Le cinquième jour ou le sixième. Difficile d’être catégorique, mais je ne crois pas avoir fait mieux ou pire en matière d’insomnie dans ma vie. La pensée suivante me mène à l’avant du véhicule. Je suis frappé d’être dans un taxi, et l’instant d’après, je suis encore davantage sur le cul de voir Ménilmontant défiler par la fenêtre. Ces courts moments où je perds le fil des événements sont fréquents quand j’atteins ce stade avancé de manque de sommeil. Il a la quarantaine, peut-être plus, le style fringant et le visage marqué, mon taxi. Son allure impeccable contraste avec le sentiment que j’ai de mon apparence. Je refrène un sourire qui se transforme en rictus quand je nous vois tous les deux dans le rétroviseur central. Il a vaguement l’air d’une vedette alors que moi j’ai tout d’un épouvantail échappé d’un champ de betterave. Je stoppe la flânerie mentale, je tente de me concentrer sur autre chose et naturellement je repense au travail accompli ces dernières nuits. J’ai le sentiment que ces nouveaux enregistrements auront leur place au sommet ce que j’ai jamais produit. Peut-être même tout en haut de ce qui a été jamais écrit dans le rap, ai-je la faiblesse de penser. Je sais que la mégalomanie me guette, et j’en rigole un peu, tout en étant convaincu que quelque part mon intuition est juste. C’est foutrement bon ce que j’ai produit.
— Ça vous va si je mets la radio ?
La voix du chauffeur ne pèse pas lourd face à l’intensité de ce que j’ai dans le crâne, car c’est plus fort que moi, je compare chaque strophe de mes derniers textes, je veux savoir si ce que j’ai écrit la nuit passée est plus beau ou sinon d’une valeur identique au Rap-mitaine, mon tube du moment.
— Monsieur, si je mets de la musique ça vous dérange ?
Mécaniquement, je hoche la tête. Ce mouvement furtif déclenche l’arrivée de la musique dans l’habitacle. Du rap puissant. Le mec à la gratte semble balancer ses notes depuis Saturne, tellement le trip est total et l’ambiance du morceau sidéral. Nouveau rictus qui cette fois se retransforme en sourire. LA CLAQUE TOTALE ! Je revois le titre de Rolling Stone Magasine avec ma tronche de déplumé en couverture. Le morceau est dément. Et quand je me dis que c’est moi qui est pondu cette petite merveille, ça sonne étrange, presque faux. Je me le répète encore et encore, pour que cela finisse par devenir une vérité solide, c’est moi qui rappe sur ce morceau, j’en suis même l’auteur et le compositeur. Fucking badass ! J’affole les algorithmes depuis deux mois et caracole en tête des plates-formes musicales. Rap-mitaine est le titre hip hop le plus streamé d’Europe. Le fric et la fatigue vont crescendo depuis des mois. Les nuits en studio me laissent en transe, et pour calmer toute cette exaltation, j’enchaine les soirées. Je me dis que je devrais lever le pied et que peut-être pour une fois je devrais rentrer, et laisser le chauffeur me conduire à l’hôtel comme j’étais persuadé que c’est que j’allais faire il y a dix minutes. La tentation d’Alex. Je relis le message qu’il vient de m’envoyer : « Hey, j’ai topé un truc affreusement cool. Tu serais bien dérangé du cerveau de pas venir au Palais de Tokyo. En plus, y a ta cops Zenda. Emoji porn disco » De toutes les manières, comment aller se coucher. J’ai le cœur euphorique. Une soirée de plus ou de moins ne changera pas la face du monde. Je m’apprête à dérouter le taxi, quand je suis frappé par son faciès : il a la même tronche que quelqu’un de familier.
— C’est un chef d’œuvre ! Je n’aime pas parler sur la musique mais là, je dois dire ça me met dans un état mon gars !
Il me parle encore un moment de « Rapmitaine », et à quel point il adore cette chanson –
— C’est excellent cette histoire de vieux rappeur Terminator qui vient punir les rappeurs de pacotille tac tac, diabolique le truc, j’adore !
Si je lui que j’en suis l’auteur, je vais devoir affronter son admiration ou son incrédulité, voire les deux. Je me tais donc.
— Finalement, on va plutôt aller au Palais de Tokyo s’il vous plait
Il me mate bizarrement et tandis qu’il baisse le volume de la musique, il me dit que j’ai l’air d’un zombie et qu’on est à deux blocs de mon hôtel et que je devrais plutôt rentrer me coucher. Je hausse les épaules et lui répond, que j’ai une bonne raison d’aller faire la teuf. « Vu l’heure, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée d’aller faire la fête mon gars ». Mais qu’est-ce qu’il me veut Papy, j’ai quand même le droit de décider ce que je veux faire de ma nuit. Mais il n’en démord pas durant de longues minutes. J’ai beau lui répéter que j’ai rendez-vous là-bas, il insiste encore. Je finis par le menacer de descendre s’il continue à refuser de me conduire au Palais de Tokyo. Alors, de mauvaise grâce, il accepte de bifurquer aux Invalides, en ajoutant « moi je dis ça, c’est pour vous m’sieur Leone ».
Et il remet le son précisément au moment de la chanson où le Rapmitaine est de retour dans la chambre d’hôtel pour châtier le jeune rappeur. Au pied du Palais de Tokyo se masse une foule de fêtards. J’envoie un message à Alex : "Viens me récupérer à l'entrée, je suis bouillant".