La disparition

Par Schwin

La quiétude du quartier fut brusquement troublée par un étrange incident qui garde, aujourd'hui encore, beaucoup de son mystère. C’était un dimanche matin, un jour d'automne. Alors que je venais de faire sortir Juste, qui, à son habitude, disparut mollement dans le brouillard, des sirènes déchirèrent tout à coup l’air glacé humide et cotonneux. Je me figeai, abasourdi.

Il y avait une voiture de police, garée devant le portail des A.

 

On voyait passer des ambulances parfois, des corbillards, souvent. Mais jamais les forces de l’ordre. Cette voiture de police, dans notre quartier peuplé de petits vieux neurasthéniques, où la criminalité était inexistante – sauf si l’on considérait qu’encombrer toute la largeur du trottoir avec le déambulateur relevait d’un délit – cette voiture de police, donc, avait quelque chose de tout à fait incongru.

Je sortis dans la rue, quelque peu intrigué. Les vieux d’ici raffolaient des commérages, mais voyaient d’un très mauvais œil ce qui pouvait troubler leur morne quotidien. Ils s’étaient regroupés autour du véhicule en gesticulant, tel un essaim de guêpes tournant autour d’un verre de sirop. Ici et là, on brandissait des cannes pour exprimer son agacement, on faisait claquer les dentiers, on tentait tant bien que mal de s’indigner en de fervents marmonnements... Les cannes, d’un coup, cessèrent de brasser l’air humide ; l’attroupement fut dispersé par un petit homme en uniforme de police, à la démarche lourde, à la figure épaisse et grise. Il agitait mollement les bras, comme pour se débarrasser d’un insecte agaçant. Je remarquai également son collègue, un type très grand et très maigre, resté en retrait, appuyé contre un lampadaire, qui tirait frénétiquement sur sa cigarette. Le nuage de fumée qu’il exhalait brouillait sa figure.

Qu’est-ce que ces deux flics pouvaient bien fabriquer là ?

Le premier policier, celui que je devinais être le chef, partit de sa démarche lourde et nonchalante avant de se planter devant le portail des A. C’était un portail qui ne payait pas de mine, en vieux fer forgé, bordé par des murs de pierre de plus de trois mètres de hauteur et mangés par le lierre. Derrière ces murs, on ne voyait que la cime d’arbres centenaires qui peuplaient un parc, que l’on devinait de taille respectable. Au milieu de nos maisonnettes décrépites, qui jouaient des coudes pour se tailler une petite place au sein du quartier, on trouvait encore, par je ne sais quel miracle, ce dernier îlot de verdure ayant résisté à la bétonnière : le domaine des A.

Dissimulé et bien gardé comme il l’était, je ne l’avais jamais vu de mes propres yeux, mais on disait que ce parc abritait un vieux manoir, où vivait depuis des générations une famille de riches excentriques reclus. Je savais peu de choses à leur sujet, seulement quelques commérages glanés çà et là. Des « on dit », auxquels je n’accordais que peu de crédit, d’autant plus que mes sources étaient, au mieux, à moitié séniles. On disait que les A. avaient mené une vie dissolue avant de se laisser mourir à petit feu, enfermés dans leur propriété. Je n’en croyais rien, bien entendu, car j’avais déjà eu l’occasion d’apercevoir une très vieille berline, encore rutilante mais cabossée, quitter la propriété dans un boucan terrible. Il y avait quelqu’un qui vivait là—bas, je le savais. Mais comme on dit «qu’il n’y a pas de fumée sans feu », ces commérages se fondaient peut—être sur un élément de vérité, et le mystérieux habitant du manoir n’avait probablement pas toute sa tête… Du moins, il semblait bel et bien mener une vie de réclusion (entrecoupée de rares sorties nocturnes) annonciatrice d’une probable allergie sociale…

 

Le manoir des A. avait été la cible d’un certain incident : restait à découvrir lequel. De l’autre côté de la route, depuis ma fenêtre, je voyais souvent le petit officier de police faire les cent pas en se grattant la moustache, la mine pensive, et je devinai que lui-même n’était pas plus avancé que moi… Depuis quelques jours déjà, il se garait toujours à quelques dizaines de mètres de la propriété des A., comme s’il cherchait (mais un peu vainement) à garder secret le lieu de son enquête. Il quittait son véhicule, furetait à gauche à droite en plissant les yeux, puis, assuré d’être bien seul, il allait à grandes enjambées vers le vieux portail, qu’il ouvrait et refermait derrière lui avec la plus grande précaution. Au bout de trois jours, il était devenu expert dans l’art du silence : c’est à peine si je percevais un léger chuintement lorsqu’il poussait la grille.

Un matin, partagé entre l’ennui et une humeur plus aventureuse, je pris mon courage à deux mains et me rendis devant l’entrée de la propriété. N’y tenant plus, je glissai un œil à travers la serrure du vieux portail.

« Vous êtes perdu ? Je peux vous aider, peut-être… ? ».

Je fis un bond en arrière. Une odeur de tabac envahit mes narines : je sentis l’homme avant même de le voir. Il battit l’air de la main pour dissiper la fumée de sa cigarette. Je reconnus le collègue maigrichon du petit officier, que j’avais repéré quelques jours auparavant. Il me dévisageait d’un air impassible, ses yeux très clairs enfoncés dans leurs orbites.

—Si je suis perdu ? Oh, non...

J’avalai ma salive. L’homme me mettait mal à l’aise. Me creusant la cervelle, je poursuivis :

—Je vis en face et… pour une raison que je ne comprends pas, mon chat, Juste, s'est enfui. Je crois bien qu'il a sauté par dessus le mur et qu'il se trouve en ce moment même dans la propriété. Ce qu'il y a, c'est… qu'il a cette fâcheuse tendance à déterrer  tout ce qu'il trouve sur son chemin. Ma voisine, Victoire, pourra vous le confirmer... Si je pouvais entrer pour aller le chercher, eh bien !, je limiterais grandement les dégâts qu'il risquerait de causer...

L'homme ne cilla pas. Il mâchonnait le bout de sa cigarette, une expression amusée sur le visage.

—Il vous faudrait les clefs, pour cela, déclara-t-il.  

—Bien évidemment. Peut-être pourriez-vous m'aider...

—Allons, vous n'êtes pas sans savoir que cette adresse est très justement le lieu d'une investigation... Vous ne pouvez pas entrer comme bon vous semble.

—Oui, oui, très certainement. Ce sera l'affaire de quelques minutes. Juste n'est pas le chat le plus vif du monde, il ne doit pas être loin. 

—Vous n'avez pas l'air bien vif d’esprit non plus. Non, vraiment, je ne vois pas comment je puis vous aider, dit-il en secouant la tête d’un air ennuyé. 

Ses yeux s'étrécirent, il semblait me jauger, comme s'il hésitait à me mettre dans la confidence de quelque secret. 

—Comment vous appelez-vous ? demandai-je enfin, faisant mine de m’intéresser au vilain personnage dans une tentative de me rendre plus aimable. 

—Basile Malès.

Je m'attendais à ce qu'il m'annonce également son grade, mais il n'en fit rien. Basile Malès était un taiseux... Il me scrutait toujours derrière son brouillard de fumée âcre qui commençait à me piquer les yeux et le nez. Je n’osai plus faire un mouvement ni prononcer une parole : elle se serait retournée contre moi, à tous les coups.

—Pour votre chat… Il va falloir attendre ici qu’il revienne…, dit-il, et un étrange sourire apparut sur ses lèvres.

—Monsieur Malès, c’est prendre un risque inutile… Juste pourrait très justement causer la pagaille sur la scène de votre « investigation », quelle qu’elle soit… Je m’en voudrais terriblement…

—Si c’est le cas, on vous embarquera, vous et votre chat, répondit-il en riant.

Un frisson me parcourut tout entier. Je m’approchai de Malès, comme pour lui glisser à l’oreille :

—En parlant d’investigation… de quoi s’agit-il, exactement ? On parle d’un cambriolage… ? D’un crime plus sérieux, peut-être… ?

Malès se contenta de me fixer froidement, un sourire mauvais sur les lèvres.

—Vous avez beaucoup d’imagination, jeune homme… Cette histoire de chat, d’ailleurs, je n’y crois pas vraiment.

—Je vous demande pardon… ? Qu’est-ce que...

Je fus coupé dans mon élan par une pression soudaine contre mon mollet. Je baissai aussitôt les yeux : Juste, sorti d’on ne sait où, s’était mis à se frotter consciencieusement contre ma jambe, répandant ses longs poils blancs sur la toile de mon pantalon. Je me redressai, les joues brûlantes. Malès partit d’un éclat de rire sec ponctué d’une horrible quinte de toux. Il manqua même d’avaler son mégot, qu’il finit tout de même par recracher sur le trottoir.

—Vous êtes un petit malin, n’est-ce pas ...? fit-il en reprenant sa froide tranquillité.

Il me fixa longuement en mâchonnant le bout d’une cigarette neuve, apparue comme par magie au coin de sa bouche. Son sourire s’étira en un rictus glacial.

—Je vous ai à l’œil. Vous et votre chat.

Ainsi s’achevèrent les présentations avec Basile Malès. Elles me laissèrent comme un goût étrange dans la bouche, un goût de tabac de mauvaise qualité, entre autres. Juste, à mes pieds, partit d’un ronronnement grave ; il regarda Malès disparaître au coin de la rue, cligna lentement des yeux, me regarda ensuite de son regard sévère, comme pour me dire « Mon vieux, voilà ce qu’il t’en coûte de t’embrouiller dans des mensonges idiots. Dorénavant, je refuse de te servir de couverture. Débrouille-toi tout seul comme un grand ! ».

 

Bientôt, la presse s’empara de « L’affaire du Manoir A. », et les gros-titres racoleurs s’enchaînèrent à une cadence fulgurante, dans notre quartier où la fulgurance – comme la criminalité - n’existait pas. Un étrange parfum flottait dans l’air ; quelque chose de nouveau, d’un peu trop fort, qui faisait tourner la tête, à moi comme aux autres. À Victoire, peut-être, qui préférait l’arôme délicat de ses fleurs à celui, plus capiteux, du scandale. Elle se présenta d’ailleurs un matin devant ma porte et me tendit le journal sans mot dire, une expression soucieuse sur le visage.

« Disparition d’Ariane A. : ce que l’on sait ».

Ariane A, unique héritière de la famille A, d’après les bruits qui couraient, avait donc disparu, subitement. Détentrice d’une fortune colossale pour les uns, bourgeoise désargentée et décadente pour les autres, s’étant abîmée au cours d’une existence extravagante et débridée. Je l’imaginais en mégère à moitié-folle, que la solitude, le « trop plein » d’abondance, le « trop-plein » de dépenses, le « trop-plein » d’excès compensatoires d’une vie ennuyeuse et « gâchée » avaient achevé de détruire, d’une manière ou d’une autre.

Tout ça pour ça ?, songeai-je avec un certain cynisme. Rien de bien original en perspective. Je parcourus cependant l’article » : il ne tenait qu’en une colonne, maladroitement rédigée à la va-vite (un scoop n’attend pas…) et se révéla bien maigre en informations. Les photographies en noir et blanc de l’étrange manoir – d’une architecture rarement vue, ostentatoire, presque grossière – se révélèrent plus intéressantes que le contenu écrit (ne contenant rien) et s’affichaient en grand, prenant presque toute la place sur les feuillets.

« Gardez-le si vous le souhaitez », me glissa Victoire d’un ton presque effrayé, en me collant le journal dans les bras comme s’il s’était agi d’un mouchoir sale.

Alors, je pris le journal, découpai les photographies en noir et blanc, qui avaient ce je-ne-sais-quoi de presque artistique, presque inquiétant, et les posai sur un coin de table, dans mon séjour. L’article, quant à lui… je le parcourus, mais n’y prêtai que peu d’attention. Une vieille femme riche, ou folle, ou malade, (sûrement les trois à la fois) qui disparaît ; oui, et alors ? Sans doute la retrouverait-on dans un hôtel en bord de mer, bel et bien vivante et coulant des jours heureux, sinon agréables ; peut-être la retrouverait-on suicidée dans un de ces lieux sordides où s’échange et se partage, paradoxalement, une drogue d’une pureté immaculée, promesse d’un aller simple vers une seule et dernière extase.

Je fus rapidement détrompé, et l’affaire prit un nouveau tournant.

Nouveau titre, lettres capitales : « Affaire A : Du sang retrouvé dans la serre ! »

Puis le suivant, lettres rouges, plus tapageuses encore : « Le sang retrouvé est bien celui d’Ariane A ! »

Un crime, alors ? Un enlèvement ? Un meurtre, peut-être, et commis à seulement deux pas de chez moi ? Oui, je comprenais à présent qu’il y avait de quoi s’émouvoir…

L’affaire commençait à faire du bruit. Elle tomba entre les oreilles (et les mains) de journalistes moins médiocres et plus consciencieux ; ainsi, on appris qu’Ariane A n’avait rien d’une vieille folle excentrique sans le sou, comme je l’imaginais ; non, elle n’était qu’une toute jeune femme, de mon âge ou presque, et ayant à peu près la tête sur les épaules (aux dernières nouvelles). Rien de notable à son sujet, si ce n’est qu’elle avait été la victime d’un accident de voiture (dont les circonstances demeuraient mystérieuses) quelque temps auparavant ; depuis, bien décidée à «nettoyer » la tache salissant le nom de sa famille, elle s’était engagée dans des œuvres de mécénat un peu partout en ville. Dilapidant son argent, certes, mais pour la bonne cause…

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez