Il existe une race de gens qui vivent dans des bureaux. Tu ne les vois pas, ma Julia ? C’est normal, ils sont le haut des tours climatisés, ou au sommet d’une grande pyramide, et n’en sortent jamais.
Qu’y font-ils ? Qui le sait ? On raconte qu’on y viole des femmes et des enfants, mais jamais une photo n’en est sortie : seules des âmes brisées. On raconte que tous les ordres du monde sortent de leurs bureaux : des plus grandes guerres à la longueur conforme d’une paille en plastique.
En vérité, je le sais bien ce qui se passe dans ces bureaux. Vois-tu, la bureaucratie est une race de gens qui n’ont jamais goûté à la vie, mais qui passent tout leur temps à réfléchir à comment rendre la vie plus dure, plus médiocre, plus contrainte. Oui ! C’est ça ! La contrainte, c’est le fondement sacré des bureaucrates ! « Permis, Loi, normes, assurances, crédit, dettes », voilà les seuls mots qui sortent de leurs gueules — ne sont-ils pas tous des synonymes de contrainte !
Contraindre la vie, c’est là le seul but des bureaucrates. Et voici que tout ce qui est immortel, tout ce qui est cher à la vie, ils veulent l’encadrer, le rendre faux : « Vous voulez ouvrir un restaurant ? demandent-ils. Pas de problème. Quelques questions seulement. Votre crédit est-il positif ? Êtes-vous en droit d’acquérir cette propriété ? Avez-vous des dettes ? Avez-vous déjà violé la Loi, ou simplement eu dans l’idée de violer la Loi ? Permis de restauration ? Permis de vente au détail ? Permis de réunion ? Permis de maintenir de la nourriture au chaud et au froid ? Permis de vente d’alcool ? Producteur, dites-vous ? Permis de production d’alcool ? Quantité ? Permis ? Entreposage ? Permis ? Appareils d’amusement ? Permis ? Puis-je voir votre assurance Bâtiment et contenu ? Votre assurance Pertes d’exploitation ? Votre assurance Bris des équipements ? Votre assurance Responsabilité civile liée aux lieux ? Passons aux normes. Des inspections prévues ? Pour les normes du travail ? Pour les normes sanitaires ? Pour les normes de la nourriture ? Pour les normes du logement ? Ah ! pardonnez-nous monsieur, nous étions sur le point d’oublier de vous demander si vous existez vraiment ! Certificat d’existence ? Assurance vie ? Numéro de société ? Bien, tout est en règle. Oui, vous pouvez servir votre hamburger. »
Le vertige te prend, ma Julia ? Moi aussi. N’est-ce pas justement pour le vertige du pouvoir qu’au sommet de leurs tours teintées, ces bureaucrates détruisent la vie ? Vois-tu, tous les coins et les recoins de la vie, tous ses trésors, les bureaucrates les grattent minutieusement et les pourrissent de leur haleine poussiéreuse. Écoute le souffle de taureau qui sort de mon sac en jute : « Tout comme la congère se forme là où le vent faiblit, on peut dire que là où la vérité faiblit, une institution jaillit. » Oh ! Taureau ! Toi qui t’inquiétais du souffle du train dans la nuit tranquille : à moi, ils me manquent presque, les trains. Ah ! comme tu avais raison : partout où le bureaucrate fourre son nez, la simplicité de la vie se meurt.
En vérité, ma Julia, le monde est dirigé par des gens qui ne sortent pas de leurs bureaux. Crois-moi quand je te dis que l’empire de la voiture fut pensé et organisé dans un sombre bureau. Crois-moi quand je te dis que toutes les histoires que je t’ai racontées jusqu’à présent ont pour origine un bureau invisible, au sommet de la grande pyramide.
Ah ! comme j’aimerais d’un monde sans la bureaucratie ! Comme j’aimerais d’un monde où mon existence n’aurait pas besoin d’être prouvée par un papier et un numéro, mais s’accepterait du simple fait que je sois là, en vie. Comme j’aimerais d’un monde où l’on ferait confiance non pas à un code de lois, mais à la personne devant nous.
Mais je me trompe, évidemment, car c’est bien pour la masse qu’existe la Loi. Pour la masse de médiocres qui a besoin qu’on lui dise de ne pas tuer pour qu’elle ne le fasse pas ! Ah ! oui, c’est pour la masse d’égocentriques qu’on a fixé la vie dans un livre ! C’est pour la masse qu’on a tué tout ce qui était simple.
Soudain rempli d’une lourde tristesse, je me tournai vers la femme du Département de la jeunesse.
— Ah ! je ne peux m’empêcher de rêver d’un monde sans la bureaucratie ! Je ne peux m’empêcher de rêver d’un monde où vous, fonctionnaire, vous obéiriez à votre conscience avant d’obéir à la Loi. Pourriez-vous être un humain avant d’être un pantin docile ? Et si vous étiez un humain, peut-être nous aimerions-nous, d’humain à humain — peut-être même de femme à homme. Et de vos documents à la monotonie sinistre, ne fonderaient-ils pas devant notre amour ?
Je me tournai ensuite vers le policier.
— Et vous, gardien de la paix, ne gardez-vous pas sous votre visage impassible quelques guerres contre ceux qui vous ont créés ? Ah ! vous croyez que je ne vois pas ce qui se cache derrière vos yeux ? Je sais que vous êtes devenu policier pour aider les gens. C’était votre façon, pensiez-vous, de sauver le monde. Mais ce que vous faites de vos journées ne ressemble pas le moins à ce que vous aviez imaginé, je me trompe ? Ne passez-vous pas vos jours à arrêter des gens honnêtes, des gens comme moi, pour quelques amendes ou infractions justifiées ? N’êtes-vous pas de ceux, justement, qui contraignez la vie ? Mais vous vous pointez encore, chaque matin, dans l’espoir de votre moment de gloire, celui où vous sauverez le monde à votre échelle. Ô, mon pauvre ! En vérité, vous êtes comme tout le monde, à attendre la vie — vous excusez ce jour en pensant au prochain.
Je me retournai vers Julia, les larmes aux yeux.
— Non, la vie n’attend pas, et elle était là bien avant les lois, les permis et les normes. Et, en vérité, rien ne se contraint autre que l’homme par l’homme. Certes, on lui fait bien des malheurs, à la vie, en l’écrasant sous le béton et les nuages gris, mais elle en fait fi, et poursuit sa danse. Voyez-vous, fonctionnaires, elle est là, la vie, sous nos yeux. Cette petite fille, elle est notre plus grand espoir. Vous, vous êtes trop faible pour vous libérer, mais viendra un jour où le monde sera celui de mon plus grand espoir : il détruira tout ce que vous avez aidé à construire. C’est alors que la vie se montrera pleinement sous son vrai jour : celui d’une impétueuse petite fille.
Je me tournai vers le policier.
— Vous comprenez, j’espère, que je ne peux pas vous laisser détruire notre plus grand espoir. Je sais qu’un jour, vous me pardonnerez.
Et quand j’eus prononcé ces mots, je soulevai la table de toutes mes forces pour assommer le policier. Quand il s’écroula sur le plancher, je saisis la main de Julia.
— Cours, mon enfant.