Un cri de surprise, pas d’effroi.
Un léger soulagement l’envahit. Son visiteur nocturne ne possédait pas de petits yeux rouges perfides. Il chercha à tâtons sa lampe torche et la braqua sur l’homme. Celui-ci protégea aussitôt son visage avec ses mains. Au moins, il n’était pas armé. Pas de râteau à l’horizon, car aussi incongru que cela puisse paraître, c’était bien l’énigmatique jardinier qui avait pénétré dans sa chambre. Un instant, Merlin se demanda si le vieux Tugdual n’était pas en pleine crise de somnambulisme. Pourquoi pas ? Sa fille sortait bien la nuit pour parler aux grenouilles.
« Suis-moi ! », lui ordonna d’un ton âpre le vieil homme, qui à la réflexion n’était peut-être pas si âgé que cela. Etait-il seulement jardinier ? En tout cas, il était bien réveillé. L’impression qu’il émanait de cet être quelque chose de magique ne lâchait pas notre héros. Une intuition plus profonde le mettait en garde contre son étrange visiteur. Merlin baissa un peu sa lampe, mais pas sa garde. Il ne bougea pas d’un pouce, prêt à hurler en cas de danger.
« Awena veut te voir ! », ajouta-t-il toujours aussi avare de mots, mais avec un air malicieux dans les yeux.
« Bon, il se décide l’enchanteur en pyjama ! On n’a pas toute la nuit ! » finit-il par grogner.
Etait-il dans la confidence ou tentait-il un jeu de mots sur son prénom pour détendre l’atmosphère ? Quel rôle jouait cet individu dans le récit inachevé d’Awena ?
« Qui êtes-vous au juste ? » lui lança Merlin à présent plus intrigué qu’effrayé. Il remarqua qu'il posait beaucoup cette question ces derniers temps. A sa décharge, les créatures de ce manoir semblaient vouées à être autre chose que ce qu'elles paraissaient. D'ailleurs, l'enfant se dit qu'à la première occasion, il attirerait Tugdual près du miroir des vérités pour scuter son reflet. Malédiction ! Voilà qu'il devenait machiavélique !
- Pour ce soir, juste son messager et ton guide. Mais si tu veux connaître le fin mot de l’histoire, c’est à elle de te la raconter. »
Deux phrases d’une longueur raisonnable, l’irascible jardinier n’avait jamais été aussi loquace. Mais Merlin sentit qu’il n’en tirerait rien de plus. Alors, il enfila ses chaussons et suivit cet énigmatique individu. Celui-ci sortit de la poche usée de son manteau une vieille boite d’allumettes. Il en gratta une et leur expédition à travers les couloirs du manoir commença. Merlin se rappela aussitôt du conte d’Andersen dans lequel une fillette misérable grattait elle aussi des allumettes. L’histoire avait un dénouement tragique. Il espérait qu’il ne subirait pas le même sort que la malheureuse marchande.
Par prudence, il avait emporté sa lampe torche, pratique en cas de pénurie d’allumettes,mais aussi pour se défendre contre un éventuel agresseur. Celui qui s’était proclamé son guide messager ne lui inspirait toujours pas pleinement confiance. Rien ne garantissait qu’il ne le conduisait pas droit dans un piège. Finalement après avoir parcouru un vrai dédale et monté des tas de marches, ils s’arrêtèrent devant une imposante porte. Tugdual frappa trois coups secs, attendit, puis asséna un coup plus fort.
« Entrez ! » tonna la voix d’Awena. Le jardinier souffla alors la bougie et poussa Merlin à l’intérieur avant de déguerpir comme si un fantôme était à ses trousses..
Le garçon un peu troublé par toute cette mise en scène ne tarda pas à apercevoir la vieille dame assisse sur un imposant fauteuil face à une magnifique cheminée taillée dans la pierre. Un immense lit à baldaquin occupait en grande partie le reste de la pièce. La tête et les colonnes en bois précieux étaient finement ouvragées. Quant aux rideaux destinés à l’intimité du dormeur, ils avaient été réalisés dans un velours pourpre flamboyant. De multiples dorures rehaussaient l’ensemble. On aurait pu se croire dans un musée ou alors la chambre d’une reine. Sapristi faisait les cent pattes dans la pièce, visiblement impatient d’en terminer avec le temps des révélations, pour enfin pouvoir passer à une nouvelle étape. Il finit par s’arrêter devant la fenêtre et Awena en profita pour proposer à Merlin de s’asseoir près d’elle sur un tabouret disposé à cet effet. Encore un tabouret, pensa-t-il décidément pour un héritier, on lui témoignait bien peu d’égards. Il s’en voulut aussitôt de cette pensée, qui lui ressemblait si peu. Quoi que lui révèle son arrière grand-mère, il ne devait surtout pas prendre la grosse tête.
Il était à présent installé et pourtant l’ancêtre demeurait muette. Qu’est-ce qu’elle attendait ? La fin des pubs ? Un saladier de pop corn ?
« Et ce fameux plan ? lança-t-il en guise de marque pages ou de résumé des épisodes précédents. »
Elle se leva soudain et se dirigea vers la cheminée. Elle n’avait tout de même pas l’intention d’allumer un feu à cette époque de l’année, se demanda sceptique Merlin. On avait beau être en Bretagne et pas encore vraiment en été, il faisait bon dans cette chambre du manoir.
L’absence de bûches rassura le héros sur ses intentions. Et puis dans un geste théâtral, elle jeta une pincée de poudre blanche dans le foyer éteint. Rien ne se produisit. De la poudre de perlimpinpin sans doute périmée, songea Merlin un brin déçu. C’est alors que sans crier gare une immense flamme éclaira l’âtre. On entendait même des crépitements semblables à ceux du bois lorsqu’il se consume. Pourtant, il n’y avait pas trace ne serait-ce que d’une brindille. L’illusion était parfaite. La surprise passée, il comprit que le feu allait remplacer l’eau. Et effectivement quand il fut concentré sur les flammes, les personnages désormais familiers regagnèrent la scène, pour jouer un nouvel acte déterminant. Il allait enfin tout savoir.
Awena décrivit d'abord Merlin comme un être rare, secret et imprévisible. Un génie comme la magie n’en avait jamais connu. A cette époque, il goûtait les plaisirs simples de la vie à Brocéliande. Il en chérissait chacun des recoins, chacun des arbres du plus modeste au plus vénérable. Il écoutait les chênes et les hêtres. Il avait appris leur langage et savait interpréter le moindre bruissement.
Il se nourrissait des fruits de la nature et se baignait dans l’onde claire des sources. C’est là qu’il était vraiment lui-même, loin des jeux de pouvoir et des complots des hommes. Il pouvait y donner libre cours au plaisir de la métamorphose, art dans lequel il excellait. L’enchanteur pouvait ainsi être partout et nulle part à la fois. Cerf blanc qui guide le chevalier égaré dans la forêt, ménestrel qui conte les aventures d’Arthur, vavasseur qui offre l’hospitalité. Ce repos n’était qu’un répit. Le magicien se doublait d’un prophète qui avait lu dans les astres qu’Arthur courait un grand danger. Il n’avait pu établir quand le péril se manifesterait ni quelle en serait l’issue. Alors, il continuait à pratiquer la magie et cherchait à dompter des forces toujours plus puissantes.
Tandis que nous étions terrés dans son atelier de magie, il nous expliqua qu’il ne faudrait pas plus d’une heure à Morgane et ses soldats pour nous débusquer et enfoncer la solide porte de son antre. Certes nous combattrions vaillamment, mais la défaite ne faisait aucun doute. Personne ne le contredit.
Je me souviens qu’il hésita avant de nous livrer la suite. Ce furent des propos confus, dans lesquels il parla de « mutatio ». Arthur lui rappela que nous n’avions pas le temps pour des palabres, que c’était là et maintenant que notre destin se jouait. Merlin le corrigea, c’était certes le moment d’agir, mais pas dans le château. Le procédé magique dont dépendait notre suivie, requérait un protocole délicat et minutieux.
« Alors qu’attendons nous ? » demanda de plus en plus nerveux Keu.
Merlin ne se donna pas la peine de répondre au sénéchal. Il manipula avec précaution quatre fioles qu’il confia à Lancelot. Les autres chevaliers restaient postés près de la porte, épée au poing. »
L’enfant s’approcha des flammes pour apercevoir de plus près les ingrédients de cette étrange recette. C’était un peu comme si l’enchanteur inventait la magie moléculaire ou un truc dans le genre. Malgré ses efforts, il ne parvint pas à percer le secret des fioles.
Awena poursuivait son énumération, un peu comme une liste de courses. « L’enchanteur prit aussi son masque de sorcier et son précieux bâton de médecine. »
Le petit garçon quitta la cheminée du regard. Quelque chose le chiffonnait. D’où sortait cette histoire de masque et de bâton ? Veiller tard ne réussissait pas à son arrière mamie qui s’embrouillait les sabots. Il la corrigea sans aucune malice.
« Son chapeau et sa baguette magique ! »
Les flammes s’immobilisèrent comme un récepteur qu’on met sur pause. Et Awena se mit à glousser. Dans un pareil moment de tension tragique, l’enfant ne s’attendait pas à cette réaction.
« Ne sois pas bête! Merlin n’a jamais porté ce ridicule chapeau pointu dont on l’affuble dans le monde sans magie. Pas plus qu’il ne possédait de baguette magique. La panoplie du parfait petit magicien, tout cela n’est que fariboles et contes pour enfants. Un vrai enchanteur tire sa puissance de sa voix, de son grimoire, du masque avec lequel il a été initié et de son bâton. »
Le ton ne souffrait pas la contradiction. Elle énonçait des évidences. Merlin était quand même déçu. Le masque lui rappelait carnaval, et le bâton un vieux monsieur. Pas très impressionnant comme photo de profil pour le prétendu plus grand magicien de tous les temps.
« Les voix des soldats de Morgane se rapprochaient. Il me demanda d’approcher de son livre magique. Il commença à en tourner les pages, puis m’en désigna une couverte de symboles. Seuls quelques mots incompréhensibles s’y trouvaient inscrits.
Regarde bien Guenièvre, me dit-il en pointant son index vers l’étrange langage, ce sera la clé pour que la voix du roi résonne à nouveau. »
Je ne compris rien à ce message sibyllin. Le mage parlait souvent par énigme. Il n’en dévoilait jamais le sens.
Il saisit un petit couteau posé près d’un bouquet d’herbes séchées, et s’entailla le pouce. Il plaça la coupure au dessus du fermoir du grimoire, tout en psalmodiant des mots incompréhensibles. Ses doigts agiles s’agitèrent ensuite comme ceux d’un pianiste virtuose interprétant une mystérieuse symphonie. L’aubépine et le cerf sur la couverture se mirent à briller intensément. Une odeur de brûlé envahit la pièce. Je crus que le précieux livre allait s’embraser, mais il n’en fit rien. Tout à coup, il s’ouvrit et les pages se mirent à défiler comme si une main invisible les feuilletait à une vitesse incroyable. Les caractères, les dessins et les figures géométriques scintillaient, tels des constellations. Il s’éleva au dessus du lutrin sur lequel il reposait depuis des décennies pour flotter dans les airs. Enfin, il retomba d’un coup sec et se referma brusquement dans un fracas de ferraille. On aurait dit un pont levis relevé à la hâte par un savant mécanisme et d’insondables rouages. Le grimoire était scellé, il ne livrerait aucun de ses secrets. Nous comprîmes qu’avec lui, une page se tournait. Mieux qu’une légende s’achevait : la nôtre ! »
Les larmes étaient montées aux yeux de l’enfant. Une vague de tristesse s’abattait sur lui. Un monde féérique allait sombrer. Adieu preux chevaliers, quêtes périlleuses. Adieu gentes dames, belles damoiselles. L’autre Monde tirait sa révérence. Enfin, pas tout à fait. Ne se trouvait-il pas dans les appartements d’une reine et d’un roi félin ?
« Seul mon héritier pourra lever l’enchantement de sûreté. S’il tombait dans des mains félonnes, l’ouvrage se réduirait en cendres. Le sort en est jeté, nous confia l’enchanteur.
Malgré les circonstances dramatiques, je fus stupéfaite d’apprendre qu’il existait un héritier. »
Un frisson parcourut Merlin. Il était parvenu à lever le fameux enchantement grâce à un genre de test ADN médiéval. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’héritier, c’était lui, ça se confirmait. Pourtant, il n’éprouvait aucun enthousiasme. Que lui léguait l’enchanteur ? Une demi-sœur sans doute prête à tout pour le trucider, une horde de korrigans, des sorciers obscurs et leurs sorts malfaisants… et pour résister à tout ça : un vieux livre poussiéreux, une canne de vieillard et un genre de masque d’Halloween.
« Par le sang, il se dévoilera, par la formule il entendra l’humain dans l’animal, mais le reste du livre demeurera indéchiffrable tant qu’il n’aura pas été révélé, » ajoura Awena.
Elle fouillait au plus profond de sa mémoire pour retranscrire fidèlement les mots de Merlin. Mais l’héritier en question n’en retint qu’un : « révélé ». Et lorsqu’il le répéta à voix haute, les flammes prirent une drôle de teinte et ondulèrent frénétiquement. Cela n’augurait rien de bon.
J'ai ressenti l'émotion de Merlin, j'ai eu la même pour la fin d'une époque
Tu transmets très bien cette nostalgie à la fermeture du grimoire
J'aime partiulierement les comparaisons de Merlin toujours drôles
J'ai hâte de savoir comment Genièvre et Arthur se sont retrouvés dans cette situation à notre époque
À bientôt
Merci beaucoup de poursuivre ta lecture et de me livrer tes impressions. C'est réconfortant de savoir que l'émotion passe. J'espère que la suite te plaira autant. A bientôt.
Une petite remarque à la fin de ce chapitre : Merlin parle de Morgane comme d'une "demi-sœur sans doute prête à tout pour le trucider", mais Morgane n'est pas la demi-soeur de Merlin.
PS : J'avais raison pour Guenièvre et Lancelot ;)
Je trouvais le précédent chapitre de révélation un peu trop détaillé, je trouve celui-ci plus efficace. Le passage où Merlin vit en communion dans la nature à Brocéliande est très joli. La réinterprétation de la baguette du sorcier est originale. Enfin, le passage sur le grimoire qui se ferme grâce à la goutte de sang, la légende arthurienne qui se termine et qui renaît avec l'héritier est très bien mené. Une petite remarque stylistique : "Mieux qu’une légende s’achevait : la nôtre ! », je trouve cette phrase un peu alambiquée.
A bientôt !
Merci encore une fois pour tes impressions détaillées et tes encouragements. A bientôt.
Chapitre dense et plus difficile à raconter. Je me suis un peu perdue dans les lieux et les personnages, surtout dans la première partie. Je te sens bien plus à l'aise dans l'histoire présente où tu retrouves ta verve et ton humour décalé. Mais l'histoire des origines est importante pour le déroulement du récit et je devine qu'on sera encore amené à des aller-retours .
Du coup, quelques remarques et suggestions à retourner à ta sauce :
- A cette époque, il goûtait les plaisirs simples de la vie à Brocéliande : au cœur de la forêt de Brocéliande ? Pour rappeler le lieu ?
- chacun des arbres du plus modeste au plus vénérable : chacun de ses arbres ?
- Il écoutait les chênes et les hêtres. Il avait appris leur langage et savait interpréter le moindre bruissement.
Tu peux peut-être encore alléger ces deux phrases en n'en faisant qu'une.
Suggestion : Il avait appris le langage des chênes et des hêtres, savait interpréter le moindre de leur bruissement ?
- Il se nourrissait : l'enchanteur se nourrissait parce qu'il y a beaucoup de "il". Et plus loin remplacer "enchanteur" par Merlin ?
- C’est là qu’il était vraiment lui-même, loin des jeux de pouvoir et des complots des hommes : j'inverserai la phrase pour lui donner plus de force - Loin des complots, des jeux de pouvoir, il était vraiment lui-même ?
- Il pouvait y donner libre cours : A Brocéliande, il pouvait donner... ? Il me semble que la répétition accentue la particularité du lieu ?
- Le magicien se doublait d’un prophète qui avait lu dans les astres qu’Arthur courait un grand danger. Il n’avait pu établir quand le péril se manifesterait ni quelle en serait l’issue : tournure encore un peu maladroite
Suggestion : Le magicien se doublait d'un prophète. Les astres révélaient qu'Arthur courait un grand danger mais il n'avait pu encore établir....
- Tandis que nous étions terrés dans son atelier de magie : Terrés dans son atelier de magie, il nous expliqua ? Ici, on comprend que c'est Awena qui raconte. Il faut le rappeler pour lever le doute.
- mais pas dans le château : ils sont dans l'atelier de Merlin. Là, je comprends que l'atelier se situe dans le château (j'avais oublié) alors que j'étais (le lecteur) encore en forêt de Brocéliande. Donc c'est un peu confus.
- L’enfant s’approcha : Dans la chambre d'Awena, l'enfant s'était approché des flammes. Il faut bien que l'on comprenne de quel enfant il s'agit, donc repréciser le lieu et le temps.
- Les voix des soldats de Morgane se rapprochaient, reprit Awena ? Pour bien signifier qu'on retourne dans l'histoire racontée.
A très bientôt
Je te remercie infiniment pour ta lecture assidue et tes commentaires précis et bienveillants. Ils me seront précieux pour améliorer mon texte. Effectivement restent encore un ou deux chapitres compliqués à écrire. A bientôt.