De ce qui dirige les hommes, il a toujours été question d’invisible. Ne t’ai-je pas dit que les grandes pyramides n’ont pas de murs ? Et ces dieux qui ont habité les cieux pendant des millénaires, a-t-on déjà fabriqué un télescope assez puissant pour les voir ? Il en est de même pour ce dont je veux te parler aujourd’hui : je veux dire l’argent.
En vérité, je n’ai rien contre l’argent, mais plutôt contre ce qu’il est devenu. Car, vois-tu, deux hommes qui signent un accord, que ce soit par une poignée de main ou par un bout de papier, je n’y vois rien de mal — et qu’est-ce que l’argent sinon un accord ? Tant que l’un et l’autre respectent ses promesses — car il faut apprendre à ne pas faire des accords avec n’importe qui — l’argent n’est qu’un moyen d’échange. Mais les choses simples sont destinées à être trafiquées : l’argent n’en est-il pas le meilleur exemple ?
L’argent a été corrompu le jour où un intermédiaire s’est imposé au centre d’un accord. L’œil malin, sourire aux lèvres, il disait : « Allons, messieurs ! Quelle est donc cette méthode archaïque que vous pratiquez là ? La confiance, dites-vous ? En voilà un mot désuet ! Voici, messieurs, moi, je suis celui qu’on nomme le banquier. Entre mes mains, votre accord est certain d’être respecté. Les malhonnêtes ne courent-ils pas les rues, à cette époque ? Tout ce qu’il suffit de faire, c’est de signer ici ! Puis ici, là également, et ici. Un prix, demandez-vous ? Bien sûr, mais — pas de panique ! — il est minime. Voilà, messieurs, vous pouvez échanger vos pains. »
Ah ! oui, ma Julia, ce sont bien des bureaucrates, comme toujours, qui ont trafiqué la vie. Et de ces banquiers, qui disaient récolter une cote minime sur les transactions, ce furent bientôt les plus grandes richesses du monde qui remplirent leurs bureaux. Comment se fait-il, c’est ce que tu me demandes ? C’est parce qu’il fut un jour illégal de faire accord avec quelqu’un sans en même temps faire affaire avec la banque. Pire encore ! Il fut bientôt illégal d’utiliser d’autres argents que celle que la banque créait ! C’est ainsi que, seulement en existant, par les intérêts, les banques se sont enrichies sur le dos de populations entières. Ce sont ces mêmes banques, ces intermédiaires, qui ont fait tomber les Rois et pris le pouvoir.
Mais la plus grande œuvre des banquiers n’est pas d’avoir conduit la plus grande Révolution de l’histoire, ni même d’avoir créé un monde où l’argent lui revient en tout temps : il est d’avoir convaincu les masses de la beauté de l’argent. Inspirés par ceux qui avaient un jour vendu les dieux, les banquiers s’adressèrent au peuple en ces termes : « Il n’y a plus de Royaume des cieux, il y a la Vie de Rêve ! Travaillez, vous, les masses ! Ne les voyez pas les vertes prairies de la richesse ? Elles vous attendent, au bout de votre souffle ! Ici, les premiers seront les premiers, mais rien n’empêche les derniers de courir plus vite ! Travaillez, travaillez sans arrêt, vous y goûterez au fruit de l’argent ! » Et voici que de l’église est devenu le centre commercial et de la Bonne Nouvelle, la publicité.
Ah ! oui ! la publicité, elle est bien là la plus grande distraction des mille et une distractions. On a même créé la télévision pour qu’elle atteigne tout le monde. Ah ! comme elle me répugne, la publicité. De cette femme aux dents trop blanches qui tient fièrement son aspirateur. Je regarde cette image et me demande : mais qui tient qui ? Est-ce le balai qui tient la femme ou la femme qui tient le balai ? Et qui donc est à vendre, l’aspirateur ou la femme ? Qui aspire qui ? « Elle vous rendra heureuse », dit la comédienne. Elle ou l’aspirateur ? On me trouve stupide, à demander cela, mais je te le dis, mon enfant : on ne vend jamais rien d’autre qu’un humain. Car qu’importe le plus aux humains : un plancher propre, ou l’amour ? Je te le dis, cette histoire de publicité n’est qu’une histoire de représentations et de pulsions — presque d’animalité. La publicité n’attend rien d’autre de nous qu’une place dans notre cerveau — ou dans nos tripes. Oui, c’est cela ! Comme l’histoire d’une femme adultère qui se fait jeter des pierres, ce sont nos tripes qu’on vient chercher dans la publicité ! C’est cela, l’argent : un Dieu qui parle aux tripes.
Et comme un Dieu, on aime l’argent quand il gâte, et on le châtie quand il manque. Il m’est si rare pourtant d’entendre critiquer l’argent pour ce qu’il est devenu, c’est-à-dire, le Père des injustices. Ceux que j’entends sans arrêt, ce sont les satisfaits, et ils disent, de leur voix satisfaite : « l’argent n’est pas le bonheur, mais il l’apporte. Il nous donne la liberté, il nous permet de jouir de la vie. » Ah ! ceux-là, ils me font bien rire ! Chaque fois on les croirait entendre dire : « mon maître m’a donné congé aujourd’hui ! » Oui, ma Julia, je te le dis : les seuls avantages que tu trouveras à l’argent seront la négation de ses propres désavantages ! Car, arrêter de se faire fouetter est un avantage, mais seul un fou irait gracier son fouetteur pour autant !
En vérité, ils sont des résignés, ces satisfaits — ils sont de ceux qui ont fini par croire qu’on respire mieux avec un masque ! Et ils aimeraient recevoir toutes les médailles, pour leur résignation. Or, laisse-moi te dire ceci, ma Julia : il n’y a aucun honneur dans la résignation ! La résignation est synonyme de faiblesse, et les faibles sont nés pour obéir. Ne les laisse pas flatter ta compassion, ces esclaves. Ils sont des nains : sans même les regarder, passe ton chemin !
Je te le dis : l’argent est la plus grande des contraintes. Quand on n’est pas en train de travailler pour lui, on nous traque pour la moindre attention — pour le moindre dollar ! Et nos bunkers coûtent alors plus cher, et tout coûte plus cher, et la banque demande plus, et tout passe à crédit, de sorte qu’on doit toujours quelque chose à quelqu’un, aussi faut-il travailler plus, pour plus d’argent : c’est une roue sans fin. Mais il donne deux jours de congé, notre Dieu comptable, il nous donne du confort. Alors nous chantons en cœur, le dimanche, au centre commercial : « Amen, nous te pardonnons. »
Ainsi, il est encore quelque chose d’invisible qui nous dirige. Je te le demande, ma Julia, qui pourrait me dire où est l’argent ? De ces billets aux visages génocidaires, ou de ces chiffres sur quelques écrans, que sont-ils sinon des faux témoignages d’un Dieu inexistant ? Chercherais-tu davantage, tu ne trouverais rien d’autre que des ordinateurs et du papier dans une banque. De l’or, dis-tu ? Et quelle sorte d’utilité lui as-tu trouvée, à ce métal excentrique ? N’est-ce pas cela, l’or : une excentricité sans valeur ?
Je te le dis, l’argent n’existe pas. Comme pour tout Dieu, c’est le pouvoir qu’on lui donne qui nous dirige. Et comme le disait la jeune voix de mon sac en jute, il n’est pas question de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Ce sont quelques excentriques qui ont accordé une valeur à un bout de papier ou à métal doré, et qui l’ont imposé à tout le monde.
Ah ! comme j’aimerais d’un monde où l’argent serait l’affaire de petits accords. Comme j’aimerais d’un monde où l’argent serait synonyme de confiance et d’amitié. Qui a besoin d’un intermédiaire pour se faire un ami ? Les médiocres, me dis-tu ? Ah ! tu as raison ! Les médiocres : c’est toujours pour eux et par eux qu’existent les pires injustices ! Ils sont de ceux qui ont besoin d’un contrat pour faire l’amour à quelqu’un ! Ah ! si j’avais assez de pinces pour tous les castrer, les médiocres !
Ô, ma Julia, tu ne trouveras jamais rien de bon en l’argent. Et quand tu auras affaire à lui — car tu ne pourras toujours l’éviter, ce gros avare — manipule-le et gagne sa confiance. Il aime les jeunes femmes, ce pervers, et c’est sans trop de difficulté que tu pourras abuser de lui et de son grand ami, la Loi. Mais, je te le dis : autant que tu le peux, ne lui donne pas une seconde de ton temps, à ce Roi des médiocres. Rien ne vaut moins ton temps que lui. Évite-le, prends son chemin contraire : c’est sur cette route que tu trouveras tout ce qui a une vraie valeur. Je te le dis, ma Julia : rien ne vaut moins que l’argent.
Viendra un jour où le monde sera celui de la confiance et de l’amitié. Comme il y aura à détruire pour construire ce monde ! Car je t’ai menti, l’autre jour, quand je t’ai dit qu’il y a pire que la religion. Ah ! mon enfant, il n’y a rien de pire que la religion ! Vois-tu, nos ancêtres ont mené une grande guerre contre leur Dieu des cieux, notre combat à nous est contre le Dieu comptable ! Fais de ta vie un combat, ma Julia : il y a tout un monde à détruire !
Et quand j’eus prononcé ces mots, je regardai Julia en silence. Elle souriait.
— Je vais faire de ma vie un combat, Monsieur A !
Je souris à mon tour, ému.
— Je n’en doute pas une seconde, ma Julia.
Et tout juste alors que j’allais pleurer, je détournai le regard et fermai la lampe de chevet.
— Bonne nuit, ma petite.
Elle se souleva pour m’enlacer.
— Bonne nuit, Monsieur A.
Et, au-dessus de sa tête, je pleurais en silence, car je savais que je lui avais raconté ma dernière histoire.