Nous arrivions au bloc-appartements en riant.
— Des « crisses » de grands mots ? Vous sacrez, Monsieur A ?
— Bien sûr ! Et je ne suis pas de ceux qui t’empêcheront de le faire. Or, je ne veux pas que tu deviennes de ceux qui en abusent. Ce sont des mots sacrés que je te confie là, puisses-tu leur donner des moments sacrés !
Nous grimpions les marches.
— Et quel est votre sacre préféré ?
— Je te laisse deviner.
— Eh bien, probablement…
Une voix la coupa.
— Julia, c’est bien toi, ma petite ?
Devant la porte de mon appartement, une femme, mallette à la main, ainsi qu'un policier, nous regardaient. Nous nous arrêtâmes.
— Oui, c’est moi.
La femme continua.
— Et vous devez être Monsieur…
— Que voulez-vous ? dit Julia en la coupant.
— Nous voulons t’aider, mon enfant.
— Je n’ai pas besoin d’aide.
Je la rassurai.
— Ne t’en fais pas, ma Julia. Je les attendais.
Je m’approchai d’un pas, mais le policier leva la main.
— Allons, pas d’excitation, monsieur le gardien de la paix. C’est bien de la paix que je vous propose. Entrons donc chez moi. Nous serons plus à l’aise pour discuter de la situation.
Le policier consulta la femme du regard.
— Bien sûr, répondit-elle. Entrons.
Je déverrouillai la porte et me tournai vers Julia. Son regard était apeuré.
— Viens, mon enfant.
Je la laissai entrer en premier, suivie des deux visiteurs. Je refermai la porte derrière moi.
— Thé ? Café ?
— Non, merci, répondit la femme. Peut-on entrer dans le vif du sujet ?
— Bien sûr, installez-vous, dis-je en désignant la table.
Nous nous assîmes tous les trois. Julia nous rejoignit.
— Peux-tu aller nous attendre dans le salon, ma petite ?
— Pourquoi ?
La femme sourit.
— Ce n’est pas une conversation pour enfant qui nous attend.
— Et je ne suis pas un enfant comme les autres. Laissez tomber votre discrimination, je sais bien que c’est de moi que vous allez parler. J’ai ma place à cette table.
Je souriais. La femme était ébahie.
— D’accord… Oui, tu as raison.
Elle sortit un document de sa mallette en cuir.
— Bien. La police a reçu un appel hier de la part du père de Julia. Celui-ci disait qu’un homme menaçait de le tuer et prétendait avoir kidnappé sa fille.
— C’est faux ! s’écria l’enfant.
Je la regardai.
— Laisse madame parler, Julia.
Elle m’obéit et la femme continua.
— Ce matin, en interrogatoire, la police a fait avouer au père qu’il avait laissé sa fille de 9 ans toute seule chez lui, depuis au moins une semaine. La police a donc appelé à son tour le Département de la protection de la jeunesse, que je suis venue représenter aujourd’hui. En outre, la police a mis la main sur l’appel que vous, Monsieur, avez eu avec le père de Julia. Soutenez-vous avoir proféré des menaces de mort à son endroit ?
— Plus exactement de fortes recommandations au suicide assisté, oui.
Le policier prenait des notes. La femme continua.
— Et soutenez-vous avoir pris en charge une mineure dont vous n’êtes pas le titulaire légal et sans avoir eu recours au Département de la protection de la jeunesse, c’est-à-dire en complète infraction de la Loi ?
— Oui, je le soutiens.
Julia se fâchait.
— Mais je le voulais ainsi ! Je le veux ainsi ! Monsieur A est ma famille !
La femme allait lui répondre ; je la coupai.
— L’individu ne surpasse pas la Loi dans la civilisation, ma Julia. Encore moins la volonté d’un enfant.
— C’est injuste !
— C’est la Loi.
Le policier se leva.
— Monsieur, vous êtes en état d’arrestation pour menaces de mort et prise en charge illégale d’une mineure, vous avez le droit de…
Je levai la paume.
— Attendez. J’ai bien le droit d’avoir une dernière conversation avec ma fille.
— Ce n’est pas votre…
Je secouai la main pour qu’il cesse de parler. Je me tournai vers Julia, qui pleurait. J’essuyai ses larmes.
— Ne pleure donc pas mon enfant. De quoi as-tu peur, de la Loi ? Il ne faut pas avoir peur de ses ennemis. Regarde-moi, Julia.
Elle posa ses petits yeux foncés dans les miens. Je lui souris.
— Voici, pour notre dernier moment, je veux te raconter l’histoire de nos ennemis. Je veux te raconter l’histoire…