- Vous voudrez bien accorder votre compagnie à un vieil homme, ma nièce, demanda Cid à Amélie, alors que le roi regagnait son trône.
- Volontiers, répondit-elle en prenant son bras.
Elle se laissa guider au milieu des danseurs et évolua avec lui sur la musique.
- Vous désiriez me parler ?
- Je voulais simplement saluer votre courage, princesse, sourit-il. Vous n’avez pas froid aux yeux.
- Pourquoi dites-vous cela ?
- Je crois que vous savez de quoi je parle. Votre petit numéro avec de Laude était très réussi.
- Oh… votre fils a un don pour trouver la part sombre de mes prétendants.
- J’espère que vous le réprimanderez sévèrement pour vous avoir mise en danger.
- Mais non, je me suis portée volontaire en sachant très bien ce que je risquais. Et puis je connais ma cour… Mon oncle, puis-je vous poser une question ?
- Vous pouvez, ma nièce, répondit-il. Et je tâcherai d’y répondre.
- Est-ce que vous voulez toujours vous venger de mon père de vous avoir pris le trône et votre fiancée ?
Cid la dévisagea un moment, surpris, puis esquissa un sourire.
- Je suis étonné que votre père vous ait parlé de cela… Il est habitué à garder le beau rôle, d’habitude.
- C’est le cœur de mon problème. À cause de cette histoire, mon père pense qu’Adam n’est que votre pantin et que seule la vengeance vous motive. Est-ce qu’il a raison ou est-ce qu’il a tort ?
Cid la fit danser un moment en silence avant de répondre.
- Je vais te le dire, ma nièce, décida-t-il. Bien sûr, tu n’es pas obligée de me croire. Il y a vingt ans, j’ai quitté ce château, humilié, privé de mes droits légitimes et de la femme que j’aimais éperdument et qui m’était promise. Chassé dans un pays de guerres perpétuelles, de danger et de mort. C’est la rage au coeur que je l’ai rebâti à la force de l’épée et des hommes et des femmes valeureux qui le peuple. Finalement, lorsque j’ai repris le mur, quand j’ai ramené la paix sur les terres de nos ancêtres, j’ai compris que là était ma place. J’étais en paix avec moi même. Bien sûr, j’aimais toujours Maelys, ta mère. Je ne l’ai jamais oubliée. Je n’ai pas pu me résoudre à la remplacer. Mais quand je suis revenu ici pour ses funérailles, quand j’ai vu ton père, je me suis rendu compte que je ne lui en voulais plus. Parce que pendant ces dix ans il l’avait finalement eue pour lui seul et il a bien plus souffert que moi de sa perte. J’ai estimé que sa peine suffisait à ma vengeance. Tu trouves ça mesquin ?
Après une longue hésitation, elle répondit.
- Oui. Mais ça me parait normal… Pourriez-vous parler de tout cela avec votre frère ? Cela vous ferait autant de bien à vous qu’à lui. Et j’espèrerais que ça dénoue le conflit qui se joue en ce moment.
Cid eut un petit rire sans joie.
- J’aimais ta mère, tu sais, je l’ai aimée jusqu’au bout. Je l’aime toujours. Elle était belle et sage. C’était une grande reine. Je m’en suis voulu d’être aussi mesquin pour ses funérailles, mais aujourd’hui tout cela me passe loin au-dessus. J’ai envoyé mon fils à la cour en signe de paix. Mais Altaïr ne l’a pas vu de cet oeil. Malgré tout, je suis heureux que vous ayez pu vous trouver, tous les deux.
La musique s’arrêta et il la relâcha.
- Quand je t’ai vu il y a dix ans, toute petite fille, je me suis senti jaloux. J’ai vu en toi la fille que Maelys aurait pu me donner et cela s’est ajouté à ma peine. Je suis désolé si j’ai pu dire des choses blessantes qui seraient éventuellement venues jusqu’à toi. Je serais heureux de te considérer comme ma fille. Je parlerai à ton père, mais je doute qu’il m’écoute.
Il s’inclina profondément, puis se retira. Amélie le regarda s’éloigner, émue. Toute cette histoire, ce n’était qu’un immense gâchis. Elle en aurait pleuré. Aujourd’hui, c’était trop tard pour arranger les choses, mais Amélie souhaita de tout son cœur que la situation n’empire pas. Après la guerre, il fallait la paix. Pourtant elle doutait de plus en plus que son père finisse par céder. Elle poussa un soupir et chercha Adam du regard. Elle avait besoin de s’appuyer sur lui.
- Que t’a-t-il dit ? Fit la voix du comte juste derrière elle.
Elle se retourna et lui sourit.
- Qu’il serait heureux de me considérer comme sa fille, répondit-elle. J’ai une histoire à te raconter. Tu veux bien que nous allions prendre l’air un peu ?
Elle l’emmena sur un balcon et lui raconta les deux versions de l’histoire, celle de son père et celle du sien, avant de conclure.
- Tout ça, c’est un immense gâchis. Tu le savais ?
Adam secoua la tête.
- Non. Il ne m’en a jamais parlé… Il faut dire que lui et moi, nous ne sommes pas trop dans l’affect…
Il s’appuya à la rambarde et perdit son regard dans la nuit.
- C’est comme ça, on ne peut rien y faire. C’est leur histoire, pas la nôtre. Ce serait bien qu’ils ne nous y mêlent pas…
- C’est mon avis aussi. J’ai demandé à ton père d’aller parler au mien, c’était tout ce que je pouvais faire.
- Oui… Je suppose que ça ne changera pas grand-chose. Ton père doit être en peine avec sa conscience et mon père s’amuse avec ça… Pas un pour rattraper l’autre.
Il soupira.
- Ce n’est pas grave. Nous réessayerons demain. Il faudra bien qu’il comprenne qu’on ne lâchera pas l’affaire.
Il se tourna vers elle et tendit la main pour caresser sa joue.
- Maintenant, on a le temps. Tu as été parfaite. Ça a marché au-delà de mes espérances.
Elle grimaça.
- J’ai été vraiment très désagréable avec lui. Mais j’avais de l’entrainement avec toi. Tu sais, ajouta-t-elle avec un sourire, mon père m’a dit qu’il était désolé, qu’il avait cru vraiment bien choisir parce que de Laude était un pantin manipulable et que je pourrais en faire ce que je veux. J’adore mon père. Je crois qu’il serait prêt à me proposer n’importe qui, tant que ce n’est pas toi. Il me suggérait Clad de Nibel…
- Clad, répéta Adam en riant. Le pauvre…
Il prit sa main et la serra dans la sienne.
- Tu m’attendras tout à l’heure ?
- Évidemment. Je n’attends même que ça.
Elle serra ses doigts dans les siens et posa sa tête sur son épaule.
- Je t’aime.
- Moi aussi, dit-il en déposant un baiser sur son front.
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Altaïr Falk d’Evont, appuyé contre l’encadrure de la porte-fenêtre, regardait les deux amants d’un air sombre. Une main se posa sur son épaule et il tourna la tête pour voir Cid se placer à côté de lui.
- Ça te rappelle ta jeunesse, mon frère ? demanda-t-il. Amélie est le portrait craché de sa mère… À les voir comme ça, je conçois que tu ne veuilles pas la laisser partir avec mon fils. Regarde… Ils nous ressemblent tellement…
Altaïr tourna vers lui dans un mouvement d’humeur.
- Tu jubiles, hein ? Ça y est, tu es parvenu à tes fins. Tu tournes la tête de ma fille, pour mettre ton bâtard sur le trône…
- Tu deviens bassement vulgaire, remarqua Cid. La mère d’Adam était une grande guerrière. Plus valeureuse que toi. Je ne te permets pas d’en salir la mémoire ni la réputation de mon fils.
Le roi serra des dents.
- C’est vrai que tout cela m’amuse, concéda le comte. Te voir t’agiter dans tout les sens, angoisser dans le vide… Je le savoure. Mais…
À son tour il se tourna vers son frère.
- Honnêtement, le trône, la vengeance, tout ça… Ça ne m’intéresse plus. Avec le recule, je pense que j’ai été bien plus heureux que toi. Ça me suffit. Je ne t’ai pas envoyé Adam dans un quelconque sentiment de revanche, seulement pour que nous puissions repartir à zéro.
Il se redressa.
- Regarde-les, ils s’aiment. Si tu veux un conseil, mon frère. Trouve-toi une femme, fais-nous un vigoureux héritier et laisse-les en paix.
Il s’inclina.
- Merci pour ton hospitalité. Je ne reste pas plus longtemps. Ce fut un plaisir de te revoir, mon frère. Si ton château te pèse, viens me rendre visite sur le Mur. Tu verras peut-être les choses différemment.
Il retourna dans la salle de bal sous le regard pensif du roi, puis quitta la pièce. Altaïr posa à nouveau les yeux sur sa fille, soupira, puis rentra à son tour.