Dans la gueule du loup

La petite dame s’affaire dans la cuisine. De son côté, Sam fourre le cahier de croquis de son frère dans son sac avant de quitter, avec regret, cette chambre si accueillante. Il se dirige vers la cuisine pour dire au revoir à la petite femme. La table est mise et s'offre à lui : des tartines de beurre recouvrent toute une assiette, une grande tasse renferme un café encore fumant, et une corbeille regorge de fruits en libre service. Sam reste coi et ému devant ce copieux petit déjeuner. Cette femme le traite comme son propre fils.

— Venez vous installer à table jeune homme, vous n’allez pas partir le ventre vide tout de même ?

— Vous n’étiez pas obligé, et puis je ne suis pas sur d’avoir suffisamment d’argent pour vous payer.

— Pas de ça chez moi, c’est moi qui vous invite !!

Sam est touché par tant de générosité, il la regarde avec plein de tendresse, il aimerait la serrer dans ses bras mais n’en fait rien. Il prend place autour de la table qui lui parait minuscule tant elle est remplie. Il n’y a plus d’espace libre. Sam a peur de faire tomber quelque chose en se servant quoique ce soit.

— Il faut m’excuser pour tout à l’heure si ma réponse a été un peu sèche au sujet de la femme qui est venue me visiter.

— Ce n’est rien, ce n’est pas mes affaires. Je n'avais pas à être si curieux.

— Méfiez vous d’elle jeune homme, elle vous a aperçu, il se peut qu’elle vous suive et vous surveille.

Sam retient ses ongles d’aller se fourrer dans sa bouche, il est inquiet par cet avertissement. Pourquoi cette femme s’intéresserait-elle à lui?

— Pourquoi dites vous cela ? Je n'ai rien fait de mal moi…

Sam a la voix qui sanglote. Il ravale sa salive.

— Je ne lui fait pas confiance, elle a du se rendre compte que vous êtes un étranger. D’ailleurs, vous n’avez pas d’autres vêtements à vous mettre ? J’adore le rouge mais je vous conseille d’éviter d’en porter. Vous allez vous faire remarquer, c’est pas très bien vu les couleurs par ici.

— J’ai fait mon sac à la va vite avant de partir, je ne savais pas que je m'absenterais aussi longtemps. Je n’ai aucun vêtement de rechange…

— Je vais vous donner une chemise et une veste qui appartenaient à mon mari, je ne suis pas sure qu’il les remettra un jour…

C’est avec un pincement au cœur que Sam accepte l’offre. La femme parle de son mari au passé. Il comprend qu'elle ne se fait plus d’illusion quant à son retour sain et sauf. Il est triste pour elle. Il aimerait lui dire qu’il va essayer de sauver son mari et son fils, il ne veut hélas pas lui donner de faux espoirs. Il doit déjà retrouver son frère, ce qui n'est pas une mince à faire dans ce monde qui l’effraie un peu plus chaque jour qu’il y passe.

Avant de partir, la petite femme lui tend de l’argent.

— Je n’ai pas pu sauver mon fils et mon mari, donc j’espère que cet argent va pouvoir t’aider à retrouver ton frère… fais en bon usage ! Bon courage et méfie toi des dangers qui rodent.

Sam la remercie et cette fois-ci la serre dans ses bras. Il a l’impression de caliner un enfant. Quand il la libère de son étreinte, la petite dame a les lunettes de travers et l’air bouleversé. Ses petits yeux ronds le regardent comme deux petites étincelles sur le point de se rallumer. Cela doit faire longtemps que personne ne l’a touchée pense Sam. Il s’engouffre dans la petite ruelle qui n’a plus la même magie en plein jour. Il s’éloigne le cœur serré. A chaque pas qui l’éloigne de l’auberge les battements de son cœur augmentent leur cadence.

Sam cherche à éviter l’artère principale de la ville, il ne supporte pas la foule. Il souhaite rejoindre les berges de la rivière, plus calmes pour la longer jusqu'à la mer. Cela lui donne un but. Et puis tous les gens qu’il a rencontré s’accordent à dire que Lui et la prison se trouvent dans le désert, prés de la mer en dehors de la ville. De toute manière, il est impossible de repartir par où il est arrivé ; l’ascenseur emprunté par lui et Théo avait disparu à la minute où ils en sont sortis. Et s'il remonte la rivière dans l’autre sens, il sera bloqué par la chute d’eau qui dévale le canyon et que Sam évalue approximativement autour de 300 mètres. Elle est infranchissable.

Des bananiers et des figuiers bordent le chemin qui enfonce Sam vers le fond du canyon. Il croise de temps en temps des hommes et des femmes qui arborent toujours un visage fermé. Soit on le regarde du coin de l’œil soit, la plupart du temps, on l'ignore. Quelques habitations de fortune jalonnent sa route. Il réalise que les gens qui habitent au fond du canyon sont pauvres. Il semblerait que les plus riches se trouvent au dessus de sa tête. En levant les yeux au ciel, il croise dans son champs de vision des ponts suspendus qui relient des grattes-ciels entre eux et toute sorte d'engins volants dont certains sont non identifiables pour lui.

Sam s'approche d'un attroupement d'hommes d'où des éclats de voix surgissent de manière chaotique. Ils ont l’air bien imbibé d’alcool. Deux hommes se retiennent épaule contre épaule pour ne pas tomber et chantent à tut tête. La scène est comique. Sam apercoit un bar aux allures de saloon. Il ne dit pas non à une boisson fraîche pour étancher sa soif. La chaleur humide le fait suffoquer. Sous le regard intrigué des hommes attroupés devant le bar, Sam entre sans leur prêter attention. Il est sur le point de perdre connaissance, son seul objectif est d’atteindre le bar et de commander une boisson fraîche quelle qu'elle soit.

Après deux, trois gorgés du soda glacé, Sam retrouve ses esprits et prend le temps d’observer le lieu où il se trouve. Le bar est dépouillé de décoration. Quelques tables et chaises en plastique remplissent la salle. Un juke box et un billard parachèvent l’intérieur qui ressemble à s'y m’éprendre à un saloon. Alors qu’il revisualise mentalement l'un de ses westerns préférés, il sent une main s’approcher de lui et se retirer avec hâte. Quand il réagit, il est déjà trop tard. Un homme petit et grassouillet s’enfuit avec son sac. Ni une ni deux, Sam descend de son tabouret qu’il fait tomber dans la précipitation et se jette sur le voleur. Ce dernier ne se laisse pas faire et lui envoie un coup de poing dans l’œil. Sam hurle de douleur ce qui ne l’empêche pas pour autant d' attraper le bras de son agresseur. Il le frappe avec les pieds. L’autre est sur le point de revenir à la charge quand un homme qui porte un cache œil et une balafre sur la joue surgit de l’ombre pour les séparer. Personne ne réagit, le balafré doit être un homme important qu'on respecte. Même l’agresseur de Sam quitte le bar sans se retourner. « Le sac »pense Sam paniqué, il ne l’a pas récupéré. Il le cherche partout. Le borgne lui colle son sac sous le nez, il lui fait un geste de la tête comme pour  dire « c’est ça que tu cherches ? ». Sam lui remercie avec les yeux, il se sent tout penaud. Le balafré fait un geste au barman qui s’exécute de suite. Ce dernier ramène à Sam des glaçons pour son œil et deux bières. Le balafré l’invite à s’asseoir à une table avec lui. Sam un peu perdu prend place sur une chaise en plastique gardant tout contre lui son sac à dos. De la main droite, il retient les glaçons sur son œil qui lui fait terriblement mal. L’homme s’exprime par gestes. Sam reconnaît la langue des signes. Quand il était plus jeune, il avait appris avec Théo à communiquer en LSF pour se parler sans que les autres ne les comprennent. Leur cousin était sourd. C’est comme ça qu’ils l’ont appris. Ils ont surtout réinventer certains gestes.

 — Vous lisez sur les lèvres ? Demande Sam pour s’assurer qu’il n’a pas besoin de communiquer avec les gestes. Il comprend mieux la LSF qu’il ne la pratique.

Le borgne acquiesce avec la tête et lui demande ce qu’il fait là. Comme il vient de l’aider, Sam ne peut assurément pas l’envoyer bouler et bien qu'hésitant, il lui raconte tout de même son histoire. L’homme ne réagit pas. Sam se demande si son visage n’est pas paralysé. Il a l’air d’avoir bien morflé dans le passé. Puis le borgne commence à signer. Sam comprend qu'il sait où se trouve la prison et qu'il lui propose de lui montrer. L'homme se lève et l'invite à le suivre. Sam se colle à son sac, il a très envie de le suivre et en même temps, qu'est-ce qui prouve qu'il peut lui faire confiance. Le borgne remarque sa méfiance et quitte le bar après lui avoir dit de laisser tomber. Sam se retrouve tout seul dans le saloon piégé au milieu des regards hostiles des autres hommes. Il se sent comme un escargot sans coquille, nu et sans protection. On a déjà tenté de lui voler son sac. D'un coup de tête, il décide donc de partir. Ébloui par la lumière extérieure, il remet ses lunettes de soleil et cherhce à retrouver le borgne. Il le voit s'éloigner. Il lui court après :

— Attendez monsieur, je viens avec vous !!!!

L'homme ne ralentit toujours pas, il continue de marcher comme si de rien. « Merde j'ai oublié qu'il est sourd » se dit Sam. Il accélère le pas pour arriver à son niveau. Il se met face à lui pour le stopper.

— Désolé d'avoir douté de vous . Pouvez vous me montrer où se trouve la prison.? J'ai besoin d'aide pour retrouver mon frère. Sam lui fait les yeux doux tel le chat potté.

Le borgne le considère un long moment. Sam ne sait quoi penser, "va t-il se décider à me répondre" se demande t-il. L'homme le prend par l’épaule pour l'inviter à l'accompagner. Sam et le borgne longent un peu la berge avant de tourner à droite pour s’engouffrer dans un bras plus étroit du canyon. Sam a l'impression d’être dans un tunnel bien qu'en levant la tète le jeune homme aperçoit le ciel représenté par un simple trait de crayon bleu. Il y fait sombre. Dans ce dédale de faux tunnels, ils marchent longtemps jusqu'à aboutir devant une falaise dans laquelle sont creusées un ensemble de grottes superposées et habitées. Du linge sèche à l'entrée d'une grotte, des tables et des chaises sont disposés devant chaque entrée. Des hommes et des femmes entrent et sortent, des hommes coupent du bois, d'autres font de la cuisine dans un chaudron à l'extérieur, une femme allaite son bébé… L'homme l’emmène dans une de ses grottes, ils pénètrent dans ce que Sam pense être une chambre à coucher. Le borgne s’assoit sur un vieux matelas étalé sur une dalle en pierre qui fait office de lit. Il ouvre un livre posé sur un carton duquel il en ressort un vieux papier chiffonné. Il lui tend, Sam hésite à l'ouvrir. Il soutient le regard du borgne auquel il se suspend dans l'attente de son autorisation. Le borgne cligne des yeux pour donner son consentement. En dépliant le papier, Sam constate qu'il s'agit d'une carte. Dessus une croix est dessinée, elle semble désigner le lieu où se situe la prison.

*

Théo vient de finir son whisky, il est seul dans ce grand appartement. Il tremble pourtant les flammes de la cheminée dansent à un rythme effréné. L’homme réapparaît vêtu d’un peignoir noir. Il a visiblement pris une douche, il sent le savon à la lavande. Sur une platine, il positionne un vinyle de musique classique et baisse la lumière. Le cœur de Théo s’enflamme, il lui brûle la poitrine. La sensation de chaleur lui monte à la tête. Il sent que quelque chose se prépare. Sa combinaison devient moite, elle lui colle à la peau. Il étouffe. Son double s’approche de lui :

— Tu devrais retirer cette combinaison, je sens que tu as un peu chaud. Tu devrais te détendre un peu.

L’homme s’assoit à côté de Théo, lui pose une main sur la cuisse. Théo se lève précipitamment, il se met en colère:

— Mais ça ne va pas non !!! Pour qui me prenez vous ?!!

Bien que les yeux de Théo jettent des poignards étincelants, l’homme reste imperturbable. Sa passivité lascive incommode encore plus le jeune homme. Théo est comme une proie apeurée pris au piège par son prédateur.

— Ce n’est pas un fantasme que tu as toi de faire l’amour avec toi même ? C’est quand même une chance de rencontrer son sosie, un jumeau sans lien de sang tu ne trouves pas ?

Il est fou pense Théo, comment il va se sortir de là? Il a fermé la porte à clés. Il pourrait se battre, il a pas mal pratiqué la bagarre ces derniers temps. Mais que fera t il une fois qu’il sortira de son appartement ? Il va vite se faire repérer, il devra fuir. Il se sent vulnérable comme jamais. Il n’a plus la force de se battre.

— Vous m’avez dit que vous aviez besoin de moi. Je peux refuser vos avances et aussi de vous aider.

— Si tu fais ça, je te ramènes directement dans ta jolie cellule où cinq hommes t’attendent. Eux seront certainement moins doux que moi. Et puis, si tu ne m’aides pas tu n’arriveras jamais à rencontrer Lui tout seul.

Son double lui répond avec un ton qui ne laisse pas de place à la négociation. Il sait qu’il est en position de faiblesse. Cet homme peut bien faire de lui ce qu'il veut, après tout, il n’a plus rien à perdre à part sa dignité. Et puis à quoi bon ici ou dans son monde, il a déjà touché le fond. Alors, il ferme les yeux. Son propre corps ne lui appartient plus, son esprit s'envole au dessus de lui. Il devient spectateur de sa vie qu'il abandonne, plus rien ne l’atteint. La seule pensée positive qui lui reste : demain, il va rencontrer Lui, son oncle enfin, peut-être...

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Elly
Posté le 30/09/2023
Coucou !

Sam semble faire de bonnes rencontres, mais ce qui arrive à Théo est horrible... je ne m'attendais pas à ça, j'ai peur des séquelles que ça aura sur lui.
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