Morgan fut réveillé aux premières lueurs de l’aube à cause de plusieurs randonneurs qui quittaient déjà le refuge.
Il se frotta les yeux puis il se tourna vers Lena et Rafael qui dormaient toujours profondément. Il sourit en voyant la main du Corse posé sur l’épaule de la jeune femme.
Des amis…mais bien sûr !
Il se leva dans l’idée d’aller prendre une bonne douche. Ce n’est que lorsqu’il se retrouva sous le pommeau qu’il se rappela que l’eau était froide. Cependant, comme il détestait faire plus d’une journée sans se laver, il se força à rester sous le jet d’eau froide. Morgan eut l’impression que, même si cela avait été désagréable, cela lui avait remis les idées en place.
Le jeune homme se félicita de s’être levé tôt car, lorsqu’il retourna près des sacs de couchage, sa guide était déjà prête à repartir.
Naturellement, Rafael ne put s’empêcher de taquiner le parisien :
- Déjà levé ?
- Ça a l’air de t’étonner…
- Ouais, t’as pas l’air comme ça de…
Lena se plaça alors entre les deux hommes, agacée :
- Stop ! Je ne veux pas de discussion puérile dès le matin. Raf, va prendre ta douche, on t’attend dehors.
Morgan et Lena se rendirent dans la salle commune du refuge où ils trouvèrent le gérant en grande discussion avec un randonneur.
- Vous avez du fromage de vache ?
- Non Monsieur. Brebis ou chèvre.
- Et toutes les vaches que l'on voit partout ?
- On ne les sort que pour les touristes, qu'ils puissent faire de jolies photos !
Le parisien se tourna vers la Corse, mi-choqué, mi-amusé. Il commençait à comprendre certains traits d’humour corses mais il restait toujours surpris par la répartie de ces derniers. Le randonneur s’enfonça un peu plus lorsqu’il rechigna sur le tarif proposé pour une tasse de café.
- A ta terrasse à Paris avec vue sur la bouche de métro tu paies un café dans une tasse minuscule à trois euros. T’arrives chez nous et tu rouspètes parce qu’on te demande deux euros cinquante pour une tasse deux fois plus grande ?
Morgan suivit ensuite Lena et, curieusement, il se sentit heureux de débuter une nouvelle journée de marche.
Comme le conseilla la jeune femme, il remplit sa gourde à un point d’eau potable qui se situait non loin du refuge car il n’y avait aucune possibilité de se ravitailler avant la fin de leur périple de la journée. Il se remémora les caractéristiques de l’étape du jour : la première partie de commençait en pente douce mais ensuite, il devrait se farcir une ascension dans les éboulis et les pierriers puis un enchaînement de cols. Et pour terminer, une longue et interminable descente l’attendait pour le conduire vers le refuge de Carrozzu où il passerait la nuit avec ses deux guides. Il s’agissait d’une étape exigeante mais comme Lena le lui avait indiqué, il était préférable d’aborder les plus grosses difficultés au début.
Le Parisien se concentra sur le sentier à suivre afin d’éviter de tomber. Devant lui ses deux guides semblaient se disputer.
- Avec la mort du grand-père les querelles pour la bergerie vont reprendre.
- Tes cousins ?
- Oui. L’un réclame un dixième et l’autre conteste les un vingt-huitième de l’autre.
Morgan se demanda s’il avait bien entendu. Un vingt-huitième d’une bergerie ? Il se porta à la hauteur de ses compagnons de voyage et il leur demanda de lui donner plus de détails. Rafael se mit à vociférer contre les membres de sa famille puis le parisien haussa les épaules :
- Ce ne sont que des pierres !
- Non c’est une question de principe.
- Ah. Et votre cousin…?
- Il n’est pas venu à l’enterrement de l’arrière grand-oncle du frère du cousin de ma mère. Ma grand-mère a décrété qu’il ne faisait plus partie de la famille. Mais il s’obstine à vouloir réclamer son héritage.
Le jeune homme préféra ne pas répondre. Il ne comprendrait jamais les Corses, il en était persuadé à présent.
Ils marchaient depuis seulement vingt minutes quand Morgan vit ses compagnons s’arrêter et observer le paysage devant eux. Craignant qu’ils ne se soient trompés, le parisien leur demanda s’ils étaient certains du chemin à emprunter. Rafael l’observa d’un œil mauvais puis il déclara :
- Je t’en prie fais ce que tu veux. Si notre compagnie te déplaît, tu n’as qu’à prendre une autre direction.
- Je n’ai pas dit cela !
- Alors, arrête de remettre en doute nos paroles. Lena et moi nous faisons le GR trois à quatre fois par an, nous savons parfaitement où nous allons. Maintenant, si tu as fini de raconter des conneries on va pouvoir y aller ?
Après avoir quitté un vallon, le terrain devint plus exigeant et la progression du petit groupe s’en trouva ralentie. Lena, Rafael et Morgan croisèrent très peu d’autres groupes de randonneurs. Ils passèrent la petite source de Leccia Rossa où ils s’arrêtèrent quelques instants pour se rafraichir puis ils continuèrent l’ascension pour atteindre la Bocca di Pisciaghja.
Le soleil brillait de mille feux et sa chaleur commençait à peser sur le parisien.
- Et quoi, ça va être comme ça pendant seize jours ? Un peu d’ombre ce serait trop demander ?
Rafael se tourna vers Morgan et le fusilla du regard :
- Tu es en haute montagne ici. Donc oui, tu auras plus de chemins dégagés. Et si tu pouvais la fermer ce serait bien aussi. Y en a marre d’entendre tes jérémiades.
Le jeune homme passa alors devant lui en le bousculant légèrement et il ne dit plus rien. Le petit groupe redescendit sur le versant sud Capu Ladruncelli, puis après une succession de petites montées et descentes, ils atteignirent la Bocca d’Avartoli où ils firent une nouvelle pause.
Morgan demanda à Lena de lui montrer la carte du parcours puis, il l’écouta à nouveau détailler les prochaines étapes.
- Là tu as le Niolu et…
- Le Niolu qu’est-ce que c’est ? Une bête féroce ?
- Morgan ? Non c’est pas possible tu le fais exprès ?
Rafael, plié en deux, n’arrivait pas à retrouver son sérieux :
- Putain mais ce mec alors…il est pas croyable ! C’est une région de la Corse espèce de crétin ! D’ailleurs, on devrait songer à t’y abandonner, c’est super cool par là. Les gens, ils portent tous des cagoules hiver comme été et ils ne sortent jamais sans leur carabine.
Morgan s’apprêtait à répliquer lorsqu’il croisa le regard furieux de Lena. Il préféra prendre son sac et s’éloigner pour contempler le paysage.
Un groupe de randonneurs arriva alors et les deux Corses saluèrent deux hommes chaleureusement. Il s’agissait de deux guides qu’ils connaissaient bien et ils échangèrent rapidement sur leurs clients. Rafael s’empressa de se moquer de son client :
- Vous ne savez pas ce que vous ratez à ne pas rester avec nous. Je crois que c’est le pire crétin qui existe sur terre.
- Oh, à Calenzana avant de partir, nous avons croisé des touristes et ceux-là…j’ai bien failli les renvoyer sur le continent dans la minute avec leurs questions stupides !
- Du genre ?
- Du genre « pourquoi 2A et 2B, y a qu’une Corse » ou encore « Mais la tête de Corse, en vrai c’est un squelette ? »
- Oh non ! Mais ils sont de plus en plus cons c’est pas possible !
- Et attends, mon neveu Lisandru qui a repris un bar à Calvi il a eu bien pire. Un homme lui a demandé s’il allait pouvoir s’approvisionner en baguettes tous les jours car on lui avait dit que le pain c’était une denrée rare sur l’île. Et la semaine dernière, il a pris le bateau à Marseille. Devant lui, il y avait un couple de retraités. Et la femme, tu sais ce qu’elle a sorti à son mari ? De faire attention quand il irait nager dans la mer parce qu’il y a des crocodiles chez nous ! Je ne sais plus si je dois rire ou pleurer !
Rafael et Lena dévisagèrent leur ami les yeux ronds puis, ils reprirent la route tandis que Morgan arborait une mine sombre. La traversée du cirque du Ladruncellu les mèna à la Bocca Innominata puis ce fut la descente, interminable jusqu’au refuge de Carrozzu.
La première partie, très escarpée, s'étirait au milieu d'éboulis. Lena conseilla à Morgan de suivre les lacets et d’utiliser au maximum ses bâtons pour soulager ses genoux.
Quand le refuge fut enfin en vue, le parisien poussa un soupir de soulagement.
Il observa l’endroit : une rivière de pierres semblait se déverser dans la forêt proche mais le jeune homme n’eut pas le temps de poursuivre sa contemplation. Lena demanda à ses deux compagnons d’accélérer l’allure car derrière eux, un groupe d’une vingtaine de personnes n’allait pas tarder à les rattraper et elle tenait à pouvoir choisir son lit avant que le refuge ne soit complet.
Morgan accéléra donc le pas mais mal lui en prit : il buta contre une pierre et il s’étala de tout son long sur le sentier.
Si Rafael se mit à rire et à se moquer de lui, Lena, elle, se précipita vers le parisien qui semblait s’être blessé gravement.
Le jeune homme se tenait la cheville en grimaçant et il n’arrivait pas à se relever. La Corse lui tendit le bras mais Rafael intervint alors :
- C’est bon, je m’en charge. Va devant pour nous garder trois lits.
Morgan remercia son guide du bout des lèvres et pendant quelques instants, les deux hommes ne dirent rien. Puis, le parisien murmura, comme pour lui-même :
- Pourtant ça t’en coûte de m’aider non ?
- Je suis ton guide et je dois faire en sorte de t’amener à Conca sur tes deux pieds. Même si ce n’est pas l’envie qui me manque de te balancer dans le premier ravin.
- Ravi de te l’entendre dire. Oh putain ma cheville.
- J’espère pour toi qu’elle n’est pas cassée…
- Ouais fait pas semblant. En vrai, tu aimerais bien. Écoute, si t’as tellement peur que je te pique ta chérie, respire. Je suis juste ici pour faire cette randonnée de merde et ensuite je me casse. Je n’ai pas l’intention de rester.
Rafael ne dit rien jusqu’au refuge. Ils y furent accueillis par Lena qui guettait impatiemment leur arrivée en compagnie d’un homme d’une cinquantaine d’années à l’air revêche.
Morgan se tourna vers son guide :
- Pourquoi il me regarde comme ça lui ? Qu’est-ce que j’ai encore fait ?
- Réflexe défensif. Ici t’es pas chez les chtis mon pote. Alors ouais, on a le sang chaud et on te tire dessus pour rien.
- Hein, quoi ?
Affolé, le parisien voulut se dégager de la poigne de Rafael.
- Relax mec, c’est pas méchant tu sais. On te tire dessus mais on le pense pas. Les armes chez nous c’est décoratif et ça fait du bruit mais sans plus. Alors il faut pas s’énerver.
En se demandant si le Corse n’était pas un peu psychopathe sur les bords, Morgan pénétra dans le refuge. Il était à peine quatorze heures : il avait tout le temps de se faire soigner et espérer que la blessure lui permette de continuer. Jamais il n’oserait rentrer chez lui sur un abandon.