DAMIEN

Le printemps s'était délaissé pour un été ardent, ce qui n'empêchait pas les gens de flâner parmi les trottoirs et les bâtiments. Le froid hypocrite des apparences avait fondu comme neige au soleil quand les gens avaient délaissé leurs écharpes et leurs cols fourrés. Le ciel avait fini de se démasquer vers le soleil rayonnant et comme eux, portaient de jolis couleurs ocre ou vermeil. Elle était terminée la révolte des courants d'air pour des journées plus prospères. Au milieu de cette saison marchait un fier festivalier qui s'employait à éblouir son ciel ensoleillé.


 

Il faisait la parade devant sa belle, qui n'affichait pas un air plussoyant mais rougissait. Elle n'aimait pas trop le centre de toute son attention car, par cela, il lui arrivait d'oublier le monde autour. Damien ne pouvait faire attention qu'à une seule personne parfois et en oubliait les autres au détour. Ce qui allait avec un certain contraire. Il donnait son cœur un peu trop facilement aux gens et s'extasiait sans arrières pensées. Ainsi, par cette rue bondée de foule et de pavés, Damien avait suivi pas à pas Louise entre les glaciers et les boutiques de prêt-à-porter. Ils avaient flâné, étaient arrivés à leur restaurant favori, le Barclay's, puis s'étaient posés.


 

Face à face, ils se contemplaient. Il aimait rester des heures à parler de tout et de rien avec Louise, sa camarade des grands chemins. Elle ne semblait jamais bavarde, ce qui n'était qu'un faux-semblant. Elle rythmait la conversation et délivrait ses mots chaque fois au bon moment. De quelques phrases, ils refaisaient le monde et l'observaient parfois à la loupe dans une belle ronde. Rien n'était grave quand on avait une amie comme elle car chacune de ses paroles était pour lui comme un arc-en-ciel. Il avait compris qu'elle illuminait sa vie. Comme il disait, les grands silences faisaient les grands amis. C'était ça ou il aimait s'écouter l'admirer.


 

Pourquoi elle ? Pourquoi lui ? Il trônait parmi une ville suffisamment grande pour se faire des amis à chaque coin tourné mais suffisamment petite pour ne pas les oublier. Damien, dans sa seule gloire d'un débardeur à la marinière et d'un bermuda lilas, a oublié tous ses tracas. En sa présence, Louise qui n'avait sûrement rien demandé, était charmé par les réparties qu'il affichait à chacune de ses réponses. L'ouverture d'une bouteille et le remplissage d'un verre n'étaient que le début d'une bonne entrée. Sans perdre de temps, il se complaisait à la taquiner et à l'embarquer dans une de ces soirées dont il avait le secret. Peut-être cela venait-il de la nature même de l'être humain ou de leur lien, il savait leur assentiment d'instinct. Il savait se comprendre à ce point avec pour seul échange une main dans la main.


 

Damien était de ceux qui s'endormaient avec les étoiles au firmament. Ceux qui vivaient durant la nuit la mission d'un fêtard volatile et accompli. Il connaissait la fièvre des samedis, excitée par la brise quotidienne du soir. Il vivait dans les boîtes et ne rentrait dans aucune d'entre elles. À toujours faire son intérieur, il se complaisait dans la lumière des spots et leur chaleur. C'était dommage, il paraissait que la lune brillait dans le bleu tendre et infini. Le garçon ne la voyait que quand il sortait de la fête où il se trouvait, à moitié endormi. Il ne la manquait pas car elle-même se couchait encore tard. Il l'observait apparaître dans le bleu à peine nuit du soir. Parmi quelques nuages effacés, les néons clignotants et les quelques lacs épars, elle savait se faire de beaux miroirs.


 

Bien éméché, il offrait un charme fou à sa destinée, entremêlant des fois les fils. C'était un piteux spectacle pour les astres qui le voyaient chanceler devant Louise, amusée. Cette dernière avait l'habitude des coups dans le nez de son compagnon et se faisait une raison. Au début, cela l'avait un peu étonné voir embêté puis elle s'était dit que la cause de cet ennivrement devait être lourde et l'intriguait. Ainsi, elle passait outre de sa verve compassée à sa drague éhontée. Même très alcoolisé, il n'insistait pas plus que de raison et finissait vite par l’ensommeillé abandon. Avant qu'il ne tombe sur le goudron du parking, sur son épaule, il s'appuyait. La forêt d'un vert profond frissonnait sous la douce caresse du vent et la lumière des phares éveillés. Malgré sa solide carrure, Louise avait trouvé la technique pour le porter jusqu'à sa voiture.


 


 

Une fois le contact enclenché, la route s'était défilée comme un long serpent anthracite. Accompagné de son silencieux passager, elle goûtait le calme de cette nuit étoilée et la coupe de champagne rosé qu'elle avait avalé. Ne comptant pas le trajet, elle s'était rapidement retrouvé devant le domicile de Damien. Ses deux pieds frappèrent la terre battue par un vent salé et progressaient. Malgré le temps, elle était encore surprise de la forme de ce bâtiment. Sous sa façade rouge, il dominait le bleu nuit du firmament. Une fois devant, elle ouvrit la lourde porte en fer qui grinça bruyamment. Avec son compagnon semi-éveillé sur le dos, elle commença l'ardue ascension en s'encourageant. Il était à l'écart de toutes les maisons tellement il était haut, tellement il était distant. C'était le phare de Brumemer, son joyau éclatant.


 

Cette ville était introuvable car perdue dans le nord d'une France divisée. La réorganisation géographique avait été une horrible plaie plutôt qu'une véritable bénédicité. De plus de la crise économique qui avait tout emporté. Le prix de la vie avait été gagné par le prix du marché. Le palier franchi, elle fit quelques pas jusqu'au fond de la pièce. Elle mit son grand garçon au lit, s'assit dans la pièce d'à côté et souffla un coup sur le canapé de cuir rouge foncé. Elle se dit que la vie, c'était une dure tannée. Les coutumes locales s'étaient effacées, les commerces avaient fermé. Seul le tabac-presse avait résisté. C'était celui de ses parents et elle en était soulagée. Par conséquent, cela avait porté à faux la popularité de la cité. Peu de temps avant, le phare avait été désaffecté. Était-ce le signe de la déchéance d'une destinée ? Son immense lanterne était le repère pour tous ceux qui étaient perdus par le passé. Et voilà qui voulaient s'éloigner au lieu de s'approcher, fuir au lieu de rester. Que ce soit des voyageurs d'eau douce ou des marins chevronnés, cela n'avait plus été un guide sacré.


 

Sauf pour Damien. Avec le phare de Brumemer, il avait un fort lien. Elle ne savait pas grand-chose. À ce sujet, il était moins bavard par rapport à d'autres choses. Par exemple, elle connaissait sa préférence pour tout ce qui s'attachait aux années soixante. De Georges Brassens à Françoise Hardy, il avait toutes les pochettes colorées. De toute part, la musique yéyé, qui s'évertuait à classer parmi ce meuble rectangulaire aux casiers dépareillés, débordait. De la commode ou de l'armoire, de la chaise ou du siège, elle ne savait les différencier car leur forme était organique et pourtant si bien organisée. Dans des teintes chaudes de bois, de papier peint sablé avec quelques touches de rouge dissimulés, il s'était fait un cocon parfait. Malgré l'espace étriqué, il ne s'était pas fait une tour d'ivoire de ce phare mais un vrai lieu où recevoir. Il claironnait souvent que c'était dans la petitesse qu'on voyait en grand. À croire qu'il s'en était fait son poème de vie. Une maxime immémoriale que personne ne pourrait briser, même lui.


 

Ses souvenirs suivaient leur cours alors qu'elle sortait du phare. N'était-ce pas ce qui le rassurait tellement ? Ses murs si rapprochés n'étaient pas oppressants mais réconfortants. Ils signifiaient que ces amis sauraient où le trouver et seraient toujours proches de lui. Il suffisait juste de suivre la lumière du phare qui éblouit la nuit. Elle se retourna une dernière fois comme pour vérifier qu'elle n'avait rien laissé derrière elle. Elle eut le souffle coupé. Par le gigantisme de la masse granitique du bâtiment, elle eut l'impression d'un monstre qui voudrait manger l'air étincelant du soir. Elle eut un frisson devant cette abomination qui n'était due qu'à son imagination. En montant dans sa voiture, elle révisa sa constatation. C'était peut-être un monstre mais il était bienveillant. De loin que le phare se fasse gardien de l'homme et non l'homme qui se fasse gardien du phare. Il gardait sain et sauf son ami de ses cauchemars. Loin du passé et de ses méchants hasards.

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