Dans le vaisseau pour Mirifax

Le vaisseau de transport interplanétaire filait à travers le cosmos. Mirifax n’était plus qu’à quelques heures. Le vaisseau se servait d’un moteur à déformation d’espace-temps, qui, fixé à la proue, lui permettait de contracter la portion d’espace rencontrée à chaque nouvelle seconde. Ceci, joint à une propulsion à fusion nucléaire, permettait à l’engin d’avaler les Unités astronomiques (UA), un peu comme une baleine le plancton. 

Sans se douter de tout cela – il était camarade-peintre et non camarade-technicien – Artem Platitov, assis en seconde classe, avec son chevalet, une dizaine de toiles encore ficelées, sa mallette, ses pinceaux, ses équerres et ses tubes de peinture, Artem Platitov, le premier peintre de l’Académie des Beaux-arts de Pantagus, Artem Platitov, mandaté par le Comité suprême de la Confédération Intergalactique des Républiques Socialistes, Artem Platitov pleurait toutes les larmes de son corps. Pourquoi ? Il lui était arrivé, ce matin, la pire chose de sa vie.

Suite au test réussi du Colonel Tchecheiev, Artem s’était précipité chez lui. Une fois dans sa chambre d’étudiant, il s’était replongé, stylo-laser en main, dans ses manuels d’art socialiste. Le départ étant fixé pour le jour suivant, il n’avait pas de temps à perdre. Sa fiancée Sacha était revenue à la nuit tombée. Il lui avait aussitôt fait part de son incroyable mission. « Combien de temps pars-tu ? lui avait demandé Sacha.

- Ah c’est vrai ça…je n’y ai même pas pensé…il me semble que le colonel Tchecheiev m’a dit un mois. »

Sacha accueillit la nouvelle avec un regard mélancolique. Assise sur lit, elle laissa tomber sa tête sur son épaule.

Platitov avait continué son étude, à la lumière d’une petite lampe sur son bureau. De temps à autres, il regardait Sacha endormie. Il ne pouvait s’empêcher de s’émouvoir à la vision de sa fiancée, allongée sur ce lit bancal entouré de murs verdâtres, dans cette pièce minuscule, dans cet immeuble miteux, se disant que malgré tout cela, elle était là, avec lui, dans la même galère, et qu’elle n’était pas ailleurs, auprès d’un autre, d’un ingénieur qualifié du secteur sidérurgique par exemple, ou encore d’un camarade plus socialiste que Platitov  – ils devaient bien exister ces maudits !

Sacha était tout pour Artem. Il l’avait rencontrée aux Jeunesses ouvrières à douze ans. Ils étaient devenus amis, puis, arrivés au lycée, amoureux. Ils ne s’étaient plus quittés depuis. Artem avait mis toute sa vie en pilote automatique ; ses devoirs, ses études, son travail, son art, pour mieux se concentrer sur Sacha. S’il recopiait si bien, c’est que la tâche avait quelque chose de robotique, laissant son esprit divaguer dans le flot de pensées qu’il dédiait chaque heure à Sacha.

Si, un moment plus tôt, il avait couru de l’Académie à sa chambre, c’était finalement moins du fait de l’excitation que lui procurait cette nouvelle mission, que pressé de rejoindre l'appartement, où infailliblement, tous les jours, revenait Sacha. Platitov n’avait jamais regardé les autres femmes, il n’avait jamais fantasmé sur d'autres fesses, il n’avait pas même assez d’imagination pour concevoir que les histoires d’amour aient une fin…

Et pourtant…l’annonce du départ d’Artem avait agi comme un révélateur sur Sacha. Elle se trouvait, à ce moment de sa vie, à cet endroit flou où le jugement de l’adulte prend le pas sur celui de l’enfant, où l’esprit critique s’éloigne des opinions professées par les parents, et dans une certaine mesure, de l’avis du corps social. Or, adolescente, Sacha avait particulièrement aimé en Artem cette faculté à être toujours premier partout, à être l’étudiant le plus gratifié, le plus complimenté, le plus auréolé.

A cet âge, il n’y a pas beaucoup plus de choses que les bons points pour forcer l’admiration. A l’âge adulte, c’est différent. Sacha avait peu à peu compris, que si Artem était si souvent cité, c’était peut-être du fait de son aptitude à se fondre dans un moule parfaitement insipide. Sur Pantagus, Artem n’était estimé que parce qu’il était médiocre. Ce nouvel état des choses ne s’était dessiné qu’avec une certaine lenteur dans l’esprit de Sacha.

Cette nuit, la nuit où Artem lui avait annoncé son départ, il était désormais tout à fait clair pour Sacha qu’elle ne pouvait aimer un fantoche. Le lendemain, alors qu’une voiture s’apprêtait d’un moment à l’autre à emmener Artem vers le spatioport, elle lui déclara froidement que leur relation était terminée. La rue était traversée par des convois à roulement magnétiques. Les travailleurs se dépêchaient vers leurs usines, leur Tupperware de lentilles corail sous le bras. Les hauts-fourneaux crachaient leurs premières fumées et la COP40124 s’achevaient à peine, sans grandes avancées selon les spécialistes. Les modules aéroportés passaient à toute vitesse au-dessus du toit de l’immeuble, agitant les cheveux châtains de Sacha, les faisant danser devant ses beaux yeux verts – et froids.

Platitov avait ses affaires de peintre sous le bras. Il se retourna, hagard, monta dans la voiture qui s’envola vers les rampes de lancement troposphériques. La voiture rejoignit en quelques minutes la plateforme orbitale, d’où partaient, en multitude, les vaisseaux vers les confins de la Galaxie. Ce n’est que quand le point gris de Pantagus disparut dans les ténèbres, et qu’ils se retrouvèrent seuls, le hublot et lui, qu’Artem se mit à pleurer à chaudes larmes.

Un homme bedonnant, moustachu, en survêtement blanc et rouge, passa dans les travées à côté de Platitov. Il semblait chercher quelqu’un. Tout d’un coup il se tourna vers l’artiste-peintre. « Attends, c’est toi que je cherche depuis tout à l’heure ? » Artem pleurait trop pour pouvoir répondre. « C’est bien toi le gosse des quotas, pour l’équipe ?

- …

- Faut pas te démoraliser gamin !

- …

- Tu vas te sortir les doigts du cul et tu vas le jouer ce match !

- Mais…

- Ecoute buddy, j’ai ai connu tout un pataquès de gamins infoutus de faire une passe depuis que je suis coach. Les emmanchés, les mal dégrossis, les mous du gland, crois-moi, y a pas plus expert que mézigue. Pour les nuls, j’ai ce qu’on appelle une fatale errance. Par contre, les couards, je les gerbe, les conchie, je les goulaguise.

- …

- Et il est pas question que je laisse jouer un couard, pas le jour du plus grand tournoi de toof contre ces foutriquets de Mirifaxiens. D’accord, ils sont beaux, ils sont grands, mais le courage, la bravitude, en zont-ils ? Méga-niet. Alors faut pas te démonter, même si t’es pas le poteau le plus affuté du trottoir, même si t’es pas le poireau le plus astiqué du boudoir, le solo le plus accordé de la guitare, le bedeau le plus parfumé de l’encensoir, le linteau le plus charpenté du manoir, le manteau le plus porté du placard, (foutue expression, si seulement je mettais la main dessus…), je veux te voir aux couleurs de l’équipe de Pantagus, et super disposé à bouffer de la fiotte d’übermensch. Pense à ta mère… pense à ton père…à la rocking-chair sur le perron de ta bicoque, aux ondoyants champs de blé du Kentucky…à ce que je te disais le vieux Bill Auerbach (Ah ! Bill…) t’es peut-être né handicapé, tu seras peut-être toute ta vie le gosse des quotas, celui qu’on choisit le dernier, celui qui a besoin de la bonne assistance publique, des tétés de mère Térésa, t’es peut-être le plus moche, le plus retardé, le plus abruti des gamins, mais je te veux dans MON équipe…NOTRE équipe. Sèche ces vilaines larmes.

- …

- Alors buddy ?

- Mais vous voyez bien que je suis un peintre, camarade coach. »

Le coach en question jeta un regard interloqué à Platitov, puis à tout l’attirail de peintre qui croulait à ses pieds. Il se redressa, s’essuya la salive qui, dans l’élan, lui était venue à la bouche. « Euh…je suis confus, s’excusa-t-il en se grattant la tête, je ne sais pas quoi dire…

- Coach ? »

C’était une petite voix qui venait du fond du compartiment. Le coach et Artem se tournèrent. Un bozorg en tenue de toof était sagement assis sur son siège. Note explicative pour le lecteur, les Bozorgs sont les habitants de la planète Tibleb. Ils ressemblent à des blocs de polenta mi-cuite sans bras, sans jambes, mais très souriants. Cependant, ne vous fiez pas trop à leur mine sympathique, ce sont des antisémites convaincus. « Ah c’est toi le gosse des quotas ? repartit le coach.

- Oui.

- Pardonne-moi, je ne t’ai pas vu en entrant.

- Pas de mal. »

« Quant à vous, dit le coach, en revenant à Platitov, j’aimerais sincèrement vous faire oublier ma maladresse.

- Ça ne m’a pas vexé, je vous assure.

- Laissez-moi essayer quelque chose.

- Pas la peine… »

Le coach interrompit Platitov en lui barrant la bouche avec son index. De l’autre main, il se tenait pensivement le front. Sa réflexion menée à bien, il reprit sa pose de tantôt, penché vers Platitov, prêt à éructer. « C’est pas parce que t’es un peintre de régime de mes deux que tu vas pas te sortir les pinceaux du cul…

- …

- Parce que moi, j’en ai chié de la gouache dans ma vie, et crois-moi, les barbouilleurs, je sais les reconnaître…

- …

- Alors tu vas te sortir la palette du cul…

- Vous vous égarez coach.

- Euh…oui les Picassos…euh…non les pique-assiettes !

- C’est très mauvais.

- Vous avez raison…je n’y connais rien à la peinture.

- La société soviétique est une ruche, à chaque abeille sa fonction.

- Je voulais juste vous donner un peu de motivation.

- Je crois que c’est raté, mais merci de votre sollicitude camarade coach. »

Le coach tapa l’épaule de Platitov, à la fois confus et un peu navré de n’avoir pas réussi à redresser cette âme en peine, puis partit rejoindre le jeune bozorg qui l’attendait patiemment. « Ecoute buddy, j’ai ai connu tout un pataquès de gamins infoutus de faire une passe depuis que je suis coach […] »

Artem était de nouveau seul. L’intervention du coach avait eu le mérite de le détourner un peu de ses pensées. La douleur ne tarda cependant pas à rejaillir. Et tandis qu’il pleurait, son cerveau turbinait à la manière un peu chaotique et brinquebalante d’une voiture castriste. Il se convainquit bientôt que tout ceci n’était pas réel, qu’il y avait maldonne, que Sacha n’avait pas vraiment rompu avec lui. Il devait en avoir le cœur net. L’instant d’après, il l’appelait en Facetime.

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Coyote
Posté le 29/01/2024
C'est drôle la façon dont tu arrives à rendre chaque personnage attachant à sa manière en très peu de lignes. Tes dialogues sont juste géniaux. Faudrait vraiment songer à faire une série audio de cette histoire à la manière de Naheulbeuk !
Zadarinho
Posté le 02/02/2024
Merci Coyote! En effet le donjon de Naheulbeuk, grosse référence!
Coyote
Posté le 06/02/2024
Haha, vive les vieux ! :D
robruelle
Posté le 27/01/2024
Hello !

J'ai bien aimé ce chapitre. On commence à entrevoir que ça ne se déroulera pas comme prévu pour le peintre sur Mirifax
Le personnage du coach est très amusant
Un mélange de coach de football américain ("aux ondoyants champs de blé du Kentucky" haha ! ) et de camarade-coach
Artem va devenir un vrai artiste j'ai l'impression :) Puisant dans sa douleur la puissance créatrice
En tout cas, à l'instant t, c'est comme ça que je pressens la suite :)
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