Son père avait raison, depuis leur arrivée dans ce manoir tout allait de travers. Merlin regarda autour de lui histoire d’arrêter de passer en boucle les derniers événements. Il s’allongea dans l’herbe. Un léger vent caressait son visage, tandis que les premiers rayons du soleil le réchauffaient timidement. Il avait beau s’être éloigné du domaine, il se sentait en sécurité. Il était peut-être bien naïf de croire que la maléfique Morgane ne l’attaquerait pas près du cercle de pierre. Pourtant, c’était auprès de ces chevaliers muets que le petit garçon se sentait le plus protégé, comme s’ils avaient formé un cercle magique au sein duquel rien ne pouvait lui arriver.
Et puis, il se releva brusquement, il n’avait pas de temps à perdre en vaines rêveries. Dans quelques instants, il se trouverait face au grand châtaignier. Comment allait-il s’y prendre pour que le patriarche lui livre ses secrets. Awena ne viendrait certainement pas l’encourager. Ce matin encore, elle avait déserté le petit déjeuner. Sapristi avait rassuré Merlin dans un miaulement laconique. L’ancêtre allait mieux, mais devait encore se reposer.
A croire que le jardinier avait mieux récupéré qu’elle, car quelques instants auparavant le garçon l’avait aperçu dans le parc armé d'une brouette qu'il dirigeait poussivement entre les allées. Il avait bien observé cet homme énigmatique. Il avait scruté ses mouvements. Peut-être semblait-il un peu moins alerte. Mais à y bien réfléchir, Merlin ne l’avait jamais vu bien vivace quand il s’agissait de tailler un arbre, arroser la pelouse ou traquer les feuilles mortes et les fleurs fanées. Pourtant, l’enfant n’arrivait pas à oublier la réaction de Sapristi la veille quand la cuisinière avait révélé que Tugdual était également souffrant. Il y avait là un indice qui lui échappait. Le chat avait bondi comme si un danger imminent menaçait sa reine. Quelle était la nature exacte des relations entre le vieil homme et l’ancêtre ? Leurs sorts étaient-ils liés ? Merlin se serait bien aventuré à interroger Coventine, mais depuis leur rencontre nocturne, il ne l’avait pas revue. Dommage, elle était aussi jolie que son père était rustre.
Il se redressa et chercha un bout de branche. Alors, sommairement au sol, il traça deux colonnes. Un bon moyen pour faire le bilan de sa situation. Il plaça une barre dans celle de droite, une seule. Il ne trouvait en effet qu’un point positif à sa venue en Bretagne. Il n’était plus un sujet de moquerie pour ses camarades. Logique, à part des adultes il ne voyait plus personne. En revanche, depuis qu’ils étaient là, il avait failli mourir de peur un nombre incalculable de fois, d’affreux dangers le guettaient et surtout ses parents étaient méconnaissables. En quelques jours, ils étaient passés de l’entente cordiale à une détestation profonde. C’était sa mère qu’il comprenait le moins, elle qui le traitait comme un bébé, s’inquiétant par un rien, n’avait même pas vu son malaise la veille. Elle ne venait plus s’assurer que tout aille bien le soir. Elle ne surveillait pas davantage de ce qu’il faisait pendant la journée. Elle se contentait de le laisser sous la garde de Lilwenn ou Awena convaincue sans doute qu’il ne risquait rien tant qu’il restait à Bréchéliant. Et puis, il y avait eu ce coup de fil, ce nom sur l’écran du portable de son père. Il n’avait rien dit et ne comptait pas le faire. Sapristi détestait déjà suffisamment Léonard, pour ne pas en rajouter. Mais qui était cette Morgane ? Ses parents ne connaissaient personne de ce prénom, enfin pas qu’il sache. Ce ne pouvait tout de même pas être la magicienne du royaume oublié. Mais la coïncidence était troublante, beaucoup trop pour laisser l’esprit du petit Merlin en paix. Et une pensée folle s’était insinuée dans sa tête. Et si son père était l’espion. Après tout, on ne cessait de lui rabâcher que les apparences n’étaient pas ce qu’elles paraissaient être. D’ailleurs, qui aurait pu soupçonner un petit garçon grassouillet de pas tout à fait dix ans d’être l’héritier du plus célèbre des enchanteurs ? Aussitôt, la raison venait à son secours. La fée Morgane appelant Léonard sur son O6 depuis un monde magique, c’était tout bonnement tordant. Alors quoi ?
« Es-tu prêt ? »
Merlin sursauta, perdu dans ses problèmes, il n’avait pas entendu Sapristi approcher. Il avait envie de lui crier « Est-on jamais prêt pour une telle aventure ? », mais il préféra se taire. L’heure était venue. Avant de se mettre en route, il décida de puiser un peu de courage auprès de la fine fleur de la chevalerie de Camelot. Il avait en quelque sorte à portée de main, les plus valeureux guerriers du royaume. Il s’approcha alors de celui dont un lion ornait le bouclier. Il devina qu’il s’agissait d’Yvain. Après avoir sauvé le fauve dans la forêt de Brocéliande des griffes d’un dragon, la légende racontait que le roi des animaux était devenu le fidèle compagnon du chevalier. Merlin avait aimé cette histoire. Il avait souvent rêvé de sauver une bête féroce échappée d’un zoo et d’en faire son meilleur ami, histoire de gagner le respect de ses camarades de classe. Mais aujourd’hui tout se mélangeait dans sa tête. Yvain, enfin sa statue, se trouvait bel et bien devant lui. C’est alors qu’il la remarqua. Une lézarde sur le bras du célèbre héros, puis une deuxième sur sa jambe, comme si l'armure se fendillait. Il les effleura de la main. Ce qui le troubla, c’est qu’il était certain qu’elles ne s’y trouvaient pas auparavant. Comment avaient-elles pu apparaître en si peu de temps ? Et surtout que signifiaient-elles ?
« Hâtons-nous, miaula Sapristi. »
Mais Merlin ne bougea pas, trop intrigué par l’étrange phénomène. Il s’approcha du chevalier à l’écu décoré d’une tête d’aigle et constata des fissures exactement aux mêmes endroits. Sapristi l’interpella à nouveau d’un miaulement autoritaire et le poussa du museau pour l’éloigner du cercle. Après tout, peu importait, Merlin en était convaincu, tous les guerriers avaient les mêmes marques. Des marques étranges qui n’étaient ni l’œuvre d’un vandale, ni celle du temps.
Les chevaliers étaient-ils en mauvaise posture ou alors allaient-ils briser la pierre pour revenir à la vie ?
Sapristi devait certainement en savoir un peu sur la question, car il ne paraissait pas le moins étonné. Il avait vu Merlin suivre la ligne des lézardes, et sa seule réaction avait été de l’éloigner. Que voulait-il l’empêcher de découvrir ?
« Que leur arrive-t-il ? » se hasarda à demander l’enfant.
Sa question resta suspendue dans les airs, Sapristi avançait seul vers le grand châtaignier. Il ne m’attend même pas, pensa Merlin. Décidément, il fallait toujours que ce chat se mette en avant. Alors, sans conviction, le garçon se lança à sa poursuite, oubliant sa peine et ses doutes.
Il ne tarda pas à apercevoir la silhouette du patriarche, toujours aussi impressionnante. Les racines bien ancrées dans la terre et les branches se perdant dans le ciel. Merlin se dit que c’était peut-être un genre de haricot magique qui avait donné naissance à un tel géant. Peut-être fallait-il l’escalader pour que l’arbre livre ses secrets ? Il blêmit à cette idée. Il n’avait jamais réussi à monter à la corde, alors partir à l’assaut d’un arbre, c’était carrément de la science fiction ! Tout fébrile, il s’approcha de l’écorce, la caressant du bout des doigts. Instinctivement, il posa sa tête contre le tronc séculaire. Il se sentait comme une petite fourmi. Il ferma les yeux et implora en silence l’arbre de l’aider à trouver le puissant bâton de magie. Combien de temps resta-t-il ainsi au juste les yeux clos lové dans une nature bienveillante, loin du monde des hommes ? Impossible à dire. Il avait perdu la notion du temps, car à nouveau il ressentait une vibration. Son cœur et le châtaignier battaient à l’unisson. Soudain, un changement se produisit en lui. Le souffle du vent sur sa peau disparut, la douce tiédeur s’éclipsa, le chant des oiseaux résonna en sourdine et une odeur de sève et d’écorce avec une note sucrée emplit ses narines.
Il ouvrit alors doucement les paupières. Le paysage enchanteur n’était plus là. Il faisait sombre, presque nuit. Il ne se trouvait plus à l’extérieur, mais dans une pièce aux murs étroits et irréguliers. Merlin aurait dû hurler de peur ou de surprise, pourtant il n’en fit rien. Il avait deviné où il avait pénétré. Quelle était l’incantation qui rendait possible une telle merveille, il l’ignorait, mais ce dont il était convaincu : c’était d’être au cœur du châtaignier. Ses yeux s’habituèrent à l’obscurité et bientôt il devina un grand escalier creusé dans le tronc. Il leva la tête, mais n’aperçut qu’une infinité de marches qui paraissaient toutes différentes. Certaines épaisses, d'autres fines et noueuses comme une immense pile de livres disposée en spirale. L'oeuvre donnait le vertige et au bout il crut apercevoir une faible lumière. Une liane se tenait comme par magie au-dessus de cette spirale sans fin, dont elle épousait chaque mouvement. Sans doute, une rampe flottante pour alpinistes peu chevronnés comme lui, se dit le petit Merlin . Il se laissa alors assaillir par un flot de sentiments qu'il avait réussir à contenir jusqu'ici. De l'émerveillement bien sûr, mais aussi beaucoup de curiosité et énormément de peur. Qu'abritait au juste le sommet de cet arbre fantastique ? Etait-ce le repère secret de Merlin ?
Il n’y avait qu’un moyen de le savoir. Et puis, il ne fallait pas être bien malin pour comprendre que les réponses à ses questions se trouvaient là-haut. Il regretta d’être capable d’entrer dans un arbre, mais d’ignorer comment faire apparaître un ascenseur. Il était temps de passer à l'action, avant que ses craintes prennent le dessus et l'empêchent d'agir.
Ce truc là, pensa-t-il c’était comme l’ascension de l’Everest. Une tour de Pise végétale à l'assaut de laquelle il fallait se lancer. Pour trouver quoi ? Pour redescendre, il y avait peut-être un toboggan. Il se prit à rêver. Oh ! Oui un toboggan géant ! Au début, il les compta avec application toutes ces marches. Puis, il arrêta. Le point lumineux paraissait toujours aussi inaccessible. Au début, il les gravit avec entrain. Puis, le souffle bientôt court, il décida de manéger sa monture, à savoir ses jambes grassouillettes. Rapidement, il dut marquer des pauses plus fréquentes et découvrit des muscles de son corps qu’il ignorait. Après une telle ascension, il estimait avoir fait ses séances d’EPS pour au moins six mois, à la réflexion huit. Encore heureux qu’il ne soit pas claustrophobe ! Les marches n’en finissaient pas de défiler, à présent, il avait décidé de fermer les yeux pour ne pas se décourager. Avec prudence, il sentait le bois du bout du pied, déjouait le piège des racines et rassemblait ses forces et son courage pour monter. Il fit le vide, se concentrant sur les craquements, le bruit du vent dans les feuilles et les senteurs boisées. Enfin, il sentit un léger souffle sur son visage et une douce chaleur baigner son visage. Il sut qu’il touchait au but et ouvrit à nouveau les yeux.
Je reprend ma lecture avec plaisir. Encore un bon chapitre, très bien écrit, qui soulève des questions avec les lézardes. Serait-ce l'oeuvre de Morgane ?
Je trouve ça bien t'avoir choisi le châtaignier plutôt que le chêne trop souvent utilisé.
Un changement semble s'opérer chez Merlin, plus de courage, plus de sport. Deviendra-t-il un vrai chevalier ?
A bientôt:)
désolée d'avoir tardé avant de répondre, merci beaucoup pout ton retour positif qui m'encourage à poursuivre. A bientôt.
J'ai beaucoup aimé ce chapitre ! Il est très riche. On se demande quel est le rôle des personnages : le jardinier, Coventine, le père et surtout les chevaliers. L'idée des lézardes est bien trouvée. On a hâte que les chevaliers se réveillent. On retrouve Merlin comme un enfant gauche qui rêve de devenir un autre avec l'épisode du lion et l'ascension de l'arbre. L'arbre qui ouvre vers un autre monde (un métaphore du livre ?) est une belle image. Bien-sûr, on a très envie de lire le prochain chapitre. Je l'attends ;)
A bientôt !
Merci pour tes encouragements. Je suis ravie que tu sois intriguée, toi qui manies l'art du mystère avec brio. Le prochain chapitre devrait marquer une pause dans l'action.A bientôt !
Les questions de Merlin viennent au bon moment. Je m'interrogeais sur le changement de comportement de ses parents et l'étrange attitude de sa mère. Après tout elle est la petite fille d'Awena, ce qui en dit long. Les fissures des statues interrogent également, des choses se passent, des choses que Merlin observe sans trouver de réponses. Les réponses viendront à la fin... ?
La « rencontre » avec le chêne et les sentiments confus de Merlin sont particulièrement bien décrits. On sent l’étau se rétrécir autour du jeune garçon mais sans percevoir encore quelle sera la chute.
J’attends la suite !
Quelques remarques et suggestions :
- Il avait beau s’être éloigné du domaine, il se sentait en sécurité : la phrase me chiffonne un peu, il me semble qu’elle est incomplète :
« Bien qu’éloigné du domaine, il se sentait en sécurité » ou « Il avait beau s’être éloigné du domaine, il se sentait malgré tout en sécurité » ou quelque chose dans cet esprit ?
- Et puis, il se releva brusquement : « et puis » me chiffonne aussi… décidemment !!!
- Il avait deviné où il avait pénétré : si tu dis simplement « il avait deviné », il me semble que c’est plus fort.
- Quelle était l’incantation qui rendait possible une telle merveille : quelle incantation rendait possible… ?
- il décida de manéger sa monture : de ménager
- des muscles de son corps qu’il ignorait : des muscles de son corps ignorés ?
- Enfin, il sentit un léger souffle sur son visage et une douce chaleur baigner son visage : 2 fois visage.
A très bientôt
Merci beaucoup d'être au rendez-vous de ce nouveau chapitre. Tes suggestions sont judicieuses comme toujours, je vais en tenir compte pour alléger certaines phrases. Ravie aussi que tu continues à être intriguée. A bientôt.