La langue de la survie

Une lune s’était écoulée depuis la fuite, et déjà, le lavoir en ruine n’était plus qu’un souvenir effiloché, une étape floue entre deux existences. Héloïse, non, Ginette, marchait désormais d’un pas assuré, débarrassée de la robe-bouclier qui l’avait tenue droite tout en la tenant captive. Dans une bicoque à moitié effondrée, ils avaient taillé pour elle une garde-robe de fortune : une jupe ample et fendue, une veste de cuir souple, des bottes récupérées sur un cadavre et raccommodées à coups de ficelles et de jurons. Cléandre l’avait habillée à son image, entre le clin d’œil et la survie, entre la ruse et l’élégance du dépareillé. Il lui avait appris à dissimuler la douleur sous le pansement et le sarcasme, à avancer sans trop se retourner. Le soir, autour du feu, Miranda lui avait enseigné les règles du Jeu des Innocents avec la ferveur d’un prédicateur, mimant les mouvements, feintant, bluffant, hurlant de rire quand Ginette se faisait piéger. Le pion secret, avait-elle dit, c’est toi. Personne ne te verra venir, pas même toi-même.

Et puis un matin clair, alors que la lumière filtrait à travers les planches disjointes du toit, Cléandre s’était tourné vers elle avec ce demi-sourire qu’il réservait aux idées à double fond. Il ne dit rien de précis, pas tout de suite. Il évoqua, dans un murmure teinté de promesse, la nécessité d’un geste marquant. Quelque chose de définitif. Un passage. Il affirma que pour achever de tuer Héloïse, il faudrait que Ginette prenne une décision, une vraie, une qui l’emmènerait ailleurs, plus loin que les haillons neufs et les parties de bluff au coin du feu. Il n’insista pas. Il savait que ces mots-là fermentent, qu’ils prennent leur temps pour éclore. Ginette, le menton levé, n’avait pas répondu. Dans sa manière de s’asseoir, de nouer ses cheveux, de sourire à Miranda, quelque chose avait déjà basculé.

Même si une lune s’était écoulée depuis sa résurrection inopinée, son langage, comme sa démarche, portait encore les stigmates d’Héloïse, celle d’avant, celle d’en haut.

Dans une pièce où le froid s'accrochait aux murs dans un lieu sans importance, Cléandre lui dispensait ses leçons d’éloquence véritable.

— Ce bulbe m’inspire une tristesse sincère, dit-elle en désignant un oignon sec sur la table. Il me rappelle la précarité de nos jours…

Cléandre, accroupi devant le feu, leva un sourcil en coin.

— Non. Dis plutôt : C’t’oignon me fait la gueule. C’est plus court, plus vrai, et surtout, ça donne pas faim.

Ginette tourna vers lui un regard offensé.

— Cet oignon me fait la… gueule ? C'est d’une violence sans cause !

— Voilà, t’y viens, dit-il en tendant une branche au feu. La vie, c’est ça : gratuite, mal coiffée, et ça sent l’échalote.

Miranda, assise en tailleur avec un bout de pain dur dans les mains, intervint la bouche pleine.

— Moi j’aime bien quand elle parle bizarre. On dirait une sorcière qui lit un menu.

Ginette se redressa avec la dignité d’une comtesse en robe d’ortie.

— Je n’emploie que les mots qui me viennent… du cœur.

— Eh ben fais-le causer le foie, pour changer, trancha Cléandre. Le cœur, ça veut toujours aimer ou pleurer. Le foie, lui, il filtre les saloperies et il encaisse tout, même la honte.

Ginette parut réfléchir.

— Mon foie me susurre qu’il n’a que faire de ce bulbe décrépit…

Cléandre éclata de rire.

— On y est ! Encore un effort, et tu parleras comme une aubergiste ivre un jour de fête. Ce jour-là, ma belle, on fêtera vraiment ta renaissance.

Quelque part derrière les yeux de Ginette, l’idée du mauvais coup, à peine ébauchée, s’affinait. Pas encore le moment de la sortir du sac, il lui manquait l'éloquence du coquin.

— Répète après moi, dit Cléandre. Je me suis tirée avec l’oseille.

Ginette fronça le nez, une grimace de tragédienne sur le visage.

— Je me suis éclipsée en possession des deniers ?

— Non, non, non. Mauvais. Trop propre. On dirait que tu t’es échappée d’un bal de province. Essaie encore.

Elle toussa légèrement, pour chasser les vieilles manières, et tenta de reprendre.

— J’me suis tirée… avec les picaillons ?

Cléandre leva les bras au ciel.

— C’est déjà mieux. Y’a de la crasse. On sent que tu as frôlé un mauvais quartier. Remplace picaillons par oseille ou flouze, ou biftons si tu veux te faire des amis peu recommandables.

Miranda intervint, la bouche pleine :

— Moi j’aime bien picaillons. On dirait un petit animal qui fait des prouts de pièces d’or.

Ginette l’ignora avec la grâce d’un vieux meuble, et se tourna de nouveau vers Cléandre.

— Et si je veux dire qu’un homme est… peu fiable ?

— Tu dis : C’est un margoulin, ou bien une anguille à pattes. Ou un marchand de vent. Evite personnage douteux au comportement versatile, sauf si tu veux qu’il t’étrangle d’ennui avant de te planter un couteau.

Ginette soupira.

— C’est tout de même très vulgaire, votre dialecte.

— C’est pas un dialecte, c’est la langue de la survie, madame Pataclop.

Elle sourit malgré elle, une étincelle au fond des yeux. Ce monde, décidément, ne cessait de l’étonner. Au fond, il y avait autre chose : un frisson nouveau, une appétence timide pour le sel de cette langue rugueuse. Sous les inflexions grossières, Ginette percevait déjà une force insoupçonnée, un levier pour soulever sa vie hors du sillage d’Héloïse. Elle n’était pas encore prête à le dire, pas même à se l’avouer, seulement, dans le regard en coin qu’elle lança à Cléandre, dans le clin d’œil mal déguisé qu’elle adressa à Miranda, il y avait la promesse d’un jour à venir. Un jour où elle tirerait une révérence à la noblesse des phrases bien tournées et entrerait, en mots et en actes, dans cette existence baroque, vacillante, vibrante, une vie de ruse et de contrebande, de feintes et de feux de camp. Une vie à elle.

 

 

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