes devenaient rouge sang. La sueur couvrait son corps frêle et ses yeux demeuraient hermétiquement clos, comme s’il affrontait en pensée le pire des cauchemars. Ça ne pouvait être la chaleur, il était habitué à bien pire. De plus, il se démangeait, et si on ne l’en empêchait pas, il s’en serait griffé jusqu’aux os. Avant que sa mère ne parte, pendant une fraction de seconde, il devint lucide. Ses yeux s’accrochèrent à ceux de Victoire, comme s’il la suppliait de rester, et il la retint par la manche. Puis, comme prit d’une nausée, il revint subitement à son délire et perdit toute force dans son bras. Sa mère lui caressa la joue, désespérée de le laisser.

L’adolescente le maintenait comme elle pouvait. Sa mère avait dû faire une pause, tant son fils mettait de force pour se débattre. C’était bien la première fois qu’une chose pareille arrivait. Avec autant de virulence, du moins. Effectivement ses crises ressemblaient plutôt à une espèce d’angoisse soudaine, à des tremblements, des crispations. Mais jamais, ô grand jamais, n’avaient-ils dû affronter de telles tensions. Pourvu que le docteur réussisse à le calmer…

Victoire se pressait, trop épuisée cependant pour courir à toute vitesse. Elle prenait l’air avant de continuer à combattre contre les démons intérieurs d’Armand. En outre, cela lui permettrait de savoir pourquoi la cloche avait retenti avec tant de frénésie. Et pourquoi Hermance tardait. Les derniers volets claquaient, les messagers rentraient chez eux, ayant fait de leur mieux pour avertir le plus de monde possible. Bariza se tenait bien droit, tendu, à l’intérieur de sa maison, tout au bord de sa fenêtre. Il surveillait du coin de l’œil l’arrivée des Béotiens. Il avait espéré toute sa vie qu’il n’aurait jamais affaire à eux. Mais rien ne pouvait les empêcher d’avancer. Il savait que même s’ils ne trouvaient personne, ils saccageraient tout.

Les efforts coûteux pour construire Hure pourraient être anéantis en un rien de temps. Dans le fond, comment pourraient-ils croire à un village abandonné ? Les maisons étaient entretenues, le puits fournissait l’eau nécessaire et les rues nettoyées. La cloche sonnée était, certes, le meilleur moyen pour avertir au plus vite, mais n’était certainement pas le plus adéquate pour la discrétion. Il était plausible que les cavaliers l’aient entendue…

Son plus cher désir demeurait donc qu’il n’arrive aucune mésaventure à quelque villageois. Il crut donc halluciner quand, à travers sa vitre, il vit une femme faisant irruption sur la place. Devenait-il l’objet de sa tension extrême ? Ne pensant qu’à sauver le village, son esprit fatigué le faisait-il voir ses craintes ?

Mais non. Il reconnut la silhouette de l’institutrice, d’ordinaire si agréable à apercevoir. N’avait-elle pas été prévenue ?

Le cœur de Victoire se serra. L’inquiétude montait petit à petit en elle. Elle regarda partout autour d’elle : personne. Il ne lui fallut pas plus de temps pour comprendre que les cloches avaient sonné pour mettre à l’abri les habitants. Et encore moins de temps pour en comprendre la raison. Les sabots des chevaux claquèrent sur les pavés de Hure. Des bruits de vitres brisées se firent entendre. Bien que les parents appliquassent leur main sur les bouches de leurs enfants, certains gémirent. Les cavaliers savaient désormais que ce village abritait encore la vie.

Hermance se releva d’un coude, face à toute cette cacophonie, juste assez pour que ses yeux voient sa mère, tétanisée au centre de la place. Ainsi sa maison n’avait pas été prévenue, et il fallait qu’un membre de sa famille ait eu besoin de sortir... Pourquoi les événements s’étaient-ils donc réunis pour que sa mère se retrouve au pire moment, ce jour précis ? Une bouffée de panique l’envahit. Comme elle, lorsqu’elle avait aperçu le nuage de poussière, Victoire demeurait statique. Si sa fille criait, elle allait se faire repérer. Elle ne pouvait pas descendre. Elle s’allongea sur la surface froide pour ne laisser personne la voir, et cria du fond de ses entrailles.

- Maman, cache-toi !

Ce cri fut comme un électrochoc sur Victoire. Elle sursauta, et se força à retrouver le contrôle de ses nerfs. Instinctivement, elle leva les yeux vers le clocher, d’où la voix avait retenti. Personne ne semblait y être, pourtant, elle eut la certitude qu’il s’agissait bien d’Hermance. Sa fille était donc l’auteur du son des cloches ? Cela faisait sens, en effet, quant à son retard prolongé.

Malgré ces pensées, la mère de famille se mit à courir, loin de la place, proche de sa maison où ses enfants étaient seuls. Désormais elle savait que sa fille aînée était en sécurité.

La jeune femme, tout là-haut, désespérait de voir sa mère prendre un tel risque. Les larmes coulaient sur ses joues. Comment pourrait-elle échapper à ces sanguinaires ? Comment aurait-elle le temps de prévenir les autres ? Elle fut secouée de tremblements à l’idée de retrouver ses frères, Adélaïde, et même son père, sans vie.

Les cavaliers défonçaient les portes des maisons et s’introduisirent sous les pleurs des enfants et les supplications de leurs mères. Leurs yeux, emplis de haine, ne regardaient que les richesses à prendre. Si par malheur un quelconque objet ou même un être humain se trouvait sur leur route, il passait au fer de son épée.

Des paysans prirent leurs outils de labourage et tentèrent de les arrêter. Ils frappaient leurs montures, derrière le cavalier, défendait leur propriété, si chère à leur cœur. Quelques-uns qui se trouvaient dans les champs quinze minutes auparavant venaient secourir le village attaqué. Malgré les recommandations de Bariza, quant à la nécessité de rester où ils étaient, ils n’avaient su demeurer inactifs. Au fond, ils savaient que la chance de défendre quoique ce soit était presque vaine, mais ils ne pouvaient se résigner à laisser le village aux mains des brigands. Leurs bras devaient aujourd’hui servir pour Hure.

Mais la petite population ne valait pas cette armée. Que vaut une faucille face au tranchant d’une épée ? Et une armure pour des bliauts ? C’étaient leurs derniers espoirs qu’ils essayaient de mettre en œuvre pour sauver leurs biens. Inutilement.

Ils prenaient tout. Arme dans le dos, ils exigeaient tout leur argent, toutes les richesses du logis. La vieille dame ayant donné l’alerte, refusa de se soumettre à cette violence. Bossue, elle se redressait pour regarder l’homme, cruel, droit dans les yeux. Son courage se voyait bien plus dans cette situation et dans sa volonté, que dans toutes les attaques des hommes. Le Boétien, sans pitié, enfonça son arme dans le ventre de la pauvre femme. Il n’avait pas cillé. Tel un automate, il s’empara des pauvres bijoux de la défunte, dont le sang s’écoulait sur le carrelage. Les cavaliers entraient par dix dans les maisons et ne cessaient d’affluer. Toutes les demeures étaient pillées, dépouillées, dénuées de toute propriété. Si quelque personne résistait, les épées abattaient. Le centre du village était maintenant sens-dessus-dessous. Voyant les paysans tomber un par un, le reste se résigna à baisser leurs armes, ne voulant pas faire plus de veuves et d’orphelins pour ce jour. Les habitants qui étaient rattaché à une famille se laissaient voler. Leur vie comptait bien plus que leurs biens. Hermance mordait son poing pour s’empêcher de hurler. La terreur, la révolte la submergeait et elle ne pouvait rien faire. L’horreur se déroulait devant ses yeux et elle était coincée. Où était sa mère ? Avait-elle pu rentrer ? Et Aymeric ? Avait-il eu la témérité de résister ? Les Boétiens étaient même allés dans l’église, volant le peu de richesses qui restait à Hure. La conquête des biens ne leur avait pas fait voir la petite porte en bois. Hermance était sauvée.

- Adélaïde, Ephrem !

Victoire rugissait, sa voix sortait du plus profond de son être. Elle n’était qu’à cent mètres. Pourtant, elle pleurait du désespoir de ne jamais revoir ses enfants. Elle avait couru tout du long, alors si épuisée avec son énergie déployée quelques instants plus tôt. Toutes les angoisses qu’elle avait pu ressentir au cours de sa vie s’étaient réunies en elle en ce même moment. Les muscles des jambes lui brûlaient et son souffle rencontrait quelque difficulté à trouver son chemin.

Son cri avait donné un écho, qui se répercutait dans les montagnes. Ephrem sortit, le regard interrogateur et anxieux. Le pli qui lui barrait le front savait bien avant lui qu’il se passait quelque chose de terrible. Le dernier espoir fou que tout va bien le faisait attendre.

- Allez dans la cave ! Allez dans la cave tout de suite ! Les Boétiens sont là !

Victoire ne bougeait pas. Elle ne s’arrêtait plus de pleurer. Mais son fils, comprenant le danger imminent, eut un sursaut et pâlit aussitôt. L’ordre était clair et désormais la panique dirigeait ses actions. Ephrem rentra, prit Adélaïde par le bras et commençait à l’entraîner. Comme à son habitude, elle refusait d’obéir sans savoir. Sous le coup de la peur, Ephrem la gifla et lui cracha presque au visage la menace de mort. Entre eux deux, il y eut une seconde où ils se regardèrent droit dans les yeux. Ils réalisaient ce qui venait d’arriver, cet événement que tous redoutaient, sans jamais vouloir l’étudier de trop près.

- Emmène Armand.

- Mais qu’est-ce que tu… ?

- Fais ce que je te dis !

L’adolescente sortit en trombe, et commençait à rejoindre sa mère sur le chemin. Ephrem se précipitait derrière la maison, son frère inconscient sur les bras. Il voulait sauver sa famille, même si Adélaïde s’arrangeait toujours pour compliquer la tâche. Lorsque la jeune fille sortit, une dizaine de cavaliers s’approchaient de sa mère.

- Adélaïde rentre ! ce n’est pas le moment de discuter !

- Mais je ne peux pas te laisser… je vais t’aider…

- Rentre, j’arrive je te le promets…

Un dernier regard, d’une intensité sans pareille, et Adélaïde courut. Elle savait bien qu’elle n’aurait pas le temps. La cave était dans les bois, derrière leur propre cour. À cheval, les hommes l’auraient rattrapée bien avant… Depuis son avertissement, elle avait bien l’impression qu’elle n’avait pas bougé. Pourquoi ne courait-elle pas ? Adélaïde était déchirée de l’intérieur, se voyant l’abandonner. La vision des Boétiens l’avait effrayé, bien qu’elle se mettrait la main au feu plutôt que de l’avouer.

Victoire avait perdu ses sandales dans sa course et ses pieds étaient couverts d’égratignure. Elle regardait sa fille partir au loin, tout juste à l’abri. Les cavaliers avaient ralenti, et se tenaient désormais à sa hauteur.

- C’est une bien jolie dame, dites-moi !

- Voilà qui plaira au roi… !

Tous s’étaient arrêtés et la regardaient, au bord de l’évanouissement. Tel un objet, l’un d’eux la souleva d’un bras et l’attacha à sa selle.

- Attendez… attendez, tentait-elle d’articuler.

Ses enfants venaient tout juste de rentrer dans la cave. La fraîcheur de ce lieu, généralement si agréable, leur paraissait bien lourd en ce moment. Adélaïde attendait, tremblante de peur et de fureur. La jointure de ses doigts devenait blanche tant elle serrait la porte. Elle ne pouvait se résoudre à la fermer. Cela signifierait une réalité trop dure à affronter.

Et Hermance ? Où était-elle passée cette idiote ?

Ephrem claqua la porte lorsqu’il entendit l’écho des vitres brisées, de leur propre maison. La jeune fille s’apprêta à le gifler à son tour mais sa main s’abaissa. Tout son corps luttait contre un surplus d’émotions, rarement ressenti. Elle était trop petite pour autant de colère, d’angoisse et de haine. Elle ne pouvait plus contenir le tremblement de ses jambes. Son frère qui s’était protégé le visage, rouvrit les yeux, voyant que la correction tardait à venir. Sa sœur agenouillée prenait sa respiration pour ne pas hurler et éclater en sanglots.

- Je l’ai laissée… Je l’ai laissée… Pourquoi je ne l’ai pas prise avec moi… J’aurai dû l’attendre... !

Ephrem restait la bouche béate. Il avait déjà vu sa sœur dans des colères noires, l’avait déjà vu s’énerver pour un rien, pleurer de rage, avoir peur étant enfant, culpabiliser quelques fois… Mais ici, c’étaient toutes ses visions qui jouaient avec ses nerfs. Elle n’avait plus aucun contrôle. Seule sa fierté l’empêchait de véritablement briser son bouclier.

- Et qu’est-ce que tu aurais fait ? Tu ne vaux pas grand-chose face à eux…

- Je ne l’aurai pas abandonnée.

Un moment s’écoula sans qu’un mot ne fût prononcé, sans qu’un regard ne fût échangé. Après cette déclaration, la jeune fille reprenait peu à peu de sang-froid. Ses tremblements s’atténuaient, et on aurait dit qu’elle était pénétrée par le silence de la cave.

- Il n’est peut-être pas trop tard… ? murmura-t-elle.

Son frère s’apprêtait à la faire répéter tant elle avait soufflé ses mots, mais son action fut si rapide qu’il ne tarda pas à comprendre.

Adélaïde rouvrit la porte et se jeta dehors. L’enchaînement d’émotions qui les avait secoués, sa sœur et lui, les laissait de quelque peu assommés. Ephrem suivait sa sœur sans réfléchir, et Adélaïde suivait ses instincts sans comprendre. Les ronces leur griffaient les jambes, les branches leur fouettaient le visage. Le désir de secourir leur mère les guidait, les aveuglait même. Que feraient-ils s’ils se retrouvaient devant les Boétiens ? Et s’ils étaient déjà loin, que pourraient-ils faire ?

L’ouverture extérieur de leur maison n’était qu’un cadre de pierre, où un rideau faisait guise de cloison. Il était déchiqueté. Tous deux traversèrent en trombe la maison, sans prendre garde au reste de mobilier, renversés dans tous les recoins. Seulement quelques minutes s’étaient écoulées depuis qu’Adélaïde avait vu sa mère. Tous deux étaient pris d’une fièvre folle, déchirés entre la peur et l’espoir.

Enfin sur le chemin, la poussière commençait tout juste à retomber. Les hors-la-loi galopaient loin de Hure, vers le nord-ouest. Il ne restait plus qu’une ombre d’eux, où pouvait-on distinguer, une femme juchée sur le dos d’un cheval.

- Maman !

Ce cri déchira le cœur de Victoire, emportée par les sanguinaires. Elle aperçut la silhouette de ses enfants, l’une tentant de courir, l’autre la rattrapant par le bras. Une larme roula sur sa joue, puis elle s’endormit, succombant à la douleur.

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