Juste, enfin, put profiter d’une « trêve » passagère : Victoire songeuse et soucieuse ne l’embêta plus outre mesure, elle avait « d’autres chats à fouetter ». Victoire, routinière, ordonnée, devait commencer à se sentir dépassée par les évènements. Moi… je menais ma vie telle que je l’avais toujours menée, ou plutôt laissé me mener ; non, je n’étais pas inquiet, plus curieux qu’autre chose, et dans l’attente des rebondissements de cette affaire.
Le quartier, enfin, commençait à changer, à se se colorer, et ce n’était pas pour me déplaire.
Les articles, dans le journal, ne passèrent pas inaperçus. Le quartier fut pris de frénésie. On ne pouvait plus faire un pas hors de chez soi sans se mêler à toute une foule bruyante et gesticulante : il y avait des journalistes maigres et nerveux, de gros rougeauds apathiques et antipathiques au regard luisant, et tout ce beau monde vrombissait du petit matin jusqu’au soir.
Un jour, je remarquai un grand échalas dans la cour de mon voisin. Je crus d'abord qu'il s'agissait d'un dernier écrivaillon un peu tenace, mais... sa silhouette me parut curieusement familière. Pourtant, j'en étais persuadé, je ne le connaissais pas ; du moins, son visage m'était tout à fait étranger. Il attendait l'air de rien sur le perron, appuyé sur la canne d'un vieux parapluie. Lorsqu'il me remarqua, ses yeux s'arrondirent d’une étrange façon et il souleva son chapeau pour me saluer.
« Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur... », commença-t-il avec un fort accent étranger.
Je m’approchai prudemment du jeune homme.
« C’est à propos de la fille… ? fis-je. Écoutez, je n’ai rien vu, rien entendu, et je n’aime pas trop les journalistes. »
Il me fixa un moment, comme s’il peinait à me comprendre, puis eut un petit rire nerveux.
« Non, non, vous vous méprenez… Je ne suis pas ici pour… eh bien, pour ce qui se passe, quoi que ce puisse bien être... ! Je suis un cousin éloigné de Ian.… Ian MacDowell. Il se trouve que je n'ai pas eu de ses nouvelles depuis quelques semaines et je commence à m'inquiéter de son silence... ».
Je haussai les épaules, vaguement surpris. Ian, mon voisin... Drôle de garçon, que j'étais bien en veine d'apercevoir de temps à autres tant il demeurait reclus. Parfois, c'était à se demander s'il occupait toujours sa maison. D’ailleurs, son « jardin » semblait ne pas avoir vu l'ombre d'une cisaille depuis bien longtemps, et tenait plus du terrain en friche qu'autre chose : les herbes folles poussaient de partout et arrivaient jusqu'au genou du jeune homme au parapluie. En observant ce dernier plus attentivement, je compris alors pourquoi sa silhouette m'était si familière : ils se tenaient de cette même manière, Ian et lui, un peu voûtés, le bassin en avant, comme incommodés de leurs jambes interminables supportant leur buste trop maigre.
« Eh bien... je ne crois pas l'avoir vu récemment », répondis-je, un peu méfiant.
Le jeune type fit un tour sur lui-même, survola du regard la rue derrière lui.
« Avec toute cette agitation, cela ne m'étonne pas. Ian avait choisi ce quartier pour sa tranquillité. Le bruit le rend malade. À l'heure qu'il est, le pauvre doit être cloué au lit ! .
— Avez-vous essayé d'entrer ? Peut-être devrions-nous vérifier qu'il aille bien...
— Le connaissant, il a dû s'enfermer... Mais vous avez raison. Essayons.
Le jeune homme saisit la poignée, l'abaissa... Il afficha un air penaud. La porte était fermée.
—C'est bien ce que je pensais, dit-il, pensif. Bon. Je ne suis pas pour l'usage de la violence, mais... une situation exceptionnelle requiert de grands moyens, n'est-ce pas ? »
Et, se ramassant sur lui-même, il donna un grand coup d'épaule dans la porte avec toute la force dont il semblait capable. Il y eut un bruit un peu mou suivi d'un grognement de douleur : le cousin, pas bien épais, rebondit presque d'un mètre en arrière sous le choc. Il tomba de tout son long et disparut un instant dans les herbes hautes, avant de se relever en s'aidant de la canne de son parapluie. Il épousseta ses vêtements, marqua une pause, le visage blême, puis eut un rire un peu gêné.
— Pardonnez-moi une fois de plus, vous devez me prendre pour une brute : je viens de me rendre compte que j’ai oublié de me présenter.
Il fit deux grands pas dans ma direction avant de me tendre la main, par dessus le muret.
— Dale MacDowell.
— Enchanté, fis-je en serrant mollement sa paume couverte de terre.
—Eh bien, cette porte est plus solide que je le pensais. Ou alors, j’ai largement sous-estimé ma force, mais cela m’étonne…, dit Dale MacDowell en rajustant sa chemise, démesurément trop grande pour son torse malingre.
Il se gratta le menton puis haussa les épaules.
—Bah ! À quoi devais-je m’attendre d’autre, de la part de mon cousin ? Ian est un garçon secret. Que sa demeure soit impénétrable ne devrait guère m’étonner…
—Restez où vous êtes, je vous ai vu !, glapit tout à coup quelqu’un d’une voix suraiguë.
Je reconnus les douces intonations de ma voisine, Victoire. Elle se tenait devant sa porte, un tuyau d’arrosage dans une main, noyant ses radis sous une trombe d’eau alors qu’elle fusillait Dale MacDowell du regard.
—En plein jour et devant témoins ! Vous ne manquez pas de culot, ajouta-t-elle, furibonde.
—Attendez, il y a méprise…
Mais Victoire se raidit davantage. Apparemment, l’accent de Dale ne lui plaisait pas.
—Vous n’avez rien à faire là, monsieur ! Je n’aurais jamais cru dire cela un jour, mais la police est dans les parages, qui plus est ! Je ne plaisante pas.
Je voulus intervenir, mais à peine eus-je fait un pas en avant que Victoire devint aussi blanche qu’un panais. Je devinai que la visite de Juste dans son jardin hier soir ne l’avait pas enchantée outre mesure… Ses radis, en attendant, tentaient tant bien que mal de surnager au dessus de la flaque d’eau qui commençait à se former sous ses bottes.
Dale, maladroitement, ôta son chapeau qu’il se mit à serrer de ses longs doigts pâles. Il se passa une main dans les cheveux pour se donner un air convenable, et, ce faisant, laissa une longue trace de terre au dessus de son sourcil droit.
—Si vous le permettez, commença-t-il timidement, laissez-moi tout vous expliquer. Oui, absolument tout, je vous mets dans la confidence.
Il fit un pas vers Victoire, puis continua, d’une voix plus basse :
—Je m’appelle Dale MacDowell. Je devine que ce nom ne vous est pas étranger, n’est-ce pas ?Enfin, si, il est étranger, mais… bref, vous m’avez compris. Car vous êtes une jeune femme perspicace, oui, je le devine. Vous avez cet air qui ne trompe pas. Je disais : je suis un cousin de Ian MacDowell… l’un de vos voisins. Sûrement pas le plus bavard, ni le plus sympathique, mais l’un de vos voisins quand même.
Victoire renifla avec mépris, mais son bras se détendit sensiblement ; l’eau cessa de noyer les radis pour s’abattre sur ses salades. Son intérêt avait été piqué.
—Il se peut que je connaisse… enfin, que j’aie déjà entendu, ou lu, ce nom quelque part, en effet, dit-elle prudemment. Où voulez-vous en venir... ?
Dale s’éclaircit la gorge. Sans doute commençait-il à comprendre qu’avec Victoire, mieux valait-il choisir ses mots avec soin.
—Ian et moi avons passé notre enfance ensemble, dans la campagne écossaise. Nous avons été, l’un pour l’autre, de fidèles compagnons de jeu. Puis… Nous avons emprunté des chemins différents. Je me suis embarqué sur les bancs de l’école, demeurant dans mon pays mais curieux d’apprendre votre langue et vos usages ; pour Ian, il en a été l’inverse, il a arrêté ses études, désireux de s’arracher à l’ennui de l’école, et son penchant plus aventureux l’a mené jusqu’ici. Ma vie d’adulte s’est révélée plus monotone et solitaire qu’attendu, je me suis mis à regretter mes jeux d’enfants ; la nostalgie croissant, j’ai décidé de reprendre le contact avec Ian, d’une manière ou d’une autre. Depuis quelques années… J’entretiens une relation épistolaire avec mon cousin et ancien camarade. C’est peut-être un peu « vieux-jeu », comme vous dites dans votre langue… Cependant, c’est le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour communiquer, lui et moi… (Car il n’est pas toujours évident de communiquer avec Ian). Mais voilà... cela fait plusieurs semaines déjà que je n’ai plus de ses nouvelles. Pas la moindre lettre, rien. J’ai même trouvé le courage de l’appeler, voyez-vous… il n’a jamais répondu. (En temps normal, ce n’est certes pas inhabituel, qu’il ne réponde pas… Mais…). J’ai insisté, et insisté, tant et plus… Rien. Alors, je suis parti. J’ai voyagé. J’ai traversé la Manche. Et me voici, inquiet, sans nouvelles, livré à moi-même, dans ce curieux pays plus gris que vert…
Victoire fronça les sourcils mais parut se montrer mieux disposée à l’égard de ce jeune homme, certes étrange et étranger mais poli et cultivé.
—Ian MacDowell, dites-vous ? Mon voisin ? Oh, je ne le connais pas personnellement, mais je crois savoir de qui il s’agit. Le pauvre garçon vit dans une masure ! Et il n’y a rien, absolument rien à sauver de son jardin, si on peut appeler ça un jardin… Oui, vous avez raison, c’est mon voisin, et je le déplore… Je suis malheureusement bien mal entourée, ajouta-t-elle en me fixant d’un regard oblique.
De toutes nos petites maisons, celle de Ian était, en effet, la plus mal en point, avec sa façade grise, lézardée de fissures et ses volets branlants et décolorés. Elle semblait coincée entre les deux pavillons voisins, comme une excroissance ayant fait sa petite place tant bien que mal, et dont l’existence relevait du miracle.
—Malgré tous ses défauts, votre cousin n’est pas sourd, que je sache, reprit Victoire. Cessez donc de tambouriner contre cette porte : vous voyez bien qu’il n’est pas chez lui !
—Il n’est peut-être pas chez lui, répondit Dale gravement. Je suis un homme de certitudes. J’ai besoin de comprendre ce qui a pu se passer. Cette maison, cette masure, comme vous l’appelez, c’est tout ce que j’ai de mon cousin. Je dois y entrer.
—Il suffit de le demander poliment.
Prenant enfin conscience de la complète submersion de ses laitues, Victoire s’empressa de fermer l’eau avant de s’engouffrer chez elle. Elle revint quelques instants plus tard, un trousseau de clefs rouillées dans les mains.
—Votre cousin a malgré tout assez de bon sens pour savoir bien s’entourer. Il y a des années, il m’a demandé de conserver le double de ses clefs, comme il est un peu tête en l’air (ce sont ses mots) et qu’il craignait de les égarer. Les voici !
Victoire victorieuse brandit les clefs devant le long nez d’un Dale ébahi.
— Voilà, monsieur, fit-elle après avoir ouvert la porte.
— Vous faites preuve d’une efficacité redoutable, madame…, répondit Dale à mi-voix, les yeux ronds.
— Madame ? Vous pouvez m’appeler Victoire, vous savez.
— Non, je ne le savais pas. Et vous, comment puis-je vous appeler ?, fit Dale en se tournant vers moi.
J’eus un rire un peu gêné.
— Moi, ne m’appelez pas. Je ne fais que passer.
Et, disant cela, je tournai les talons pour rejoindre mon antre. Dale, aussitôt, courut vers moi.
— Attendez, attendez ! Je veux que vous soyez-là, s’écria-t-il en attrapant ma manche.
Je le regardai, interdit. Il garda les yeux rivés sur ses chaussures qu’il se mit à essuyer de la pointe de son parapluie.
—Je veux que vous soyez-là quand j’entrerai, s’il vous plaît.
Je haussai les épaules.
—Oh…
Je compris, avec un peu de retard, que derrière le flegme tout britannique de Dale MacDowell se cachait l’angoisse, légitime, de ce qu’il pourrait découvrir en pénétrant la maison d’un cousin qui n’avait pas donné signe de vie depuis trop longtemps déjà. Et, c’est la gorge un peu nouée que je décidai de prendre le peu de courage que j’avais à deux mains, et de suivre ce jeune homme que je ne connaissais pas…
—Attendez, tous les deux ! Je viens moi aussi, s’exclama Victoire en trottinant jusqu’à nous. Je veux m’assurer que vous ne dérangerez rien là-dedans, ajouta-t-elle de son ton sévère et inflexible, et que vos intentions sont les bonnes…
Dale se tint un instant devant la porte, la main posée sur la poignée. Il se retourna et nous fixa gravement, tour à tour, Victoire et moi. Il nous fit signe de nous rapprocher et articula d'une voix solennelle :
« Si l'un de vous deux a des scrupules, ou ne se sent pas à l'aise à l'idée de pénétrer le domicile de mon cousin, il est encore temps de faire marche arrière. Rentrez-chez vous, retournez à vos affaires, et faites comme si vous n'aviez rien vu. En revanche, si vous êtes déterminés comme je le suis à découvrir le fin mot de cette histoire — et je serai ravi de vous avoir comme compagnons d'enquête – eh bien... je ne peux que vous inviter à me suivre... à la condition que vous fassiez preuve de discrétion ».
Ses yeux n'avaient pas quitté Victoire alors qu'il prononçait ces dernières paroles. Cette dernière soutint son regard puis s'exclama vertement :
« Eh bien, oui, évidemment ! Pour qui me prenez-vous ? Je n'irai pas parler à la police, je me fiche bien de ce que vous faites ! ».
— Je ne vous accuse de rien. Mais, (et je parle par expérience), je sais à quel point il peut être difficile pour certains de faire fi des lois, des règles, aussi arbitraires et stupides puissent-elles être, ou de reconnaître que le caractère exceptionnel d'une situation demande, parfois, à ce que nous agissions de manière un peu... nouvelle. Je ne sais pas encore ce que nous trouverons derrière cette porte. Peut-être trouverons-nous Ian, bien portant, «bon pied bon œil », comme vous dites dans votre langue. Peut-être trouverons nous Ian dans un… sale état. Peut-être même (et j’espère de tout cœur me tromper) le trouverons-nous dans un état qui nous permette à peine de l’identifier avec certitude… Peut-être, enfin, trouverons-nous rien, juste une maison vide… Bref. J’aurais probablement dû appeler la police. Ne pas m’impliquer, personnellement, dans cette drôle d’histoire – ne pas vous impliquer non plus. Ne pas prendre de telles initiatives… Mais encore une fois : c’est une situation exceptionnelle, et je me dois d’agir de manière, disons… peu orthodoxe. Pour en revenir à vous, Victoire : je me trompe peut-être, mais je crois que vous êtes une femme de principes, (principes un peu rigides, peut-être), et je ne voudrais pas vous impliquer dans des actions qui pourraient aller à l’encontre de ces principes…
— J’ai pour principe de toujours vouloir connaître la vérité, aussi terrible soit-elle, répondit Victoire fermement. Alors, laissez vos doutes à la porte – littéralement !
Dale sembla quelque peu rassuré. Il prit une grande inspiration pour se donner du courage, et, lentement, actionna la poignée. La porte s’ouvrit en grinçant sur un couloir sombre, gris et nu, que nous pénétrâmes tour à tour, en prenant bien soin de rester derrière Dale. Je repérai aussitôt l’interrupteur, que j’actionnai.
« Pas de lumière ?, marmonna Victoire.
—Si, regardez...
Tout au fond, une misérable ampoule nue, pendue au plafond au bout d’un fil, sembla tressauter quelques instants avant de diffuser un maigre halo de lumière bleuâtre, qui n’éclairait rien d’autre qu’une araignée solitaire et sa toile.
Victoire fit une grimace.
« Eh bien ! Votre cousin a le sens de l’accueil... ».
Nous avançâmes prudemment, presque intimidés... Au milieu du couloir, sur notre gauche, s’ouvrait un petit salon, au mobilier pour le moins rudimentaire : un vieux canapé raide et passé de mode, une table en bois foncé, recouverte de poussière, sur laquelle reposait une fleur fanée, et, au sol, un tapis aussi fané que la fleur… Seul élément qui détonnait : un fauteuil, ancien, confortable, installé à proximité d’un poêle.
- Ian ?, appela Dale nerveusement.
Bien sûr, il n’y eut pas de réponse. Dale appela une nouvelle fois, plus fort, sans plus de succès.
- Bien… Je ne peux pas dire que je sois franchement surpris. Il faudrait… Nous devrions… « vérifier » la maison dans son intégralité… Ce sera vite fait, je suppose.
- Voyons, il est évident qu’il n’est pas là !, s’écria Victoire, désignant la poussière et les toiles d’araignée – ainsi que les araignées et leurs malheureuses proies – disséminées un peu partout dans la pièce.
- Peut-être…
- Cela sent le renfermé.
- Cela ne sent que le renfermé. C’est une… bonne nouvelle, non ?, dis-je, tentant, à ma manière, de réchauffer l’atmosphère (si froide) de la misérable maison.
Silence glacial de Dale et Victoire.
- Bon...
—Et maintenant ?
—Maintenant débute la partie la plus amusante – ou la plus fastidieuse, cela dépend, de notre enquête… Nous allons chercher des indices, n’importe lesquels, qui pourraient nous mettre sur la piste de mon cousin… Je préfère vous prévenir : Ian a le donc d’accumuler les choses inutiles – et il est d’un naturel désordonné…