Origines de Sauteras

Voici une contrée reculée du reste du monde. Aucun territoire n’est uni, ni aucun peuple formé. La population y vivant se trouvait disséminée un peu partout dans cet espace, tout à fait dispersée. Des changements de reliefs sont observables au fil des régions, mais pas un seul nom n’en est donné. Les mers, les fleuves, les montagnes, les déserts, les forêts… autant d’éléments demeurant anonymes au sein du pays.

L’Histoire raconte que quatre jeunes gens, issus présentement de la région de Xéchasménos, ont permis de changer l’avenir du pays. Ils étaient quatre frères et sœurs : Typhaine, Blanche, Maxence et Lémant. Entourés simplement de la mer, tout au sud, de forêts et de plaines sableuses, plus au nord, chacun avait le profond désir de voir autre chose que ces paysages. La soif d’aventures et de découvertes les poussèrent à explorer plus loin ces terres. Par un travail prodigieux, ils parvinrent à réaliser la toute première carte de la contrée. Chaque côte, chaque arbre, chaque espace fut méticuleusement retranscrit sur une précieuse peau d’animal. Ils en réalisèrent plusieurs copies, toujours fidèle à la représentation de la topographie. Jamais cette carte ne quittait leur côté.

Lors de leur exploration, chacun d’eux était tombé sous le charme d’une région particulière. La délimitation de ces territoires fut indiquée, puis, partant pour leur terre bien-aimée, ils marquèrent le début de l’Histoire de Sauteras.

Attachée à ses origines, Typhaine resta dans le domaine de Xéchasménos. Blanche se dirigea vers la région Bounaise, faite de montagnes et de sources, tandis que Maxence, avide de silence et de paix, se réfugia dans la région désertique d’Eremos. Lémant, quant à lui, prit le riche territoire à l’ouest du pays, tout de forêts, de champs et de belles plaines, aujourd’hui la région de Média.

En tous lieux, des familles vivaient, parvenant plus ou moins bien à subvenir à leurs besoins. Personne, exceptée les quatre jeunes gens, ne se doutait de toute la richesse de leur pays, de toutes ses ressources et de toute sa beauté. Par des moyens différents et avec quelque coopération, Typhaine, Blanche, Maxence et Lémant organisèrent chaque région et fondèrent en chacune un royaume. Leur caractère ressortait au sein de leur terroir. Le calme et la sévérité de Tiphaine au large des côtes ; la joie et la bonté de Blanche dans les montagnes ; l’impassibilité et la ruse de Maxence au désert ; et le courage, la loyauté de Lémant dans la nature sauvage.

Les années passaient et les efforts mis en œuvre portaient leurs fruits. De véritables habitations virent le jour, de même qu’un système pacifique, basé fondamentalement sur des valeurs de justice et d’entraide. Le mot « misère » était inconnu. Bien que les ressources des régions varient, chacune trouva de quoi nourrir ses habitants, et de quoi l’organiser de manière efficace. Entre elles, la paix régnait, sans pour autant se considérer comme une patrie à part entière. Leur royaume demeurait leur préoccupation, mais pas la plus petite idée d’unité n’avait germé.

Cependant, alors que la renommée de la fratrie se faisait connaître, ainsi que l’essor acquis de façon si exceptionnelle, un pays voisin s’y intéressa au plus haut point. Il s’agissait d’Echtros, à l’est de Xéchasménos, de superficie équivalente par rapport à Sauteras. Néanmoins, leur puissance demeurait largement supérieure à celle des quatre royaumes. Bientôt, l’hypothèse d’une conquête de ces territoires naquit dans l’esprit d’un brillant général ennemi. Les échanges de marchandises se faisaient relativement rares entre les deux nations, ce qui ne les empêchaient aucunement d’être averti de la réputation de l’autre. En effet, le génie militaire d’Echtros était bien connu, de même que la pléthore du futur Sauteras.

La région de Média se disait être la plus prospère, mais se situait trop à l’extrême pour être attaquée. De plus, étant donné qu’un fleuve s’écoulait au centre du territoire de Typhaine, l’armée devrait le contourner et ne pouvait alors pas atteindre directement le domaine en question. La stratégie reposait donc sur le fait de prendre les régions une à une, ce qui ne ferait qu’augmenter le capital du pays en cas de victoire. Alors, l’armée d’Echtros se prépara. Toutes les armes furent aiguisées, les chevaux entraînés, et les soldats prêts à n’importe quel combat. Ils partirent avec des milliers de chevaux et de soldats, aussi effrayants que l’arrivée d’une tempête. Légères, leurs montures n’eurent aucun mal à traverser le sable, les montagnes et reliefs escarpés des royaumes.

Une fois Xéchasménos saccagée, l’ennemi s’avança vers la région Bounaise. Aucun repos n’était toléré, et le grand général misait absolument tout sur la vitesse de leurs attaques. Cependant, ils perdirent beaucoup de leur attirail lors du passage des monts élevés. La reine Blanche avait prévu des assauts spécifiques, connaissant la rudesse des roches à ceux qui n’y étaient pas habitués. Mais redoublant d’efforts, le royaume tomba entre leurs mains également. L’alerte avait été donnée au plus tôt à Maxence et Lémant, afin qu’ils puissent fuir, ou affronter la mort. Aucune hypothèse de victoire ne semblait inimaginable, et ces deux options étaient les seules proposées. Bien entendu, aucun des deux frères ne s’avoua vaincu, et chacun leva une armée, dans la mesure du possible. En effet, exceptés des outils d’agriculture et des chevaux pour transporter les marchandises, pas une arme n’avait été fabriquée, ni un animal dressé. La distance entre le royaume de Blanche et la région d’Eremos était considérable. Ainsi, Maxence disposait d’un peu de temps pour rassembler du matériel de combat, convoquer des hommes et élaborer une stratégie. 

Malgré leur espoir mutuel que la traversée du désert affaiblirait considérablement l’ennemi, Lémant proposa une alliance, afin de se rendre plus fort face à l’envahisseur. Confiant dans ses plans et persuadé qu’il pourrait triompher seul, son frère refusa toute collaboration. N’ayant jamais vécu quoique ce soit de semblable, il n’envisageait pas à quel point une bataille pouvait s’avérer autant destructrice. Tel fut son sort, lorsqu’Echtros parvint à la région désertique. L’ennemi subit néanmoins quelques pertes, ayant souffert de la soif et de la chaleur. En effet, la traversée du désert, avant d’atteindre la capitale de la province, leur avait été très pénible. Jamais l’armée n’avait autant souffert, durant les nombreux combats disputés, que de se trouver en plein soleil sans une goutte d’eau. Ils avaient également été pris par surprise, leur coûtant cher en nombre de soldats. Connaissant sur le bout des doigts chaque recoin du royaume, les hommes s’étaient cachés entre des falaises, attendant patiemment l’arrivée de l’armée. Alors qu’ils s’élevaient au-dessus d’elle, située en contrebas, ils manœuvrèrent de telle sorte qu’un troupeau de bison les heurta de plein fouet. Quelques sauvages de la région avaient donné leur aide. Accoutumés à ces troupeaux, ils avaient prévu de les rassembler dans une plaine surplombant l’armée. Un coup de trompe retentit, faisait partir la cohorte en furie. En plein élan, ces animaux écrasèrent une partie des soldats. Cependant, l’effet de surprise passée, Echtros reprit vite le dessus, s’emparant du territoire comme des deux précédents.

Honteux, Maxence n’adressa même plus la parole à son frère, et ne lui porta pas secours. Ces hommes se trouvaient de toute façon dans l’incapacité de se battre. Les morts avaient été nombreux, et toute la population ressortait terriblement accablée de cet événement. L’échec avait été cuisant pour le roi, se retrouvant seul avec son orgueil, se refusant à le laisser de côté. Il avait vu cette bataille comme une sorte d’amusement, et réalisait à présent l’enjeu de cette succession de combats… Sa fratrie et lui faisaient bel et bien face à une guerre.

L’armée ennemie touchait enfin au but. Elle commençait néanmoins à s’affaiblir après de si longues batailles. Il fut décidé qu’elle prendrait quelques jours de repos, au sein même de la ville de Jerash, capitale de la région d’Eremos. Humiliés et déshonorés, les habitants ne se firent que dureté et rancœur. L’hostilité était à son comble, mais largement supérieur en nombre et puissance, Echtros subvenait à ses besoins sans aucune difficulté, bien que l’aide ne se donnait que par contrainte.

Alors que Lémant se préparait au pire, Maxence, plus malin que combatif, établit une rude stratégie. Le dialogue ne fut pas renoué avec son frère, mais sa fierté ne pouvait tolérer plus longtemps l’attitude de l’ennemi dans son propre territoire. Même en guerre, certaines règles se devaient d’être respectées. Désapprouvant au plus haut point la conduite des autres soldats, et ne pensant qu’à sa vengeance, il fit parvenir des messages aux populations voisines, particulièrement aux royaumes de ses sœurs. Trois cavaliers d’Eremos partirent pendant la nuit, avec d’infinies précautions, dans le but d’atteindre les contrées éloignées. Le message qu’ils envoyaient de la part de leur roi se faisait relativement simple. Il incitait les hommes des autres régions à rejoindre Média pour l’ultime bataille, et ainsi grossir sa pauvre armée. Alors, plusieurs soldats se mobilisèrent, bien qu’un grand nombre renonçât à la bataille, l’estimant vaine. Les effectifs montèrent tout de même d’un cran, remontant de quelque peu l’espoir des habitants.

Une troupe rejoignit le dernier royaume, espérant que ce secours serait suffisant à le sauver. Cependant, de son côté, le roi Lémant avait également préparé de quoi se défendre. Un pays voisin du nom de Psaroï, royaume prospère, offrait de nombreuses qualités militaires. En effet, les hommes avaient été longuement entraînés, devant sans cesse se battre contre des brigands extérieurs, venus de l’est. Leur promettant une part importante des biens de son royaume s’ils leur venaient en aide, Lémant exposa la situation précaire où se trouvait l’ensemble du pays. Ce précieux soutien leur fut donné. La population de la région était alors multipliée par quatre. En outre, le souverain ordonna la construction de galeries en-dessous du palais, pour permettre au reste de la population de se réfugier sans être exposée au danger. Si cette cachette s’avérait utile, la bataille aurait pris un tournant inquiétant… Certes rudimentaires, ces souterrains pourraient rendre de nombreux services ; d’autant plus que les architectes avaient comme projet de les perfectionner lorsque les jours seraient plus calmes.

Les cerveaux des grands chefs inclus dans ce combat ne cessaient d’élaborer des stratégies, désirant à tout prix la délivrance. Tout leur espoir convergeait vers cette bataille décisive. Unissant leurs forces, chaque soldat ou paysan fut soumis à un dur entraînement. Ils apprenaient à manier l’épée, amélioraient leur capacité physique et comprenait de mieux en mieux les différentes techniques de combat. Le temps imparti se faisait relativement court, les généraux en étaient on ne peut plus conscients. Aucune autre option ne s’offrait à leurs yeux que donner aux hommes une instruction digne d’un soldat expérimenté.  Néanmoins, une certaine femme, présentant des dons étranges, pressentait un grand désastre. Il lui était difficile de s’exprimer tant ses visions étaient, paraît-il, terriblement intenses. Ces indications en furent assez pour préparer au mieux les soldats, sans répit. Cassandre avait parlé, tout devait être mis en place. Dans ces fragments de paroles, l’on comprenait que « le repos serait la perte de tout un royaume ». Jamais sa langue n’avait menti, aussi tous les habitants priaient pour qu’aucun élément ne leur soit fatal.

L’armée d’Echtros s’éloigna enfin du territoire de Maxence, tandis qu’une partie des soldats restaient sur place. Cela leur faisait perdre quelques précieux combattants, mais le général craignait trop le caractère révolté et têtu du roi Maxence pour le laisser seul, sans surveillance. La procédure avait été la même dans les autres régions, ce qui avait été vu au préalable. Le territoire dernier l’inquiétait simplement plus, et des soldats prévus pour combattre se retrouvaient présentement inactifs, à cause de cette précaution supplémentaire.

La longue traversée leur fut pénible, d’autant plus que le désert continuait encore à l’ouest de la région. Les hommes parvinrent à endurer ces conditions, mais certains chevaux, trop souffrants, furent abattus ou morts de soif. L’ennemi se trouvait alors faible lorsque, finalement, il parvint aux portes de la cité. De grands remparts entouraient la ville de Haliarte. Certaines autres villes avaient donné quelques résistances lors de la traversée, qui fut vite écrasée. La dernière étape pour la conquête de ce pays si riche se jouait ici, derrière cette immense forteresse.

Ces remparts avaient été érigés à l’initiative de Lémant, cherchant à protéger sa cité de toute attaque. Cette précaution, vue comme futile quelques années auparavant, avait été beaucoup moquée. Mais ce petit mal en valait bien la peine. Un brin de patience, et cette idée ingénieuse portait aujourd’hui ses fruits.

Le roi lança quelques ordres, aussitôt exécutés par les troupes. Vraiment, c’était chose impressionnante que de voir ces milliers de soldats se ranger, comme s’il s’agissait de machines connaissant l’emplacement exact où elle devait se disposer sur le sol. De parfaits carrés furent composés, et les hommes, bien droits, prêts à combattre. Auparavant, une porte en bois d’au moins trois mètres de haut devait être démolie, pour permettre à l’armée de pénétrer à l’intérieur de la ville. L’environnement désertique ne permettait cependant pas de trouver quelconque bélier pour faire céder un portail de telle envergure. Alors, le chef de l’armée, de façon symbolique, alluma un feu. L’immense chaleur qui régnait permit au bûcher de prendre aisément. Bientôt, tout le bois craqua sous les flammes dévorantes. Quelques pans de fagot tombaient, faisant éclater, pour un court instant, de puissantes étincelles. La chaleur dégagée fut bientôt si torride que les soldats du premier rang durent reculés s’ils désiraient que leur peau ne cuise pas. La soif de combat grandissait à mesure que la cité leur apparaissait, derrière l’ouverture brûlée.

Réduite en cendre, la porte n’opposait plus aucun obstacle à l’armée. Le chef, impatiemment, attendait que les dernières braises soient éteintes pour lancer ses soldats à l’assaut. Son sang battait si fort contre ses temps qu’il ne remarquait pas le silence anormal qui régnait au sein de Haliarte. Il ne lui restait qu’un peu de conscience, juste assez pour remporter la guerre contre Sauteras. Le reste de son être était commandé par son envie de combattre. Enfin, une dernière fumée s’envola vers le sud, signifiant la disparition du feu. Le cri du chef retentit. Le cognement de son cœur occupait toute son ouïe et ses autres sens étaient ensevelis sous sa passion déchaînée. A ce son, tous les soldats furent transportés vers l’avant. Dans un même mouvement, répété des centaines de fois, chacun serra son arme contre lui et fit démarrer sa monture.

La démarche était si parfaite, qu’on pouvait se laisser impressionner sans même esquisser le moindre geste de défense. Les chevaux se déplaçaient symétriquement, l’espace entre chaque était scrupuleusement respecté, les jambes des soldats se relayaient de façon tout à fait extraordinaire. Mais toute cette organisation fut révélée comme vaine. La ville pénétrée était déserte.

Le désarroi fut si grand que pas un seul des cavaliers ne bougea. Une brise légère souleva la poussière et quelques feuilles s’envolèrent. La pression, l’acclamation du début contrastaient avec cette tranquillité. Pas une trace de vie. Les muscles s’étant contractés sous la pression se relâchèrent. Quelques-uns échangèrent des regards tantôt confus, tantôt interrogateurs. Tous attendaient les ordres du chef, maintenant difficilement son calme. Comment cela faisait-il ? Cette ville était supposée être la plus riche de toutes les précédentes, et à la place voilà qu’ils se heurtaient à un désert ! Comment essuyer cette humiliation ? Ses pommettes s’empourpraient, plus de colère que de honte. Un murmure de fond commençait à se faire entendre. Personne n’aurait jamais pu imaginer un tel scénario. Un contestataire fit entendre sa voix, perçant le bruit général :

- Et que fait-on maintenant ! Les voix haussèrent toutes d’un ton. D’autres se joignirent à la protestation, transformant le silence en clameur générale. Les sourcils du chef se froncèrent d’un cran. Il était sujet à une féroce réflexion, et ses soldats ne lui permettaient d’en sortir aucun fruit.

- Plus rien ne sert de rester ici !

- Oui, allons-nous-en, renchérit un homme.  Je refuse à m’exposer à plus d’indignité !

 - Silence !

La vocifération lancée par le roi rétablit le calme en moins d’une seconde. Les respirations coupées, les soldats regardaient leur chef. Ses mains contractées sur la monture, il semblait aussi consterné qu’eux, sinon plus. Son cœur battait à tout rompre, et une peur invincible montait en lui. De grosses gouttes de sueur coulaient tout le long de son visage. Seul lui se trouvait dans cet état émotionnel extrême, et ses nerfs tendus ne lui donnaient que quelques secondes avant de tout à fait exploser. Cependant, tous les soldats avaient abandonné l’envie et l’ardeur du combat. Certains même avait laissé tomber leurs armes, dans un mouvement de colère. La pagaille avait cédé la place au cadre strict d’origine. Mais tous se taisaient, contenant leur rage. Le vent venait faire tinter la ferraille des armures, et le soleil brillait dans ce métal luisant. L’atmosphère annonçait pourtant une tempête. Pas à proprement parlé, étant donné le ciel d’azur qui s’étendait au-dessus des heaumes des cavaliers. Mais une tension inexplicable s’avançait, que le roi avait ressenti en premier. Tous les hommes alors le remarquèrent aussi. Ce bruit de tambour au loin, qui n’augurait rien de bon.

Un rythme régulier de pas d’une armée vint s’ajouter à cette musique macabre. Echtros en était désormais sûr. Une bataille se préparait et il n’avait été que le jouet d’une ruse rondement menée. Les regards éberlués des soldats finirent d’exaspérer leur chef.

- Mais qu’attendez-vous ? En rang, et au plus vite !

Ils avaient été trop lents à la mise en place. Une énorme pierre, lancée par une catapulte, vint déjà disperser les hommes. Bien que pris de panique, les soldats ennemis parvinrent à reprendre leur monture et à commencer l’attaque. Ou plutôt la défense, étant donné le retournement de situation. Une deuxième pierre s’écrasa au sol, faisant périr plusieurs soldats. Le hurlement des chefs de troupe faisait s’activer les hommes, de quelque peu désappointés. Une volée de flèches franchit alors les remparts de Haliarte. Les hommes d’en face, non usés par la fatigue d’un voyage, multipliaient les offensives. Il n’en fallut pas plus à Echtros pour comprendre que, s’ils restaient entre ses murs, tous seraient coincés. L’ouverture de l’ancienne porte n’était pas si large, et plus d’un trouverait la mort avant que toute l’armée n’en sorte. En effet, bien qu’habitués aux exercices de guerre et que la sortie des montures se fit sans embouteillages inutiles, d’autres pierres enflammées lancées par les catapultes firent périr des soldats. Les autres formèrent bientôt un carré parfait, digne d’impressionner l’armée adverse.

Mais elle, n’était-elle pas dotée de machines bien plus redoutables ? Dans leur périple, qui avait commencé dans la région de Xéchasménos, jamais Echtros n’aurait pu emporter de tels engins, sans en être profondément encombrés. Ainsi, ils se retrouvaient face à des appareils de grands calibre, capables de causer des dégâts aussi grands que la force de tous les guerriers réunis. Cette ville était-elle encore plus riche qu’on ne le pensait ? Un si petit territoire pouvait-il se doter d’aussi grands moyens ?

Les réponses à ces questions vinrent bien assez tôt. En jaugeant les rangs ennemis, le roi belliqueux remarqua deux bannières, bien distinctes l’une de l’autre. Effectivement, chaque royaume s’était assigné un drapeau précis : un lion sur fond rouge pour Xéchasménos ; deux taureaux tête contre tête pour la région Bounaise ; un ange sur différents tons de jaunes pour Eremos ; et un aigle en plein vol pour Média. Le fond bleu roi de cette dernière se détachait aisément du décor. Sa présence au sein des soldats était absolument normale. Néanmoins, à gauche, un autre étendard flottait au vent. Sur le fond blanc immaculé, douze étoiles dorées ressortaient, disposées en cercle, au centre duquel se dressait une épée. Jamais un drapeau ne lui parut si beau. Ainsi, Haliarte était parvenu à se procurer l’aide d’une autre nation, qui par ailleurs semblait puissante. Ses observations ne pouvaient continuer, devant céder place à l’action : les adversaires préparaient déjà d’autres boulets, tandis que plusieurs rangs de cavaliers se détachaient, courant à une vitesse folle. L’entrechoc risquait d’être gros.

Des milliers de montures dévalèrent la pente, et aucun bruit ne pouvait être plus inquiétant que celui-ci. Les sabots des chevaux martelaient le sol, le faisant trembler sous les pieds des soldats immobiles. Un nuage de poussière grandissait à chaque foulée, enveloppant l’ensemble de l’armée. Les lances, épées et armures offraient un concert métallique, douloureux à entendre. De son côté, Echtros avançait un millier de lances aiguisées, espérant résister de quelque peu à tant de virulence. L’onde sonore se rapprochait. Chaque homme se tenait crispé, tenant fermement leur arme entre leurs mains humides de sueur. L’angoisse ressentie à ce moment présent n’égalait en rien l’adrénaline des autres batailles. Celle-ci paralysait, empêchait toute réflexion et plongeait l’être entier dans une peur atroce. Pour la première fois, l’envahisseur se trouvait confronté à une véritable armée, capable de s’opposer et se défendre.

Devant les visages effrayés des soldats, la troupe de chevaux déferla sur les premiers rangs. L’élan avait été si impulsif, et l’énergie déployée si grande, qu’on eût dit que ces hommes étaient faits de coton. Écrasés, les guerriers offraient désormais un terrible spectacle. En trois batailles, jamais Echtros n’avait subi autant de perte qu’à ce moment. Cet événement ranima le reste des hommes de troupe. Leur stratégie militaire avait toujours été remarquable, et bien que, pris par surprise, ils ne savaient quoi établir, l’organisation se fit malgré tout. Les chefs, plus expérimentés, prenaient toutes les initiatives nécessaires. Ils tentaient de prendre des décisions plus rapides que l’ennemi, de retourner la situation, mais face à toute ces armes, l’armée n’en menait pas large. Ils étaient si encerclés que battre en retraite ne s’avérait même pas possible. Les supérieurs voulaient que, par des attaques agressives, l’adversaire s’affabilisât. Par ailleurs, leur réputation guerrière était bien connue, et même redoutable, tandis que la région de Média et ce mystérieux pays, absolument pas. Ne pourraient-ils pas alors reprendre vite le dessus ?

Sur l’autre ligne, la région de Média se laissait guider par le génie militaire de Psaroï. Bien entendu, toute la planification de l’offensive avait été révisée auparavant. Par la technique de l’annihilation, les soldats enveloppaient leur envahisseur et le cernaient de tous côtés. Leur intention était de former une pression insupportable et de lui interdire tout accès au monde extérieur. Au moindre affaiblissement, ils resserreraient et étrangleraient l’ennemi. De leur point de vue, ils avaient l’avantage de connaître le pays contre lequel ils attaquaient. Maxence, Blanche et Typhaine les avaient informés de leur stratégie, et, selon le roi d’Eremos, Echtros avait joui de bien trop de repos avant la reprise de la guerre. En effet, un entraînement se doit d’être intensif et ne tolère aucune trêve. Ici, ils avaient été des jours sans toucher la lame de leur épée, tandis que les soldats de Haliarte s’infligeaient un dur exercice. Une pause prise avant la victoire finale, rien de plus risqué et d’irréfléchi…

Le royaume estimait même avoir une avance supplémentaire sur le fait qu’ils se trouvaient sur leur territoire. Le sol et ses reliefs leur était connu, et étant sur place, ils avaient pu se fournir ses catapultes, d’une aide précieuse. Ainsi, ils se donnaient à cœur joie de faire pleuvoir sur les rangs ennemis ses pierres, quelquefois enflammées. Lémant, en particulier, avait bien conscience que cette bataille constituait le seul espoir de salut de son pays. Bien qu’il perdît une partie considérable de ses richesses - car il tenait toujours ses promesses – le rétablissement de la liberté de chaque région lui semblait être un intérêt infiniment supérieur. Les cœurs de ses soldats étaient envahis d’une ardeur nouvelle, ne pouvant être véritablement ressentie qu’en de pareilles situations. En effet, seul le péril engendrait le courage, qui était alors prêt à tout pour défendre sa terre. 

Le nœud formé s’étrécissait de plus en plus. Les soldats de la région de Média ne pouvaient le remarquer, mais les autres, habitués aux batailles, avaient bien senti que l’ennemi n’était pas au comble de sa force. Loin de prendre trop de confiance, les chefs militaires craignaient l’arrivée de renforts, ou une stratégie consistant à les épuiser. C’est pourquoi, sans cesse, les supérieurs criaient de ne surtout pas ralentir, de donner toute leur force jusqu’à la fin. 

Cependant, Echtros n’attendait rien du tout. Le pays n’avait pas la plus petite stratégie en tête et se demandait surtout comment ils allaient pouvoir sortir vivants. Désormais, l’erreur de prendre du repos avant de batailler se faisait beaucoup ressentir dans les rangs. L’armée si réputée pour ses glorieuses victoires se voyait écrasée par des soldats sans renommée. Cette honte, et le général le savait, perdurerait encore pendant des années avant d’être essuyée. Jamais il n’aurait dû laisser ses hommes sans entraînement, puis reprendre aussitôt. Bien que cruel, avide de pouvoir et de richesse, il conservait un certain sens du devoir. S’ils persistaient dans le combat, la moitié de l’armée trouverait la mort et son pays se verrait infliger une terrible correction. Si, en revanche, il choisissait de se rendre, Echtros conservait certaines chances de liberté. Bien sûr, les territoires conquis seraient remis, mais qui l’empêcherait de revenir avec une armée plus puissante ?

Le chef poursuivait ce raisonnement et regardait également ses guerriers, si lourds et gauches. Cette défaite lui coûterait bien cher, mais apparaissait comme la meilleure solution. Alors, le chef militaire arracha le bliaud blanc d’un soldat mort à ses pieds, et le dressa à l’aide de la hampe de son épée. C’était un piètre drapeau blanc, avec sa tache de sang au milieu, mais le symbole demeurait le même. Tandis que, du haut de son cheval, le général agitait l’étendard de fortune en direction du camp adverse, son second sonna de la trompe attachée à sa ceinture. Le pauvre, couvert de sang et de poussière, puisait dans ses dernières forces pour souffler dans l’instrument. Les ondes graves se propagèrent dans toute la plaine, emplissant les oreilles d’un son fort, mais de quelque peu reposant. Alors, Lémant, toujours sur son destrier, porta également sa trompe à ses lèvres. Il était fier et digne et ne laissait paraître aucunement sa fatigue. Les coups d’épée cessèrent peu à peu, et deux rangs se formèrent entre le chef d’Echtros et de Média. Celui-ci s’avançait patiemment vers son ennemi.

- Que si votre drapeau blanc est une ruse, une malédiction s’abatte sur ton votre pays !

- N’aie crainte. Je souhaiterais avoir encore des cordes à mon arc pour vous exterminer tous… Seulement, je me refuse à perdre davantage d’hommes. Fixe tes conditions, je les suivrai selon mon possible.

Certes, le chef d’Echtros dû fournir un effort presque inhumain pour prononcer ces paroles et mettre de côté son orgueil. Cependant, et malgré la stupeur des soldats, il s’engageait à respecter sa déclaration. Les termes fixés par le roi Lémant furent bien atteignables, sans marque d’injustice. Il désirait quelques prisonniers, -qui, par ailleurs, n’avaient pas ce statut- pour compenser les pertes qu’avaient subi la région. Les hommes volontaires ou désignés avaient donc le devoir de vivre en ce pays désormais et de l’aider de son mieux. Echtros devait retirer ses troupes des autres territoires et verser une certaine somme pour les dommages occasionnés. Puis, finalement, un traité de paix fut signé entre eux deux. Si jamais l’un s’attaquait à l’autre, plus aucune règle de guerre ne serait prise en compte, et le massacre serait alors autorisé. Pour le retour d’Echtros dans leur pays, qui s’avérerait être difficile par suite d’une telle bataille, Lémant alla jusqu’à subvenir à leurs besoins en nourriture.

À la suite de leur départ, la région de Média fut en deuil pour plusieurs jours. De nombreuses femmes se retrouvaient veuves, et même plusieurs enfants orphelins. Elles qui avaient participé de tout leur possible à l’effort de guerre se voyaient punies également. Les immenses réserves de pierre, servant aux catapultes, avaient été faites par ces femmes. Elles avaient accompli tous les services nécessaires au bon déroulement de la bataille. Les armes portées présentement à la ceinture des soldats se voyaient fonctionnelles grâce à leurs soins. Leur rôle, certes caché dans l’ombre, était en fait inestimable. Durant tout le combat, leur prière avait porté les soldats. Elles savaient, bien entendu, que plus d’une se verrait enlever un être cher à l'issue de cette guerre. Mère, sœur, épouse ou fille, la souffrance occuperait désormais la fin de leurs jours. Mais pour se reconstruire efficacement et pour arriver à un royaume prospère, une foule de personnes furent mobilisées afin d’aider ces gens en détresse. C’est ainsi que la caste des Thibétiens fut créée, à l’initiative d’un valeureux soldat, Thibault. Leur renommée se diffusa même dans les autres régions, si bien qu’un certain lien commençait à se former entre ces quatre territoires.

Après un tel affront, la fratrie décida de se réunir, pour la première fois depuis bien longtemps. En effet, l’unité entre les régions n’avait jamais été évoquée. Et pourtant, leur petitesse s’était faite bien ressentir lors de cet épisode tragique. Il fallait se rendre à l’évidence, un même pays ne pouvait demeurer plus longtemps divisé. Une simple alliance ne pouvait pas non plus être envisageable. Soudés, ils seraient bien plus forts et performants. Bien entendu, un seul pouvait désormais régner. Mais nul conflit n’eut lieu, car le roi était déjà tout désigné. C’était bien par le courage et le sang-froid de Lémant que tous avaient pu être sauvés. Il devint alors le souverain de l’ensemble du pays, que l’on nomma d’ailleurs Sauteras, ce qui signifie « sauveur ». Car ce nom semblait bel et bien être ce qu’avait été Lémant pour le peuple. Alors la région de Xéchasménos, la région Bounaise, la région d’Eremos et de Média ne formèrent plus qu’un. Les habitants se fondirent en une seule et même population, et devinrent si proches qu’on eût dit que ce pays avait toujours existé. 

Les autres, Blanche, Typhaine et Maxence, jouaient cependant un rôle important dans l’administration du territoire. Ils demeuraient attachés à leur province et servaient avec fidélité et dévotion le roi suprême. Bien que Sauteras dût offrir une part de ses richesses à l’issu de la bataille, il parvint vite à compenser le don généreux : chaque parcelle du sol se voyait exploitables, entre l’exportation des fruits savoureux aux marchés, la production abondante des céréales, la pêche et la chasse entre mer et terre et l’artisanat de la pierre, du bois et du fer. Une grande aire de paix naquit depuis ce jour, ainsi qu’une longue dynastie de rois, rivalisant de bonté et de justice. Cependant, comme dans tout pays prospère et harmonieux, le mal parviendrait à se frayer un chemin à travers l’histoire du pays. Mais ce malheur devra attendre encore de nombreux âges avant de ravager la terre de Sauteras.

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