Dame Présage

Il y avait cette ruelle tordue qui se finissait sur un mur d’orties et de silence. Là, posée en travers, une baraque, pas plus fière qu’un meuble bancal, encore debout, contre toute logique. Une fenêtre à carreaux fêlés louchait sur la rue déserte ; l’autre avait renoncé.

Ginette s’y était glissée, la bouche pleine d’un fredon sans parole, et les yeux allumés d’un plan.

L’endroit sentait la poix et le cuir mouillé. Il y avait un fauteuil en osier encore vaillant, une nappe brodée oubliée sur la table, un miroir lézardé par le temps et des fioles vides, pendues à un fil, petits fruits secs du passé.

— Ça sent l’histoire qui veut se faire croire, dit-elle, en posant ses paumes sur les murs.

Cléandre, qui la suivait sans trop y croire, la regardait faire en silence. Elle remuait l’air avec ses mains fines, cherchant l’endroit où poser ses mensonges. Elle tourna sur elle-même, s’arrêta pile sous la poutre centrale.

— Voilà. Ici, je serai la lumière dans le brouillard.

Cléandre éclata d’un rire court, un peu rauque.

— Lumière… toi ? T’es qu’une chandelle qui veut brûler la nuit pour se faire passer pour le soleil.

Elle haussa les épaules, l’air de dire peut-être bien, et s’approcha du miroir fendu.

— Tu crois qu’il y a besoin d’être vraie pour que les gens y croient ?

Puis elle ajouta, pour elle-même :

— Moi je ne veux pas qu’on me regarde. Je veux qu’on m’écoute de travers, qu’on me soupçonne de savoir des choses.

Elle posa ses doigts sur le cadre du miroir.

— Je vais me faire une peau neuve dans cette bicoque-là.

Et dehors, le vent se leva, en filou complice, prêt à souffler dans les voiles de son numéro.

Le soir tombait, en douce, sur les toits en biais.

Ginette avait pris le temps de disposer la scène. Une table bringuebalante, une nappe rouge piquée d’étoiles d’or, des boutons de manteaux recousus à l’envers, trois bougies usées jusqu’à la mèche, et surtout : un jeu de cartes dépareillées, mêlées d’arcanes et de figures volées.

Cléandre les avait vues traîner sous un plancher pourri ; Ginette les avait flairées et accaparées.

Miranda, assise en tailleur, grignotait un trognon de pomme en silence, les yeux ronds comme des lunes.

— Dis-moi, voyante Ginette, ils vont venir, les crédules ?

Ginette arrangea ses cheveux en chignon dévasté et y piqua une plume cassée. Elle se pencha vers le miroir et murmura :

— Ils viendront. C’est pas le mensonge qui attire, c’est le silence autour. Les gens n'ont pas besoin d’y croire. Ils veulent juste qu’on leur raconte plus joli que la vie.

Elle fit un clin d’œil au miroir.

— Et moi je leur promets la vérité... à condition qu’ils ne sachent pas la reconnaître.

Elle frotta les cartes contre son tablier râpé, puis les étala d’un geste ample, appris dans un rêve ou dans un souvenir volé.

Cléandre arriva, sceptique et amusé à la fois. Il s’assit sans bruit, et regarda cette comédienne qui improvisait sans filet.

— Et si je te demande mon avenir, Ginette-la-clairvoyante, tu m’dis quoi ?

Elle sourit, la bouche en biais :

— Je te dis : t’iras loin, tant que tu n'oublies pas de mentir aux bons moments.

Puis elle retourna une carte. L’as de rien du tout. Une tache d’encre, un cœur de travers.

— Celle-là, c’est toi : plein de fuites.

Et puis une autre : une dame grise, griffonnée à l’envers, qui n’existe dans aucun jeu.

— Et celle-là, c’est moi. J’suis pas censée être là, mais j’m’y plais.

Miranda applaudit.

Cléandre haussa les épaules. Il resta là, à regarder les bougies fondre, à écouter le ton de Ginette, plus que ses mots.

Dehors, dans les ruines, on entendit un pas lent et hésitant. Un curieux ? Un fuyard ? Un voisin du silence ? Ginette redressa la tête. Ses yeux, ceux d’un chat qui reconnaît l’occasion, brillèrent.

— Mets le pain sur la table, dit-elle. Et prépare-toi à m’appeler Madame.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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