Lézardes

Awena observait du haut de sa tour le jardinier. Elle ne le quittait pas des yeux guettant un signe qui trahirait son nouvel état, mais il ne laissa rien transparaître. Tugdual l’aperçut à sa fenêtre. La maîtresse des lieux lui adressa un de ses regards glaçants, dont elle régalait les étrangers qui osaient fouler le gravier de Bréchéliant. Il continua de la fixer tranquillement, d’un air de défi. Elle resta imperturbable. Enfin, le jardinier  sans doute lassé par ce duel muet retourna à ses occupations.

Un sourire effleura le visage de la vieille dame, quand l’homme s’éloigna. Elle songea que de très loin, on aurait pu la comparer à Raiponce attendant un prince qui la délivre. Mais de tresse, elle n’avait point, et de prince encore moins. Un impeccable chignon gris et un roi mué en chat étaient ses oripeaux d’héroïne de conte, qui n’avait rien de féérique. Pourtant comme Raiponce, elle se sentait prisonnière. Certes, pas d’une tour, mais de Bréchéliant. Elle savait ce qu’elle risquait si elle franchissait le vieux portail. Elle l’avait expérimenté, il y avait bien des années de cela, à ses dépends. Bientôt, le sortilège prendrait fin. Il fallait simplement que l’héritier se montre à la hauteur et accepte de … Mais comment un enfant pourrait-il accepter pareil marché ? Depuis des nuits, cela la torturait. Comment parvenir à le contraindre sans vraiment l’obliger ? La date approchait et il n’était pas encore révélé ! Comment Merlin avait-il pu choisir un gamin pareil pour une telle mission ? C’était à croire que le vieil enchanteur n’avait plus toute sa tête. Cet enfant n’avait pas le profil de l’emploi. C’était du jus de carottes, qui coulait dans ses veines. Même Lilwenn aurait fait une meilleure apprentie que ce froussard qu’on lui avait flanqué comme héritier !

Elle se laissa alors aller à un peu de nostalgie et repensa à sa première rencontre avec la cuisinière au caractère bien trempé. Elle ferma les yeux et se replongea dans ce passé lointain.

« Ah ! Vous voilà ! » S’était exclamée une voix vigoureuse et joviale. Une voix qu’elle ne connaissait pas à l’époque, mais qui semblait savoir qui elle était. Awena s’était retournée aussitôt. Une paysanne aux yeux joyeux et au nez mutin lui souriait de toutes ses dents.  Elle avait les joues rouges et des gouttes de sueur perlaient sur son front.

« Ca fait une bonne heure que j’vous cherche. C’est un sacré domaine que vous possédez là ! J’ai failli rebrousser chemin, et puis une petite voix me disait de venir jeter un coup d’œil par ici en suivant une petite ribine. »

Awena émergeait alors à peine de l’étrange voyage qui l’avait menée dans ce nouveau monde. Elle ne comprenait pas vraiment où elle se trouvait et les brumes de son esprit n’étaient pas totalement dissipées.

« On se croirait dans un musée, c’est du bel ouvrage. Vous êtes bien gardée. Pas moyen de s’échapper à moins de se jeter dans le puits ! avait ajouté la petite bonne femme en observant les statues du cercle avec respect. Elle avait beau paraître inoffensive, Awena était restée sur ses gardes, se rappelant que Morgane maîtrisait fort bien l’art de la métamorphose.

« Vous étiez à un bal costumé ? »

Sans même prendre le temps d’attendre une réponse, elle avait poursuivi :

« C’est pour ça que j’ai été reçue par un gars muet en armure ! Sur le coup, il m’a fichu la frousse avec sa boite de conserve sur les os ! Entre nous, il a l’air  à moitié droch ! »

Awena se revit, essayant de mettre bout à bout les informations dont elle disposait, essayant aussi de comprendre tous les mots prononcés par l’étrange créature volubile. Au bout d’un moment, elle avait fini par s’arrêter de causer et la regardant avec gravité avait lancé : « Vous êtes dans le lagenn ce matin ? » Mais où donc Merlin l’avait-il envoyée ?

"Vous avez trop fait la riboule !", avait conclu l'inconnue sur un ton de reproche, avant de fouiller dans un grand cabas et de brandir triomphalement un remède.

« Un petit paracétamol et ça repart ! Parole de Lilwenn ! »

Puis, la femme avait paru hésiter avant de continuer :

« Alors, c’est pour sûr, vous m’embauchez dans votre vieux manoir ? »

Awena avait péniblement articulé : « mon manoir ».

La bretonne avait pris cela pour un « oui", et s’était avancée dans un profond élan d’enthousiasme pour l’embrasser. Awena avait reculé juste avant qu’elle n’écrase ses os, vieux, désormais.

 « Pardon madame, je serai moins familière à l’avenir.  Pas de poks entre nous ! », s’était aussitôt excusée Liwenn, confuse.

Et comme pour se rattraper, elle avait ajouté:

« Je manque un peu de bonnes manières, mais y a pas meilleure cuisinière que moi dans les alentours ! Vous ne regretterez pas de m’avoir embauchée ! »

Alors, elle lui avait tendu une main franche et solide, qu’Awena avait serré avec moins de ferveur qu’elle.

« Je savais bien que c’était pas une blague cette place de cuisinière, même si tous les autres se fichaient de moi. Ils pensaient que le manoir était abandonné et que sauf votre respect, vous étiez morte depuis longtemps. »

Puis, elle avait paru surprise au point de pousser à un nouveau cri, mais moins puissant cette fois-ci. Elle s’était dirigée à petits pas pressés  vers un point précis. Awena  avait alors supposé qu’elle avait aperçu quelque lapin ou à défaut une herbe aromatique, histoire de lui  prouver ses talents culinaires.

La cuisinière après avoir  fouillé parmi des tas de feuilles mortes, était revenue satisfaite pour exposer avec fierté sa découverte.

«  Il me semblait bien, que j’avais vu briller quelque chose ! Madame veut jouer les jeunettes et se débarrasser de sa canne ! »

Effectivement, elle tenait un étrange bâton au pommeau étincelant. Elle n’avait pu s’empêcher de caresser la boule brillante et avait retiré aussitôt sa main, comme si elle avait reçu une décharge électrique.

« Bizarre. Je n’ai jamais rien vu qui ressemble à ça. Vous feriez un malheur dans un magasin d’antiquités »

Devant la mine déconfite d’Awena, la cuisinière s’était vivement sermonnée : « Lilwenn, tu parles trop, Lilwenn ta langue te perdra ».

Puis, elle lui avait remis le précieux objet, dont  elle ignorait le véritable usage. Elles s’étaient mises en route vers cette nouvelle demeure, escortées par Sapristi.

« Il est beau le minet",  avait constaté la brave Liwenn. Se voir traiter de vulgaire « minet » n’avait pas dû être du goût d’Arthur qui l’avait griffée sans vergogne, quand elle avait tenté d’ébouriffer sa nouvelle tignasse.

« Il est un peu sauvage ! ». C’est tout ce qu’Awena avait trouvé à dire sur le moment pour excuser son époux.

« Je vois, avait alors répondu la bretonne un brin contrariée, et comment s’appelle-t-il votre grand fauve ? »

« Sapristi !»Awena n’en avait aucune idée, et ce juron avait été le premier mot sorti de ses lèvres. La brave femme croyant que c’était là le nom du chat, n’avait pu s’empêcher de donner son avis sur la question.

« C’est original. Y a pas à dire, vous les aristos, vous avez le chic pour dégotter les bons prénoms ! Pas vrai, Madame Awena ? Ca vous va, si je vous appelle comme ça ou vous préférez autre chose ? »

Les gouttes de pluie qui vinrent s’abattre violemment contre la fenêtre ramenèrent l’ancêtre subitement à la réalité. C’étaient comme des petits coups qui venaient frapper à la porte de sa conscience, pour l’empêcher de s’enfoncer plus longtemps dans un lointain passé. Elle s’étonna de cette averse soudaine, alors que le temps avait l’air si serein. Pourvu qu’il ne s’agisse pas d’un mauvais présage.

Une intense douleur finit de la replonger complètement dans le présent. Elle inspecta son bras et de terribles picotements se firent sentir à nouveau. A croire que des centaines d’aiguilles prenaient un malin plaisir à jouer sur sa peau un air de piano. On aurait dit qu’une longue veine ou une cicatrice était apparue, mais elle avait plutôt l’impression de se lézarder de l’intérieur, comme si sa tenue de camouflage allait céder. Et quand la douleur cessait dans le bras, c’était sa jambe qui la tiraillait. Là encore l’étrange zébrure était survenue sans prévenir. Son âge lui permettait d’invoquer ses vieux rhumatismes ou son arthrose, mais la douleur était d’une autre nature. Son enveloppe pour le monde sans magie semblait vouloir se craqueler. C’était sans doute parce que le jour sans retour approchait. Awena envisageait aussi une autre explication. Morgane brisait peut-être les dernières défenses, faisant vaciller les portes qui ouvraient sur le monde sans magie. Allait-elle surgir du puits avec son armée ? Que feraient alors les chevaliers du cercle ?

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sifriane
Posté le 07/06/2022
Re,
Encore ces lézardes, que se passera-t-il quand le charme sera rompu ? Reprendra-t-elle simplement sa véritable apparence ?
Très beau ce retour dans le passé, j'ai eu l'impression d'être avec les deux femmes.
L'alternance de belles descriptions et de pointe de suspense fonctionnent très bien.
A bientôt :)
Laure Imésio
Posté le 01/07/2022
Re (coucou),
ton commentaire me fait très plaisir, je suis ravie que ce retour en arrière fonctionne et que tu demeures intriguée. A bientôt.
Baladine
Posté le 22/03/2022
Salut !
Ce changement de perspective est bien amené, maintenant qu'on en sait plus sur Awena c'est intéressant de voir les choses de son point de vue et d'explorer ses souvenirs. Très intriguée par les lézardes, qui annoncent pas mal de mouvement pour la suite !
A très vite !
Claire
Laure Imésio
Posté le 06/05/2022
Bonjour Claire,
Merci encore pour ta lecture attentive et tes retours réguliers. c'est très gentil. A bientôt.
Hortense
Posté le 10/03/2022
Bonjour Laure,
À travers les souvenirs d’Awena, à propos de sa rencontre avec Liwenn, tu proposes habillement un commencement à cette histoire dans le monde sans magie. Le portrait de Liwenn est très sympathique et visuel, on se la représente bien. J’ai parfois un peu trébuché sur les mots locaux, peut-être quelques précisions en fin de chapitre ? (Mais je les trouve très bien venus !) Passé cette parenthèse qui permet également de pénétrer l’état d’esprit d’Awena, tu glisses habilement vers la situation actuelle. Le terme approche, les signes se manifestent…
Toujours autant de plaisir à suivre ton récit.
Juste une petite remarque :
- ses oripeaux : ou ses attributs ?
À très bientôt.
Laure Imésio
Posté le 13/03/2022
Bonsoir Hortense,
Merci pour ton nouveau commentaire. Je me suis interrogée sur les mots bretons. Ça m'éclaire d'avoir ton ressenti. J'espérais que sans les connaître, on parvenait à en deviner le sens et qu'ils apportaient une note un peu comique. Je vais réfléchir à comment éclaircir leur sens. J'ai pris beaucoup de plaisir à les découvrir (car je ne suis pas du tout bretonne) et du coup je me suis peut-être un peu emballée :) A bientôt.
Hortense
Posté le 15/03/2022
C'est vraiment super cette idée des mots bretons, surtout n'y renonce pas !
Laure Imésio
Posté le 06/05/2022
Je vais persévérer alors !
Romanticgirl
Posté le 05/03/2022
Bonjour Laure,
C'est intéressant d'avoir le point de vue d'Awena dans ce chapitre. On découvre que la mission de Merlin est dangereuse et qu'il devra se montrer à la hauteur. Le personnage de Lilween est haut en couleurs. J'ai été surprise par les lézardes d'Awena, je pensais que l'on assisterait au réveil des chevaliers.
A bientôt !
Laure Imésio
Posté le 13/03/2022
Bonsoir,
Désolée mais le réveil de la force, n'est pas pour l'instant prévue au programme. Les lézardes en revanche sont un signe de l'approche de ... Merci de livrer tes impressions et hypothèses chapitre après chapitre avec autant de constance. A bientôt.
Laure Imésio
Posté le 13/03/2022
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