Data : L'Executrice.

Tac ! Tac ! Tac !

Le bruit d’un talon qui frappe un sol de marbre. Une femme avance. Cette femme se nomme ABELI. Des femmes sous ce nom, nous en connaissons trois : 

La première, une chanteuse. Une teen idole d’une marque antique. Morte.

La deuxième était amoureuse, la femme d’un homme qui la chérissait aussi, décédée, en même temps que lui. 

L’ABELI politicienne, la « Dame » elle, existe encore, puisqu’elle est l’Exécutrice. Avec un E majuscule. 

 

Ses mains gantées, qui lissent avec nonchalance un pan de son uniforme bleu, ont le contrôle absolu sur les forces de police de ce petit pays nommé France… Ou ce qu’il en subsiste. Les lilas de Montmartre ? Leurs cadavres dévorés par la radioactivité. La tour Eiffel ? Seuls les historiens accomplis se souviennent de la dame de fer. Mais cela reste un sort enviable comparée à la cité phocéenne et au palais des papes, qui eux dorment sous les eaux. 

 Orange, chanceuse, s’est transformée en capitale.

Sur sa gauche, les fenêtres de la tour de l’Élysée s’ouvrent sur la mer, le port les quartiers pauvres et leur criminalité que le Système laisse prospérer. « Le Système fait des choix ». Elle connaissait cet adage, elle aussi. Si la teen idole l’acceptait sans le comprendre, la politicienne en a saisi le sens. Tout était question de décision et de logique. 

Elle s’arrête quelques secondes sur le reflet de son visage à la beauté mathématique, une équation parfaitement calculée par les plus éminents esthéticiens mentaux lors de ses années d'Idole. Un visage fait de rondeurs innocentes, construit pour créer une empathie qui la dessert dans ses fonctions. Parfois, elle envisage de le changer, mais aussitôt, elle se souvient sa rééducation douloureuse et l’angoisse d’être incapable de reconnaitre son propre reflet.  

Lorsqu’elle ouvre la porte de son bureau, des effluves de tabac agressent ses narines. L’origine ? Raúl Lorques, son assistant, allongé sur l’un de ses canapés, assoupit, un cigare allumé aux levres. Sans même évoquer l’odeur, ABELI n’a jamais compris pourquoi il apprécie tant ces incendies en devenir, ni même comment il pouvait se sentir assez à l’aise pour s’endormir avec. Il a travaillé toute la nuit et elle le devine, mais tout ce qu’elle voit pour le moment, c’est la cendre qui salit ses vêtements et qui va sûrement tomber sur son sofa lorsqu’il se réveillera. 

Au son de la voix sèche de la Dame, l’homme sursaute et laisse glisser son cigare qui, dans sa chute, créer une brûlure noire sur sa chemise d’un blanc modéré.. 

 

— Dame ABELI, vous êtes en retard, la salue-t-il, après s’être étiré. 

 

L’Executrice fait rouler ses yeux d’ambre. 

 

— Le Juge Orpeli m’a retenue. 

 

Lorquès s’étire, passe une main dans ses cheveux sel et poivre, pour les lisser peut-être, mais ne réussit qu’à les rendre encore plus ébouriffés. L’Exécutrice s’installe à son fauteuil de cuir. Sans un mot, l’homme se lève pour fermer la porte derrière sa cheffe. Le bureau de l’Exécutrion, comme tous les fiefs des dirigeants, est équipé des technologies les plus pointues au monde. 

 

La pièce est insonorisée bien sûr. Des unités de nettoyage aussi discrètes qu’efficaces font disparaître toute trace de cendre, mais aussi la fumée et l’odeur du cigare de Lorquès. Des balayages aléatoires enquêtent, cherchent la présence d’anomalies, de matériel d’espionnage. 

L’on dit même, avec humour, que le Système lui-même garde un œil sur les offices des décideurs. ABELI dépose sur son bureau-console sa tablette personnelle, elle prend le temps de la placer de manière bien parallèle au bord avant de lancer ses premières directives. Elle engage un diagnostic de sécurité manuel, comme à chaque fois qu’elle souhaite aborder un sujet sensible. Lorsque celui-ci lui confirme que la sûreté de ses locaux n’est pas compromise, elle passe à la seconde étape. Elle pianote sur sa console pour se déconnecter du système. Un des nombreux avantages de sa fonction. 

 

Ainsi, tout ce qui se dit dans ce bureau ne devrait être connu que de ceux présents. 

 

— Comment s’est déroulée votre réunion avec le Triumvirat ? 

 

ABELI répond d’un geste agacé.

 

— Comme d’habitude. Le Triuvirat reste incapable de choisir la couleur d’un simple tapis sans demander l’avis du Système… Le Législateur se contente de faire le béni-oui-oui. Quant au Juge...

.

Elle laisse sa phrase en suspens. Elle refuse de penser à Opéli.

 

 — Avez-vous fini la liste ? reprend-elle.

 

Lorquès acquiesce. Il cherche sa tablette, qui dans son sommeil s’est retrouvée au sol avant de se lever et de la déposer de travers sur la console de sa supérieure, qui agacée, la replace pour qu’elle aussi, soit parallèle. Il tire une chaise et s’assoit. La transmission des données se fait en local, ne permettant logiquement qu’aucune fuite de data vers les réseaux. Le portrait d’un jeune garçon apparaît sur la console de l’Exécutrice.

 

— Abel Bellange, commente Lorquès. Ses parents sont connus du Système pour leurs idées anti…

 

— Non. 

 

Le « non » d’ABELI, ferme, alors qu’elle passe au dossier suivant étonne à peine Lorquès. 

 

—  ABELI combat Abel Bellange ? Vous étiez publicitaire, vous devriez savoir que ce genre d’allitérations ne sont bonnes que pour les marques de lessives. 

 

L’homme hausse les épaules. À son sens, il n’existait aucune vraie différence entre la vente de lessive, de Fo-T ou d’une carrière politique. Mais il n’était pas l’Exécutrice et il savait une chose : ABELI décidait et ses choix avaient toujours été suffisamment pertinents pour la maintenir dans cette position pendant plus de cinq ans maintenant. 

 

— Lillianna Ra…

 

— Non. Trop jolie. Il me faut quelqu’un de plus banal, quelqu’un qui fera sensation quelque temps puis que l’on oubliera. Elle risque d’apparaître beaucoup trop souvent dans les tops 10 des plus beaux délinquants. 

 

Lorquès laisse une vague déception passer sur lui alors que ce profil-là est éludé. Il aurait pu parier sur Liliana Ramet. Le portrait suivant s’affiche.

 

— Hyllia Rodel, annonce Lorquès. Ses parents ont été reconnus coupables de crime eugénique. Elle est familière du Net gris et…

 

L’Exécutrice ne l’écoute plus, elle compute, soupèse. 

 

— Non. Déclare-t-elle finalement. Ajouter une mutante dans l’équation ne rendrait les choses que plus compliquées.

 

Lorquès acquiesce. Certes, les stigmas entourant les organismes génétiquement modifiés pouvaient être un puissant levier d’indignation. Mais entre indignation et émeute, le pas leur semble trop rapide à franchir. 

 

— Reynia XV-658, annonce l’assistant. 

 

 — Une orpheline ? 

 

ABELI hésite. Elle comprend la logique de Lorquès, une adolescente sans connexion qui paraît être la candidate idéale. Mais ne serait-ce pas de l’acharnement ? ABELI consulte attentivement les données de la jeune fille, recueillies jour et nuit par le Système. 

D’autres, plus anciennes :

Aucun souvenir avant ses huit ans [.] Amnésie sûrement due à un accident grave. [..]  ADN inconnu, possiblement issu de parents immigrés [.]  

 

<Rapport d’hôpitaux indiquant la nature des soins qu’elle a subie et la rééducation des deux années suivantes.> 

 

Mais aussi plus récentes :

Disparition de la géolocalisation pendant près d’une heure. [..]Directeur d’orphelinat arrêté, un rapport d’exécution :

« Le suspect semble avoir menti sur la raison de sa visite [...]  Je demande donc l’autorisation de l’interroger mentalement. »

L’autorisation a bien sûr été refusée. Le Système ne considère pas les actions de la jeune fille pertinente dans le crime du Directeur Tafani… Peut-être a-t-elle simplement menti pour des raisons d’ado ? L’Exécutrice médite ces informations. Elle jette un coup d’œil rapide aux autres profils puis revient sur celui de Reynia. Lorquès est témoin, pour la première fois en plus de six ans de l’hésitation de la femme qui le commande. 

Elle garde le regard braqué sur le visage fatigué de XV-568, soupèse. Ce visage calculé avec soin pour être des plus banals arrivera-t-il à convaincre Port-Orange de sa déviance ? 

 

L’Exécutrice doit trancher. Aussi se résout-elle à invoquer la machine. 

« Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable » (1), prêchait la bible catholique orange. Pourtant elles existent, ces machines capables de penser, réfléchir et même prévoir. On les nomme Reasoning Operative System et Treatment Operative System. ROS et TOS. En cela, la nouvelle Orange est le cauchemar de Serena Butler (1)

ABELI pianote sur sa console et l’unité de classe gouvernementale, sobrement nommée 0005 ROS parle d’une voix neutre. L’IA aurait été autre chose, peut être que l’Exécutrice aurait dû prononcer une phrase grandiloquente : « Miroir, mon beau miroir, dis-moi si XV-568 est une possible criminelle notoire ». Mais bien que la machine pense, elle réfléchit dans sa langue composée de un et de zéro et il est préférable de s’exprimer dans un idiome qu’elle comprend. La question posée L’IA raisonne, conclu, traduit et dit ;

 

Reynia XV-568. Choix intéressant.  

 

ABELI lève les yeux vers son assistant. La machine semble rejoindre son avis, mais une chose la perturbe et sûrement Lorquès en est conscient. 

« Choix intéressant » quel étrange phrasé pour une machine, qui par définition ne possède ni émotion ni inclinaison. Pourtant… 

 

Alors, comment expliquer le choix de ce mot ? Les technophiles les plus superstitieux considèrent ces ratés comme des pattes de lapin et suivent ces prophéties avec ferveur. Mais même si l’Exécutrice ne croit qu’en l’Évangile selon ABELI, elle sait à quel point les machines peuvent être effrayantes par leur précision et leur quasi-omniscience. 

 

— Prenez l’orpheline. Déclare-t-elle finalement.


(1) Dune, F.Herbert

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Tac
Posté le 23/11/2022
Yo !
J'ai trouvé ce chapitre intéressant, assez glaçant, mais j'imagine que c'est l'effet voulu donc bravo !
"Miroir, mon beau miroir, dis-moi si XV-568 est une possible criminelle notoire" : bien trouvé :D
"la femme d’un homme qui le chérissait aussi, décédée, en même temps que lui. " : qui la chérissait (non? sinon je ne comprends pas ce que tu veux dire...)
Plein de bisous !
Pandasama
Posté le 11/12/2022
Salut !

Encore merci pour ta lecture ! Et en effet, c'est bien "la" chérissait, mais je rejette entièrement la faute sur Antidote huhu !

Des bisous !
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