Les journaux se déchaînèrent toute la semaine : il faut dire qu’ils avaient matière à alimenter de nombreux articles et ils ne s’en privaient pas. Après le départ de Gabriella Holstein d’Oldenburg pour les Etats-Unis, la famille du Duc de Wittgenstein avait quitté San Gavino le jour même de la parution de cette chronique qui avait mis le feu aux poudres.
Les avocats des Bourbon-Conti avaient entamé des recherches sur People and more, le magazine qui avait publié ces photos truquées.
Car les membres de la famille royale, tous présents lors de la réception, avaient pu confirmer que Teodora de Lothian ne portait pas ce soir-là la robe que l’on voyait sur les photos.
La famille de la jeune femme, tout comme celle de Marie-Caroline Von Straussenburg et de Gabriella Holstein d’Oldenburg avaient chacune publié un communiqué de presse visant à démentir les propos tenus par People and more.
Joachim de Bourbon-Conti avait, lui, demandé à son père de ne rien faire, en prétextant, qu’il était inutile d’ajouter une quatrième déclaration mais il avait chargé ses avocats de se renseigner sur le propriétaire du magazine.
Et c’est là qu’il avait été désagréablement surpris : en consultant le site internet de la revue, il avait constaté que son siège social était situé au Bahreïn et en creusant un peu, il avait compris qu’il ne s’agissait que d’une boite postale.
Les coordonnées de contact étaient une simple adresse mail dont l’hébergeur était une messagerie suisse ultra sécurisée.
Il n’était fait mention nulle part d’aucun membre de l’équipe de rédaction et la société, qui apparemment, possédait le magazine, était basée à Nassau aux Bahamas.
Les avocats de la famille royale poussèrent leurs recherches plus loin mais ils se retrouvèrent complètement noyés dans un dédale de sociétés offshore dispersées aux quatre coins du monde.
Iles Caïman, Antilles néerlandaises, Panama, Hong Kong, Malte, Samoa,…les pays choisis ne l’avaient pas été au hasard : ils figuraient tous ou sur la liste grise de l’OCDE ou dans la liste des centres financiers offshore établis par le FMI.
Le prince Joachim comprit alors que la revue people n’était qu’une diversion et que le but véritable du propriétaire, qui demeurait toujours inconnu, était d’échapper au fisc, blanchir de l’argent sale ou encore contourner des sanctions internationales.
Le jeune homme se plongea alors dans l’examen des dossiers qu’il avait géré depuis son retour de Londres pour tenter de trouver un lien entre cette publication soudaine et les personnes avec lesquelles il avait travaillé précédemment.
Mais, tout comme ses avocats, le prince ne trouva pas les réponses à ses multiples questions. Au bout d’une dizaine de jours de recherches intenses, il décida d’effectuer une longue randonnée dans les montagnes situées à moins d’une heure de route du palais.
L’île de San Gavino, située entre les côtes de la Catalogne et la Corse, possédait des caractéristiques similaires à l’île de Beauté.
Elles étaient d’ailleurs surnommées les îles jumelles.
Montagne dans la mer, son point culminant se situait à deux mille neuf cent cinquante-trois mètres et son altitude moyenne de cinq cent soixante-quatorze mètres en faisait l’île la plus élevée des îles de Méditerranée.
L’île était divisée en deux parties plus ou moins égales par une longue chaîne montagneuse. A l’Est, la côte était sauvage, très découpée et parsemée d’une multitude de golfs au relief tourmenté uniquement accessibles en bateau.
Les Calanches de Taglio, au Nord-Est de l’île, étaient une copie presque parfaites de leurs jumelles corses de Piana : sculptées par le vent et la pluie dans la roche de granit rouge, elles formaient tantôt un ensemble saisissant d’aiguilles acérées dirigées vers le ciel, tantôt des blocs aux formes toutes plus surprenantes les unes que les autres.
La côte Ouest de San Gavino était totalement différente : là, il n’était plus question de rochers battus par les vents mais de plaines interminables, de pinèdes dans lesquelles se cachaient de luxueuses villas, de marécages, d’étangs et de nombreux vergers. Cette partie de l’île était celle où la culture fruitière était la plus développée et les plantations s’étalaient sur une bande côtière large d’un à dix kilomètres.
Mais, tout comme la Corse, de la plage à la montagne il n’y avait qu’un pas et les terres n’étaient pas assez nombreuses pour produire en très grande quantité. Les échanges commerciaux et les exportations étant relativement réduits, les producteurs avaient donc choisi volontairement de diminuer le rendement des terres et de proposer des fruits de qualité supérieure.
Les dernières statistiques indiquaient que les clémentines et les olives étaient les fruits les plus produits à San Gavino, loin devant l’amande, le kiwi, la prune, la pêche, le pomelo, l’orange, la pomme, l’abricot et le citron.
L’effondrement spectaculaire des ventes de kiwi, à cause de la concurrence toujours plus forte de l’Italie et d’un climat pas tout à fait adapté à sa production, avaient poussé les autorités a lentement abandonner cette culture au profit d’agrumes comme le pomélo ou le yuzu. L’unique producteur de ce fruit de prestige à mi-chemin entre le citron, la mandarine et le pamplemousse avait réussi à décrocher plusieurs contrats avec les plus grandes tables françaises.
Originaire de l’Est de l’Asie, le yuzu avait fait son apparition en France au début des années 2000, importé par de grands cuisiniers séduits par le goût unique de cet agrume d’exception. Produit majoritairement au Japon et en Corée, il était de ce fait un produit haut de gamme difficile à trouver. Le ministre de l’agriculture de San Gavino avait trouvé là l’occasion de faire de son pays une nouvelle référence en la matière et à présent, de nombreux touristes réservaient une table dans les restaurants des palaces de la capitale où les meilleurs chefs du monde avaient élu domicile.
Si le pays était réputé pour produire des fruits de luxe, il était également reconnu pour la beauté de ses paysages et plus particulièrement de ses forêts.
Matra était la plus connue et c’est cette destination que le prince Joachim avait choisie. Il avait refusé d’être accompagné mais il n’avait pas pu empêcher quatre membres de l’équipe de sécurité du palais de se poster à l’endroit où il débutait et finirait sa randonnée.
Le jeune homme savait que son père serait furieux quand il apprendrait qu’il était parti seul dans la forêt mais il en avait besoin : il avait besoin de se couper du monde un moment, de se retrouver seul pour laisser tomber pendant quelques heures ce masque qui devenait de plus en plus lourd à porter.
Joachim suivit un sentier pendant environs cinq kilomètres et il se détendit petit à petit en profitant du silence qui l’entourait.
La forêt de Matra s’étendait sur trois mille hectares, c’était un vaste lieu vert où foisonnaient de nombreux arbres à perte de vue : chênes, hêtres, houx et pins laricio…
Perdu au beau milieu de cette végétation paisible l’héritier de San Gavino se focalisa sur son but : les splendides cascades naturelles cachées au beau milieu de la forêt.
Elles n’étaient plus accessibles même pour des randonneurs confirmées depuis plusieurs années en raison de multiples accidents et le jeune homme y venait souvent pour se ressourcer loin de l’effervescence de la capitale et du palais royal.
Le sentier avait disparu : à présent, le prince Joachim devait escaler de nombreux rochers, traverser un petit torrent et slalomer entre les arbres avant d’atteindre son petit havre de paix.
Lorsqu’il faisait très chaud, comme c’était le cas ce jour-là, il aimait se baigner quelques instants dans l’eau fraîche des nombreuses petites piscines naturelles du site.
Un mince sourire se dessina sur le visage de Joachim lorsqu’il aperçut sa destination finale.
Il retira rapidement son t-shirt et son short et, après un moment d’hésitation, il choisit de ne pas garder son boxer de bain. Il se glissa ensuite rapidement dans l’eau en frissonnant et il essaya alors de faire le vide dans son esprit. Durant quelques minutes il y parvint assez facilement : immergé ainsi dans l’eau, il se sentait en parfaite symbiose avec la nature. Il avait incliné la tête en arrière pour la laisser reposer sur un rocher et il avait fermé les yeux. Il ne pensait plus à rien et il laissa la nature environnante l’embraser pour être en totale communion avec ses sens. Le vent léger, en caressant son visage, le fit frissonner et il apprécia la chaleur des rayons du soleil qui venaient réchauffer sa peau.
Mais très vite, le murmure de la cascade fut remplacé par des cris stridents.
Le prince savait qu’ils n’existaient que dans sa tête mais cela suffit pour briser le sentiment de bien-être qu’il avait ressenti quelques instants auparavant.
Les flammes, la chaleur de l’incendie, les hurlements, ces images revenaient sans cesse le hanter et il lui était impossible de les oublier car elles étaient gravées dans sa chair à jamais.
Et son père qui avait tout fait pour que personne ne sache…
De rage, il tapa violemment du point dans l’eau. La colère et le désespoir l’envahirent tandis que d’autres flashs le submergèrent : le cadavre de la cousine de Gabriella, les débris, le feu, l’épaisse fumée âcre qu’il croyait encore sentir autour de lui…
Il sortit précipitamment de la petite piscine naturelle et il s’allongea sur sa serviette de bain en tremblant.
Dix ans après, il n’arrivait toujours pas à oublier.
Seules Louise et Eugénie savaient. Parce qu’elles le connaissaient trop bien et qu’il n’avait pas réussi à leur mentir. Terrorisé à l’idée que son père ne s’en prenne à elles, il leur avait fait promettre de ne jamais en parler à qui que ce soit. Et elles avaient tenu parole. Leur présence discrète tandis qu’il se morfondait dans sa chambre lui avait permis de ne pas sombrer totalement mais depuis dix ans, dix longues années, il se sentait tel une coquille vide.
Il ne pouvait même pas se confier à ses frère et sœurs car ils ignoraient qu’il avait été présent ce jour-là et il avait été obligé de leur mentir.