Le coureur des bois

Par Bruns

Sam Wallace 

Quelques dizaines d’années  

avant le 31 mai 1921 

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Je ne suis pas un démon qui demande un échange. Tu ne me dois pas ton succès. Je t’ai juste montré le chemin, mais tout ce que tu as créé était bien en toi, Dude. Et personne ne pourra te le prendre. Moi, Dude, je ne fais que proposer des choix. Je mets les gens sur un carrefour et je les observe, en espérant qu’ils prennent la bonne direction. Parfois, je leur donne un petit coup de pouce - Jaha Lenna rit malicieusement - quand ils le méritent. 

Le Dieu Serpent à Dude 
16 août 1938, Greenwood, Mississippi 

* * * 

 

 

Sam Wallace était né dans une ferme, dans un lieu tout près de ce qui allait devenir Tulsa. Il ne s’est jamais beaucoup éloigné de sa ferme.  

Enfant, il devait ses seules aventures à son grand-père qui avait été pisteur pour l’armée. De cette vie, il avait gardé le goût pour les longs raids en forêt, à chasser, bivouaquer sous la lune et parcourir le pays à la seule force des jambes. Avec le temps passant, ils allèrent de moins en moins loin et partaient de moins en moins longtemps. Ce qui permettait au petit Sam de l’accompagner pendant quelques jours. Il justifiait auprès de ses parents, qu’il n’était pas prudent que son grand-père parte seul en forêt pendant plusieurs jours.  

Le père de Sam, Henry, n’avait jamais beaucoup connu son propre père. Ce dernier, travaillant pour l’armée était souvent absent, laissant le petit Henry seul avec sa mère. Livré à lui-même, Henry, avait dû travailler très tôt pour vivre et faire vivre sa mère. Mais il n’avait pas de ressentiment pour son père. Il avait vite compris qu’un homme doit choisir sa voie et la suivre. Son père était un coureur des bois et rien n’aurait pu le retenir longtemps, pas même l’amour d’une femme et d’un fils. Alors pourquoi lui en vouloir pour ses absences. C’était comme ça. C’est tout.  

Henry avait grandi en travaillant la terre et en élevant quelques têtes de bétail. Avec les années il avait développé sa ferme sur une terre qu’il avait gagnée lors d’une course à la terre, et était fier de son travail. Sa maison était maintenant assez grande maintenant pour y héberger son père. Ce dernier se rendait utile grâce à ses connaissances des plantes et surtout en animant les soirées auprès du feu à raconter ses aventures de pisteur. Il racontait comment il avait participé à la traque de quelques indiens rebelles ou à celle des hors-la-loi dont les légendes feraient encore rêver les gosses du pays quand Sam commencerait à avoir les cheveux blancs. On ne savait ce qui était vrai ou faux, mais le grand-père racontait les histoires comme personne et cela plaisait à tout le monde. 

Les escapades de Sam avec son grand-père lui permettaient également de faire l’école buissonnière. Sam perdait son temps à l’école. Il savait déjà lire et écrire et son instituteur, unique instituteur de la petite école de campagne, avait déjà beaucoup de travail pour apprendre ces quelques notions rudimentaires aux nombreux illettrés des environs. De plus, Sam n’aimait pas beaucoup l’école. Il avait peu d’amis et son physique plutôt chétif ne lui donnait aucun avantage à fréquenter les autres enfants de son âge qui, travaillant souvent dans les fermes voisines avaient développé des physiques charpentés et robustes. 

Alors il partait dès qu’il le pouvait avec son pisteur de grand-père. Pendant ces raids, Sam apprenait tout sur tout. Son grand-père avait des connaissances infinies. Il connaissait les arbres, et les étoiles. Il connaissait les histoires des forêts et des montagnes qu’ils traversaient ensemble. 

Sam n’oublierait jamais les longues heures à marcher et parfois à courir à travers les sous-bois. Il n’était pas costaud, mais il était endurant. Cette sensation de ne faire qu’un avec la nature, avec l’air qui l’entourait, de se sentir fort, vivant et surtout libre allait l’accompagner durant toute sa vie.  

Les moments que Sam préférait pendant ces périples étaient les soirées passées à la belle étoile, près du feu. Les nuits dans la nature étaient magiques. La forêt de nuit se réveille et chaque bruit de pas et chaque cri, révèlent la vie cachée de ces lieux. Dans le calme et le presque silence de ces nuits, Sam se sentait seul au monde. Il lui semblait vivre hors du temps, hors des problèmes de la ferme, des animaux à nourrir, à soigner, loin des jeux souvent brutaux auxquels il devait faire face à l’école. 

Ces bivouacs étaient pour Sam la véritable école. Son grand-père était éduqué. Dans sa jeunesse, il avait poursuivi des études en Europe avant de suivre ses parents dans le nouveau monde. Il avait choisi cette vie de pisteur par amour de la nature et de la liberté. Il avait soif de savoirs et il voulait être le premier à fouler les terres de l’ouest et du nord du pays. Ces longues traques lui laissaient beaucoup de temps pour continuer d’étudier les livres qu’il emmenait avec lui. Pour ce pisteur, la richesse ne se comptait pas en dollars, mais en savoirs, en souvenirs. 

De cette période, il a gardé cet amour de la lecture et tout doucement l’a transmis à son petit-fils. Pendant les longues soirées, assis autour du feu, ils parlaient ensemble de littérature, des auteurs et des livres. Son grand-père avait une passion pour les philosophes des Lumières. Il disait souvent que ce pays neuf, dont il avait découvert beaucoup de contrées pendant ses missions, pourrait être le plus grand pays au monde une fois qu’il aurait eu sa propre période des Lumières. Il racontait que pour le moment, cette Amérique, qui était une source d’espoir pour les milliers d’immigrants, était encore à l’étape de la construction. Et de ce que son grand-père avait été témoin lors de ses longues courses avec l’armée, c’est que ce pays était pour le moment dans une phase de destruction, massive.  

C’est également pendant ces longues marches avec son grand-père que Sam eut droit à ses premières gorgées de whisky irlandais. 

– Le seul qui vaille le coup d’être emporté en raid, disait en riant son grand-père. 

 

Alors qu’il venait d’avoir quinze ans, le vieux pisteur décida de partir pour sa dernière traque, une nuit, dans son lit.  

Il fut rapidement enterré, non loin de la ferme, et tout près de la forêt, dans une petite clairière, dans laquelle Sam et son grand-père avaient fait leurs derniers bivouacs. Le grand-père n’était alors plus capable de crapahuter très longtemps, mais les bivouacs avaient toujours la même saveur. Finalement peu importait la distance parcourue, la destination était la rencontre avec la nature, et la littérature. 

C’est à ce moment-là que le père de Sam lui demanda de quitter définitivement l’école pour venir travailler à la ferme, en famille. La vie était difficile et une paire de bras en plus ne serait pas superflue. C’était comme si Henry avait attendu la disparition du grand-père pour prendre cette décision, ou tout au moins en émettre l’idée. 

Mais Sam ne voulait pas de cette vie. Mis à part les quelques évasions réalisées avec son grand-père, Sam n’avait rien vu du pays et toutes ces discussions nocturnes lui avaient donné l’envie de découvertes.  

Alors, un matin il dit au revoir à ses parents et parti pour s’inscrire au bureau de recrutement du chemin de fer. A cette époque, beaucoup de villes avaient encore besoin de s’équiper en voies ferrées, et installer les rails serait certes difficile mais Sam trouvait un côté romanesque à s’engager dans cette aventure. Il avait déjà lu les aventures de la construction du Transcontinental. Il avait dévoré les histoires de Buffalo Bill qui chassait les bisons pour ouvrir la voie et nourrir les équipes de poseurs. Il avait adoré « Le tour du monde en 80 jours » de Jules Verne dont le héros utilise ce train mythique pour rallier San-Francisco. Sam avait rêvé de course-poursuites et de jeux de piste au travers des Etats-Unis et à travers les gares de tout le pays avec le « Testament d’un excentrique ». Avec ce roman, Sam s’était forgé une vision de l’Amérique ressemblant à un gigantesque terrain de jeu. La vision romantique qu’il pouvait alors avoir de sa future vie, était faite de trains, de rails, de bars et de parties de poker. 

Deux jours plus tard, il monta dans le train. Son tout premier voyage en train. Il était excité et heureux. Il retrouvait cette sensation de liberté qu’il avait ressenti pendant les courses en forêt. Les ouvriers étaient installés dans une voiture à bétail, placée juste après la locomotive. La voiture était encore pleine des odeurs des bestiaux qui avaient voyagé avant eux, mêlées aux odeurs de vapeur et de suie crachées par les énormes fourneaux de la locomotive. Mais ce n’était pas important. Cette voiture emmenait Sam vers la promesse d’une nouvelle vie. 

Quelques mois plus tard, Sam travaillait à la pose des voies. Le travail était rude. Qu’il pleuve, qu’il vente ou sous un soleil de plomb, il fallait avancer. Malgré les efforts physiques, Sam ne s’était pas taillé un corps de forçat, mais il était courageux et faisait sa part du boulot. Pour se faire respecter il avait dû, au début, montrer les poings une fois ou deux. Mais il avait surtout gagné l’estime de ses compagnons par son attitude. Il était plus éduqué que la plupart des pauvres bougres qui participaient à cette aventure. Et il lui arrivait souvent de désamorcer des conflits par son simple bon sens et son sens de la persuasion. Le fait de savoir qu’il n’hésiterait pas à se battre si nécessaire, l’a souvent aidé. Il était un des rares à savoir lire et écrire, alors, il animait les soirées de ses collègues en lisant des livres d’aventures ou les derniers journaux reçus des villes qu’ils traversaient. Parfois il lui arrivait de rédiger les courriers de ses coéquipiers, faisant de lui, une personnalité incontournable de la vie du campement. 

Pendant ces quelques mois, Sam se fit des amis parmi tous les groupes du campement. Les équipes étaient regroupées par origine ethniques. Les noirs étaient d’ordinaire attribués à la pose des voies, le travail le plus difficile. Les asiatiques, plus petits et moins costauds s’occupaient des tâches logistiques comme la cuisine, la lingerie, le service postal. Les jeunes blancs nés dans ce pays, d’origines plus que modestes et qui comme les autres, n’avaient d’autres choix pour subsister que d’accepter ces boulots de bêtes de sommes. Sam y rencontra également des indiens, des pakistanais, des russes et beaucoup d’autres nationalités. Malgré les séparations culturelles qui organisaient le travail dans le campement, les tensions étaient rares. Tous les gars du campement partageaient la même galère et les mêmes difficultés. Personne ne désirait dépenser d’énergie inutilement pour des raisons qui n’avaient pas lieu d’être dans cette vie en vase clos. L’objectif était commun : finir ces voies et traverser l’Amérique, direction : ailleurs ! 

 

Parmi ses amis, Sam se souviendrait toujours de celui avec qui il était le plus proche. Un jeune noir, d’une année son cadet, qui se faisait appeler Dude. Dude n’était pas costaud non plus ce qui les avait probablement rapprochés. Dude était spécial. Il vivait dans un autre univers. Il voulait être musicien. Il était attiré par cette vie à chanter et courir de fille en fille, de ville en ville pour découvrir les pubs, les salles de concert. Seule la musique l’intéressait, même s’il avait un penchant pour les belles sapes et les jolies filles. Lorsqu’ils avaient une journée de pause, Sam et Dude partaient en ville dès qu’ils le pouvaient pour dépenser les quelques dollars gagnés. Alors que Sam profitait du bar, des tables de poker, des danseuses et de leurs saveurs, Dude passait sa soirée avec une bière à observer les musiciens. Il les écoutait. Il regardait leurs doigts bouger. Il ne voyait que les accords qui prenaient vie sur les vibrations des quelques cordes métalliques. Il cherchait à ressentir au plus profond de ses tripes les sentiments que les musiciens voulaient partager. 

 

Un soir il dit à Sam : 

– Un jour c’est moi qui serai sur scène et quand je jouerai, plus rien ne comptera, pour personne. 

Sam ne s’intéressait pas à la musique et surtout n’y connaissait pas grand-chose. Mais des quelques essais qu’il avait pu entendre, il se disait que Dude avait encore des progrès à faire avant de maîtriser le vieil instrument qui lui servait de guitare. 

Sam aimait cette vie. Il n’avait pas de question à se poser. Il fallait suivre le mouvement, suivre le rail, toucher sa paie et s’amuser. Il passait beaucoup de temps à discuter et à échanger avec toutes les personnes du camp. Il était avide d’informations et il s’enrichissait des expériences et des histoires qu’on lui racontait. 

Sam se fit rapidement remarquer par les contremaîtres. Ses connaissances et sa capacité à naviguer parmi tous les groupes de la petite ville toujours en mouvement lui assurerait de pouvoir prendre des responsabilités et de diriger les groupes les plus difficiles. Il accepta ce nouveau travail parce qu’il était heureux de cette reconnaissance, mais surtout pour la paie qui allait avec. Elle lui permettrait des parties de poker plus engagées. 

 

Quelques années plus tard, Sam, alors âgé de dix-huit ans, s’était forgé une bonne réputation autant dans la compagnie de chemin de fer que dans les équipes qu’il dirigeait. Il connaissait le boulot. Son sérieux et sa droiture avaient fait le reste. Dude quant à lui ne cherchait pas la reconnaissance, du moins pas cette reconnaissance-là. Il avait réussi à mettre de l’argent de côté et avait surtout travaillé sa musique. A plusieurs reprises, il avait dit à Sam qu’il allait partir. Qu’il allait tenter sa chance. 

Un jour où leur chantier les avait amenés près de Tulsa, Sam et Dude profitèrent de quelques jours de repos pour jouir de la ville et s’amuser un peu. Tulsa était alors un endroit où vivaient beaucoup de communautés différentes, et tous y vivaient en harmonie. 

Alors qu’ils déambulaient dans les rues, regardant avec les yeux d’enfants qu’ils étaient encore tous les coins et racoins, Sam croisa le regard d’une fille. Une fille si jolie que tout s’arrêta autour de lui. Les passants, les bruits, Dude qui lui parlait. Il fallut quelques instants pour que le charme se rompe et la future madame Wallace s’éclipsa rapidement pour fuir cette situation gênante mais ô combien agréable.  

Cette fille s’appelait Marie. Elle était blonde, mignonne, pas très grande, avec de jolies formes, ce qui allait bien à Sam. Il n’était pas non plus un géant. Elle était assistante à l’Hôtel de Ville de Tulsa et il fallut beaucoup de recherches à Sam pour retrouver sa trace. Cette fille hantait son esprit et ses rêves, surtout ses rêves. 

Un soir, Sam et Dude profitaient des charmes d’un junk-joints dans les quartiers chauds de Robinsonville. Dude les y avait emmenés car ce pub avait la réputation d’accueillir les meilleurs musiciens de la région. Alors que Dude s’émerveillait des blues de Tommy Everyoung et Beasty Brown, Sam se perdait au bar, à chercher une solution pour séduire celle qui hantait ses nuits blanches.  

Quand la nuit fut bien avancée et que les accords se furent tus, Dude et Sam erraient dans les rues à la lueur d’une lune gibbeuse rouge et voilée par quelques nuages. Dude rêvait de musique et de succès, Sam, éméché, ne pensait qu’à Marie. 

– Sam, tu as entendu ce son, ce rythme ?! Ces gars étaient géniaux ! C’est comme ça que je veux être !  

Sam était resté indifférent à leur musique et il avait d’autres choses en tête. Il répondit, pour ne pas froisser son ami :  

– Oui, oui c’était bien. 

– Comment ça bien, mais c’était fantastique ! C’est ça le son que je veux avoir ! C’est ça que je veux faire de ma vie. 

Voyant bien que Sam avait les idées ailleurs, et il savait bien où, il chercha à le provoquer. 

– Ne me dis pas que tu penses encore à ta petite blanche de Tulsa ? Tu sais, ruminer ne va pas arranger les choses Monsieur le contremaître ! 

– Arrête Rob, sérieusement ! Tu ne la trouves pas jolie ? Tu n’as pas remarqué ses yeux bleus, ces yeux bleus pâles ?  

« Je suis si heureux de les avoir croisés, mais je suis si triste de ne plus les revoir. Ça me rend fou ! Je passe mes nuits à rêver de ces yeux bleus.  

- Être auprès de cette fille serait ce qui pourrait m’arriver de mieux. Je voudrais passer ma vie à regarder ces yeux-là. 

- M’en fous chef, mais si tu la veux, alors il faut que tu ailles la chercher. Il faut savoir ce que tu veux. Continuer à courir le pays à poser des rails ou te poser pour faire plein de petits Sam à madame. Arrête les lettres et bouge-toi ! 

Dude avait raison. Il fallait prendre une décision. 

– Et toi Dude, qu’est-ce que tu vas faire si je m’installe à Tulsa ? Si j’arrête la pose ? 

Sam et Dude ne s’étaient quasiment pas quittés pendant les trois années passées, que ce soit sur les rails ou dans les bars. 

– Ne t’inquiète pas pour moi. J’ai trouvé ce que je cherchais. Je m’arrête ici. 

– Quoi ?  

– Yep man, ce soir je quitte le campement et je vais trouver un boulot en ville. Je veux apprendre la musique ici. Ce que j’ai entendu ce soir, c’est ce que je veux faire ! 

Il s’ensuivit un long moment de silence pendant lequel les deux jeunes hommes s’imaginaient chacun vivre leurs rêves. Ils marchaient sous la lune. La ville était vide, calme et ils pensaient que la vie leur tendait les bras. 

Sam rompit le silence. 

– Et bien moi, je donnerais mon âme au diable pour cette fille ! 

Dude fût d’abord surpris et s’amusa du courage de son compagnon. Il renchérit : 

– Et moi, je vendrais mon âme au diable pour devenir le plus grand musicien du monde. 

Et sur ces blasphèmes lancés à la légère, après une longue étreinte, ils se quittèrent. L’un partit vers le campement des poseurs de rails, l’autre alla chercher un coin en ville pour passer la nuit et les suivantes. 

 

Ils ne devaient plus se revoir.

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