Débarquement impromptu

Par Keina
Notes de l’auteur : Aucun rat n'a été maltraité durant ce chapitre. On vous jure.

« — He told me enough! He told me you killed him.

— No. I am your father.

— No. No. That's not true! That's impossible! »

Les lèvres de Jimmy Snockman remuaient fébrilement au rythme du dialogue mythique de Star Wars. Il connaissait par cœur la moindre intonation, le moindre détail de ce passage. Au reste, il connaissait par cœur la totalité du film. Et des deux autres de la trilogie également. Ainsi que les premières saisons de Star Trek. Tout comme les dernières en date. Sans parler des X-Files. Et les Envahisseurs, Twilight Zone, bref tout ce qui avait un rapport, de près ou de loin, avec de lointaines planètes et des hommes venus d’ailleurs[1]. Il y avait là une sorte de fixation pathologique qui désolait sa pauvre maman mais ébahissait au contraire les rares énergumènes qui lui servaient d’amis.

Car au fil des années, l’univers de Jim D. Snockman s’était peu à peu réduit à sa chambre à coucher, au-dessus du modeste pavillon américain de sa vieille mère, le sombre magasin de location de vidéos où il s’évertuait chaque jour à donner aux quelques clients le goût de la science-fiction, et enfin ses figurines chéries, alignées sagement au-dessus de son lit – dont un collector de Leïa et Solo dans une position coquine dont il n’était pas peu fier.

Bref, Jimmy Snockman était ce que l’on appelait en termes psychologues un adulescent[2]. D’autant plus qu’il avait la fâcheuse habitude de confondre légèrement fiction et réalité, perdu dans des rêves que Martha Snockman, veuve du sergent Bill Snockman, avait la manie de briser en demandant sur un ton mielleux, « et pourquoi tu ne me trouverais pas une jolie bru au lieu de rêvasser bêtement ? » Ce qui n’arrangeaient certes pas les choses. Si tant est qu’il y ait quelque chose à arranger. Car Jimmy Snockman se sentait parfaitement heureux ainsi. Et, somme toute, c’était le principal[3].

Le jeune homme plongea la main dans le paquet de cacahuète – le seul aliment à peu près mangeable qu’il avait réussi à se procurer à l’aide de la machine automatique quasiment vide à cette heure tardive, et leva ses yeux avides sur l’écran géant dans lequel Luke et Leïa contemplaient rêveusement l’espace. Il ne se doutait pas qu’à quelques univers parallèles de là…

 

*

 

… l’espace, également. Une tortue. Quatre éléphants sur son dos. Soutenant une immense pizza géologique. Quelque chose de plutôt improbable, à vrai dire.

Pourtant, la grosse brute qui déambulait dans les rues d’Ankh-Morpork, la ville la plus ancienne et la plus sordide du Disque-Monde, était bien réelle, elle. Un long nez pointu, une moustache frémissante, que surplombaient deux petits yeux gris. Le poil luisant, les oreilles alertes, la queue frétillante – ah, au temps pour nous, nous avons oublié de préciser que la description ci-dessus qualifiait le rat que notre homme portait sur l’épaule.

— Calme, Ratyfer, susurra-t-il d’une voix douce qui contrastait beaucoup avec son allure de barbare et ses traits grossiers.

Car l’homme était loin de ressembler à un enfant de chœur. Des vêtements noirs, dont une veste en cuir de Yok, tout juste gagnée au bras de fer à un éleveur des plaines du Moyeu lors d’un court voyage à Sto Lat, et une longue barbe brune qui lui mangeait la moitié du visage dissimulaient à peine ses 150 kilos de muscles et de graisse.

— Couiiik ! répondit le rat en s’agitant de plus belle.

Harvey Roultabos – car c’est ainsi que se nommait cet amas de chair, était persuadé en son for intérieur[4] d’avoir la capacité de comprendre ce que disait son rat chéri. Nombreux sont les passants qui l’avaient aperçu taper la discussion avec sa bestiole, mais rares sont ceux qui lui en avaient fait la remarque. En effet, la petite poignée d’insolents qui avaient conçu la malheureuse idée de faire une réflexion à voix haute n’était plus de ce monde, ni d’aucun autre d’ailleurs. Enfin si. Ils étaient bien quelque part maintenant, mais cela dépendait de leur religion ou de leur croyance ; car sur le Disque-Monde chacun trouve ce qu’il attend lorsqu’il meurt. En clair, ils étaient morts.

— Qué kcéti ki ya mon Ratyfer ?

— Couiiik, couiiik !!!

— Koué ? Tou vé té digoudir les tiotes papates ?

— Couiiik !

Harvey pris le rat dans sa main avec une délicatesse que l’on n’aurait jamais imaginé chez un personnage de ce genre. Il le déposa à proximité de son moyen de locomotion, une véritable carriole monoplace de chez Marley Nosdivad avec double bar à rames et cylindre à quatre soucoupes ainsi que le fameux pot de fuite deux en un en deux, le tout propulsé par un féroce bourricot de 1130 cc. Ratyfer trotta un petit peu et se redressa sur ses pattes arrière en fixant Harvey.

— Couiiik[5] !

— Tou vé poingue bouyé. Yé doué payé lé foing.

Harvey entra dans la guérite de règlement pendant que le garçon fointiste faisait le plein.

 

*

 

À cet instant précis, le continuum espace-temps émit un soubresaut, comme un hoquet survenu après un repas un peu trop copieux. Certains univers s’entrechoquèrent avec plus ou moins de force, causant des dégâts plus ou moins importants dans le tissu de la réalité. Le hasard (qui fait bien les choses, n’est-ce pas ?) voulut que le choc se produisît à l’endroit même où, quelques secondes auparavant, un grand jeune homme de 29 ans approchait lentement une cacahuète de son orifice buccal en contemplant rêveusement le nom des assistants-machinistes qui défilaient au générique[6]. Il y eut une zébrure, puis, plus rien.

La cacahuète resta quelques instants suspendue dans les airs, ne sachant visiblement quelle attitude adopter devant ce fait aussi brusque qu’imprévisible, puis se décida finalement à continuer sa course, attirée par la pesanteur qui, malgré les interférences spatio-temporelles, était toujours en vigueur dans ce monde, et entra en contact avec le sol en émettant un petit ploc que personne n’entendit.

 

*

 

Harvey sortit de la guérite, l’oreille attirée par Ratyfer qui se dégourdissait les pattes en couinant.

— Couiiik, couiiik, couaak.

Ce dernier bruit ne fit pas réagir notre ami sur le coup. C’est lorsqu’il vit un type le cul par terre, une mince queue de rat dépassant sur le pavé, que son cerveau tilta.

— Bloudi elle ! Ratyfer !

Le jeune homme d’abord ne répondit pas. Il regarda un instant en l’air, comme s’il cherchait la trappe par laquelle il avait bien pu tomber, puis se concentra sur les choses qui l’entouraient. Ses yeux accrochèrent les pieds suintants qui lui faisaient face, montèrent lentement le long du corps à qui ils appartenaient et s’arrêtèrent sur la face rougeaude dont chaque muscle semblait contracté par la douleur.

— Ra… Ratyfer… bégaya tant bien que mal Harvey, des larmes perçant dans sa voix.

Le visage du jeune homme s’éclaira d’un large sourire, tandis qu’il se frappait le front du plat de sa main.

— J’y suis ! Je suis sur une autre planète, et c’est un autochtone !

Tout en disant ces mots, il se décolla joyeusement du pavé humide. Son arrière-train émit un *pop* à la consonance poisseuse, mais il n’y prit pas garde, préférant rajuster sa tenue avant de tendre une main amicale au baraqué. Ce dernier toutefois avait clairement tiqué en entendant ce son, et son regard, devenu aussi noir que le cul de la Grande Vache Stellaire[7], passait alternativement de la main tendue à la parcelle pavée où, quelques instants auparavant, son rat se dégourdissait les pattes et qui à présent arborait une belle couleur rougeâtre d’où dépassaient quelques poils et une queue.

— Moi… terrien, reprit le jeune homme en esquissant ce qu’il estimait ressembler à un salut intergalactique, moi venir d’ailleurs… vous comprendre moi ?

Harvey posa un regard noir sur l’inconnu et émit un grognement mauvais. La main de ce dernier disparut aussi sec derrière son dos, et son visage passa du rose enjoué au livide macabre.

— Euh… je crois qu’on s’est mal fait comprendre, débita-t-il à toute vitesse dans une tentative désespérée de sauver sa peau. Je ne suis pas un mauvais extra-terrestre vous savez ! Moi gentil ! Moi pas faire mal à vous ! *glops*

Harvey empoigna avec force le gringalet par le col de son tee-shirt et le hissa jusqu’à son visage, un rictus de colère découvrant une rangée de chicots aux teints variés. Quelques centimètres plus bas, des phalanges craquèrent. Le jeune homme ferma les yeux, sentant arriver son heure. Harvey Roultabos, les narines fulminantes et le visage en feu, s’apprêtait à venger avec honneur la mort de son animal de compagnie, quand un échange de voix étranges derrière lui suspendit son mouvement.

— Euh… bibliothécaire… je crois qu’il vaudrait mieux ne pas déranger ces deux personnes…

— Oook…

Harvey tenta de les ignorer et se reporta sur l’impudent qui s’était mis à trembler de tous ses membres en marmottant des paroles incompréhensibles (qui ressemblaient vaguement à « silvouplaisilvouplaiomondieumefaitepadmalsilvouplaitvouzensupplie »), mais les chuchotements retinrent à nouveau son attention.

— Oui oui oui… je sais bien que le type porte un paquet de cacahuète dans sa main, mais qui vous dit qu’il vous le donnera si vous lui filez un coup de main ? D’ailleurs ils sont peut-être tout simplement en train de discuter, après tout…

— Oook oook !

— Bon bon, si vous y tenez, moi c’que j’en dis, hein…

Harvey baissa son poing et tourna la tête vers les deux gêneurs qui avaient décidé de gâcher son plaisir.

— Dites, c’t’y po un piou fini totes ces…

Il n’eut pas le temps de finir.

Il n’eut même pas le temps de se demander ce qui lui arrivait.

Une masse de muscles et de chairs flasques s’abattit tout à coup sur sa tête en découvrant une mâchoire acérée qui n’avait rien à envier à Bruce[8]. Harvey n’aperçut qu’un agglomérat de poils puis les pavés de la ruelle, de très près, de trop près même puisque c’est ce qu’il vit pour la dernière fois de la journée.

 

*

 

Jimmy, qui n’avait pas encore tout à fait réalisé qu’il n’était pas mort, se retrouva pour la seconde fois de sa journée à lui le postérieur par terre et, à nouveau, sur la carcasse du pauvre Ratyfer qui n’avait rien demandé à personne, et surtout pas au type qui s’amusait à lui sauter dessus depuis quelques minutes. Le petit splash émis par les boyaux qui n’avaient pas encore explosé fut toutefois couvert par le grand boum provenant de la rencontre entre le colosse et le sol. Jimmy écarquilla les yeux en voyant le bibliothécaire.

— Oh, le joli sing…

— Stop ! hurla un grand type efflanqué, vêtu d’une robe rouge sombre assortie à un couvre-chef étoilé sur lequel Jimmy put déchiffrer– quoique avec difficulté – le mot MAJE brodé en fil d’argent.

— Pardon ? Vous comprendre moi ?

— Ton parler moi comprendre, ainsi que de nombreux autres. Mais là, tout le monde te comprend et je ne comprends pas pourquoi tu croyais qu’on ne te comprenait pas[9].

— Oook, fit le bibliothécaire en montrant à Rincevent le paquet de cacahuètes que tenait toujours la main de Jimmy.

— Ah, oui. Mon collègue ici présent, voudrait savoir si vous pouviez lui donner quelques-unes voire le paquet de cacahuètes.

— Le sin…

— L’anthropoïde, oui !

— Euh, oui.

En tremblant légèrement – il est difficile de ne pas trembler un peu lorsque l’on se retrouve face à ce qui a battu d’une simple pichenette ce que, cinq minutes auparavant, nous prenions pour ce que l’univers compte de plus monstrueux –, Jimmy tendis le paquet à l’anthropoïde qui s’en saisit avec dextérité[10]. Il remercia le jeune homme d’un « Oook » fort civil avant de se concentrer sur les cacahuètes.

Cependant, durant cet échange quelque peu bizarre, un attroupement avait commencé à se former dans la rue, attiré par le tumulte de la bagarre. L’une des attractions préférée des Morporkiens réside dans la curiosité, ou plus précisément l’intérêt porté par ceux-ci à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une bagarre. Ce genre d’évènement, fort courant soit dit en passant, attire les foules, ce quelque soit le monde sur lequel il se produit. Et s’il y a un type de personnes qui arrive toujours lorsque de tels regroupements se créent, c’est bien quelqu’un comme Planteur Je-m’tranche-la-gorge.

Tiens, puisqu’on en parle, regardez qui arrive. Avec son allure malingre et son panier suspendu à son cou, il vient pour les affaires. On peut l’écouter offrir à sa clientèle «  Saucisses dans des petits pains, pâtés en croûte ! ».

En l’entendant, Rincevent prit conscience du rassemblement qui s’était formé autour d’eux (en même temps que de l’odeur infâme qui se dégageait des dits petits pains), et réalisa également qu’il faisait parti des protagonistes.

— Bibliothécaire, il faut partir. Ce n’est vraiment pas bon de servir de centre d’intérêt. Le Patricien va en entendre parler et vouloir des explications, et je déteste ça.

— Oook.

Rincevent ne prit pas ses jambes à son cou comme à son habitude, mais partit d’un pas rythmé, suivi du bibliothécaire.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas d’un délice de l’Ankh ? Il s’agit de hareng frais, péché ce matin même dans… bon, d’accord, il y a trois jours, mais… regardez-le, il frétille encore ! Ah tiens, c’est vrai, ce sont plutôt les mouches autour de lui qui frétillent… allez, cinq piastres seulement ! Bon d’accord quatre, c’est bien parce que c’est vous, et là, j’me tranche la gorge ! distinguèrent-ils derrière eux, tandis qu’il s’éloignaient à l’angle de la rue.

Jimmy, toujours assis en face du corps inerte de Harvey, observa un instant la foule qui s’était mise à quitter le coin lorsqu’elle s’était aperçue que rien de neuf n’allait se produire, préférant éviter à tout prix de se retrouver à acheter contre sa première volonté les en-cas plus que douteux de Planteur. Puis il se releva, saisit son sac qui avait chu à ses côtés et prit au pas de course la direction empruntée par ses deux étonnants sauveurs.

— Attendez !

 Rincevent voulut accélérer le pas, mais, du haut de ses deux baguettes cagneuses, Jimmy se débrouillait plutôt bien à la course, et il eut tôt fait de rattraper les deux fuyards. Il agrippa avec force la robe du mage, qui se vit contraint d’arrêter sa marche. D’un air étrangement calme, il se retourna et fit face au jeune homme.

— Ecoute, gamin, déclara-t-il avec une once de condescendance dans la voix. Ta maman ne t’a jamais dit qu’il était mauvais de sortir dans les rues d’Ankh-Morpork, passé une certaine heure ?

— Oook, fit remarquer le bibliothécaire, juste derrière lui.

— Oui, bon, d’accord, concéda le mage. Même avant une certaine heure, le coin est plutôt dangereux, mais ce n’est pas le…

— Je voudrais juste savoir où je suis ! le coupa Jimmy sur un ton légèrement agacé. Il y a une heure à peine, j’étais dans mon cinéma préféré, tranquillement assis en train de regarder L’Empire contre-attaque, et voilà que je me retrouve dans un monde inconnu, plus que bizarre, sans que j’y comprenne quoi que ce soit ! Vous pouvez m’expliquer, à la fin ?

— Bon, bon, bon, calmons-nous, lui répondit le mage sur un ton qui sous-entendait qu’il n’était pas du tout calme, lui. Vous vous êtes enfui, c’est ça ? Vous êtes perdu ? Ou vous êtes encore un touriste ? Pitié ne me dites pas que vous en êtes un ! ajouta-t-il à la hâte.

Jimmy ouvrit la bouche, voulut dire quelque chose, se ravisa, et opta finalement pour :

— Euh… non. Comment s’appelle ce monde ?

— Ben, le Disque-Monde, pourquoi ? le renseigna l’homme en rétrécissant les yeux.

— Eh bien, disons que je suis… extra-disque-mondien ! déclara Snockman avec fierté.

L’homme plissa un peu plus ses paupières.

— Ben oui, quoi, reprit-il, sentant qu’il n’était pas compris, je ne suis pas de votre monde, je viens… d’ailleurs ! Vous comprenez ?

Le mage et l’anthropoïde se regardèrent un moment, puis se tournèrent l’un et l’autre vers le jeune homme en faisant « non » de la tête.

—Vous êtes Klatchien, c’est ça ? demanda enfin celui des deux qui pouvait s’exprimer autrement que par « oook » ou « eeek ». Ou bien vous aussi vous venez du Continent Contre-Poids ?

— Non ! cracha Jimmy désespérément. Je viens de… là-haut ! Les étoiles ! Vous savez ?

— Il n’y a rien sur les étoiles, tout le monde le sait… énonça son interlocuteur d’une voix froide. Il n’y a que la grande A’Tuin qui parcourt l’espace…

— Ben, disons que, en fait, si, ya une autre planète habitée, et j’en viens, voilà. Ok ? Bon, maintenant, comme vous êtes mes sauveurs, vous devez m’aider sur cette terre inconnue, c’est la règle ! Compris ?

Jimmy passa alternativement du mage à l’anthropoïde, espérant une réponse positive.

— Compris… ? répéta-t-il faiblement, comme une supplique.

 Finalement, le gringalet en robe rouge se tourna vers son ami.

— Vous venez, bibliothécaire ? Il est tôt, il y aura encore de la bière au Tambour Rafistolé…

Sous l’œil impuissant du pauvre Snockman, l’anthropoïde acquiesça et les deux se détournèrent de lui pour continuer leur marche. Cependant, à peine eurent-ils fait quelques pas que trois hommes semblèrent se matérialiser devant eux. Ils portaient ce qui ressemblait aux yeux de Jimmy à une sorte d’uniforme, surtout le casque avec les plumes.

— Halte ! Le Seigneur Vétérini souhaite vous voir.

— Aaargl, émit lentement le mage.

 

*

 

Rincevent se sentit défaillir. Si le bibliothécaire ne s’était pas trouvé là, il aurait fini le cul par terre.

— Oook ? demanda avec compassion l’anthropoïde.

— Le Patricien désire avoir un entretien avec vous, messieurs et euh… singe ?

— Aaargl !

L’officier commandant la petite troupe n’eut pas le temps de voir arriver la main poilue et musclée du bibliothécaire qui le projeta contre le mur de la maison se trouvant à quinze mètres derrière lui. Lorsqu’il retomba sur le sol, restait le dessin de son corps imprimé dans la paroi. L’un des soldats pointa sa lance sur le bibliothécaire, l’air menaçant, tandis que l’autre vérifiait l’état de santé de son officier.

— Mon capitaine, ça va ? Je vous en avais déjà parlé du bibliothécaire. Vous auriez du m’écouter.

— Mmm.

— Vous allez pouvoir vous relever ?

— Nous ne voudrions pas vous déranger, nous allons vous laisser là alors, dit Rincevent qui avait à nouveau pâli en voyant le capitaine des gardes du Palais voler à travers les airs[11].

Le capitaine se releva et articula péniblement :

— Non, le Patricien veut vous voir. Et ses désirs sont des ordres.

Rincevent, qui se doutait que son stratagème n’allait pas marcher se résigna, et se mit en marche derrière le soldat de tête.

La foule les laissait passer sans problème. À vrai dire, elle s’écartait d’elle-même. Il faut dire que toute personne censée à Ankh-Morpork évitait d’avoir affaire avec la garde du Palais, histoire de ne pas avoir à donner des explications au Seigneur Vétérini. Cependant, ils ne se gênaient pas pour regarder le cortège et essayer de reconnaître les futures victimes.

La petite troupe arriva rapidement à l’entrée du Palais du Patricien. Un homme mal rasé, décharné, dans un uniforme qui n’avait sûrement pas connu une lessive depuis longtemps, en descendait les marches. En passant à la hauteur de la colonne, il interpella le capitaine.

— Où est-ce que vous les emmenez ?

— Ça ne regarde pas le Guet.

— Si, surtout lorsque vous emmenez l’un de ses membres.

— Un membre du Guet ?  Lequel ?

— Le Bibliothécaire.

— Le Bibliothécaire ? Ah ! le sin…

— Mon Capitaine ! intervint le soldat qui avait aidé le capitaine à se relever quelques instants auparavant.

— Oui, bon, laissez-nous passer, Capitaine Vimaire, le Seigneur Vétérini nous attend.

— Vous avez de la chance, il est de bonne humeur, je le quitte à l’instant, dit Vimaire en s’adressant plus particulièrement à Rincevent.

— Bonne humeur ou pas, j’aurais préféré boire une bonne bière au Tambour, marmonna celui-ci.

— C’est marrant, j’ai toujours cru qu’Humphrey Bogart était mort, fit remarquer Jimmy au mage en fixant Vimaire. Vous connaissez peut-être Le King alors ?

— Hum ? Quoi ça ?

— Le King, Elvis Presley quoi !

— Ya bien un Tourne Elvis dans la rue de Merlin, répondit l’un des soldats de l’escorte.

Le capitaine de la garde se tourna vers ses hommes, et en leur jetant un regard noir leur cria un « En route ! » qui sembla les faire rétrécir dans leurs bottes. Le petit groupe reprit la montée des marches[12]. Vimaire les regarda partir vers un avenir incertain et haussa les épaules. Que pouvait-il faire lui, le capitaine du Guet de Nuit, qui venait déjà d’essuyer quelques réprimandes de la part du Patricien à cause d’un de ses hommes qui faisait du zèle ?

Rincevent sentit un frisson lui parcourir l’échine lorsqu’ils entrèrent dans la grande salle du trône. Son instinct primaire lui conseillait de prendre ses jambes à son cou et de fuir le plus vite et le plus loin possible, mais la prudence au contraire le persuadait de se taire et de se faire le plus petit possible.

Ils se retrouvèrent dans une salle immense. À l’extrémité de celle-ci, quelques marches s’élevaient jusqu’à un somptueux trône en or massif qui brillait de mille feux. Aussi vide pourtant que le cerveau de la Grande Vache Stellaire[13]. Non, l’homme qui devait présider cette pièce se tenait au pied des marches, dans un simple fauteuil de bois. Maigre, osseux même, entièrement vêtu de noir. Posée à coté du fauteuil, une assiette contenant un simple morceau de pain. La scène eut paru lugubre pour le plus jovial des habitants du Disque-Monde. Pour Rincevent, elle était carrément sordide. Surtout la deuxième fois.

— Seigneur Vétérini, commença le capitaine des gardes.

— Merci Capitaine. Vous pouvez vous retirer avec vos hommes. Nous avons affaire à des gens civilisés, n’est-ce pas mon ami ? énonça le Patricien d’une voix trop douce, en fixant Rincevent.

— Oh oui, pour sûr. Mais nous ne voudrions pas vous déranger en plein repas ! répondit ce dernier, le regard posé sur l’assiette pour éviter les yeux glaçants de l’homme en noir.

Le bibliothécaire lui-même s’était posté dans un coin de la salle, essayant en vain de se fondre dans le décor.

— Ce n’est pas grave, les affaires de la Ville passent avant tout, reprit le Seigneur Vétérini avec dans la voix un soupçon de gaîté.

— Aaargl…

— Passons à ce qui nous intéresse. Il m’a été rapporté que vous vous amusiez à déranger l’ordre public.

— Euh…

— Je voudrais savoir pourquoi vous jouiez à cela, vous, des mages ?

— Il est vrai seigneur que le Bibliothécaire et moi-même sommes des mages, mais nous ne connaissons pas cet individu.

— Je me suis déjà présenté pourtant, répliqua Jimmy. Mon nom est Jimmy Snockman.

— Aaargl !

— Continuez mon petit.

Le Patricien se tourna vers le jeune homme, une lueur d'attention malsaine courait au fond de ses pupilles.

— Je suis un citoyen américain de la planète Terre.

— Six doyens ? Il n’y a qu’un doyen et je suis sûr que ce n’est pas lui, Seigneur Vétérini, je l’ai encore vu ce matin à l’Université la tête dans son bol, le coupa Rincevent sur un ton effaré.

Havelock Vétérini leva une main apaisante vers le mage, ce qui eut le don d’engendrer chez ce dernier un frisson glacé qui remonta le long de sa colonne vertébrale. Il s’épongea le front et se ratatina un peu plus dans sa robe pourpre.

— C’est quoi cette planète Terre ? interrogea encore le Patricien.

— Et bien… euh monsieur, la Terre est la planète d’où je viens, car je ne suis pas d’ici, je suis extra-disque-mondien, répondit Jimmy en bombant le torse. Donc, vous pouvez me considérer comme l’ambassadeur de ma planète, la Terre.

— Et ça se trouve où, ça, la Terre ?

— Euh… Elle tourne autour du soleil…

— Ah ! intervint Rincevent, comme pour se convaincre que tout cela n’était qu’un mauvais rêve. Tout le monde sait que le soleil tourne autour de la Grande A’Tuin.

— Silence !

— Aaargl…

Ratatinage, de nouveau. Cette fois-ci, le mage préféra se concentrer sur les dorures de la salle du trône.

— Donc vous disiez ?

— Que j’étais le représentant des terriens, et que je suis venu de manière incontrôlée et pacifiste.

L’homme en noir esquissa un geste d’impatience.

— Sachez jeune homme qu’il y a une chose que je n’aime pas, c’est ce qui est incontrôlé. Vous profitez de ma bonne humeur. Vous allez pouvoir repartir. Quand à vous, Rincevent, je vous confie la garde de cette personne. Assurez-vous que tout se passe bien, vous avez déjà l’expérience des touristes, si je me souviens bien.

— Aaargl, non, pas un touriste !

Le mage posa un regard implorant sur le Seigneur Vétérini, mais le retira aussitôt, glacé par l’expression que lui adressa ce dernier.

— Partez ! Et que je n’ai plus affaire à vous, sinon…

Sur ces mots, le Patricien quitta la pièce. Rincevent ne comprenait que trop bien l’allusion. Suivi de près par le Bibliothécaire et par Jimmy, il sortit du Palais sans demander son reste.

Arrivé en bas des marches, Snockman demanda sur un ton joyeux :

— On va où, maintenant ?

— Aaargl !

 

[1] Dans lequel on peut aussi compter Babylon 5, Farscape, V, Stargate, Superman, Men in Black, Dark Skies, Rencontre du 3ème Type, E.T., Terminator, Alien, Dune, Invasion Planète Terre, Battlestar Galactica, Doctor Who, Firefly, si vous en connaissez d’autres, prière de contacter la Keisy S.A. merci !

[2] Ou encore « grand enfant de 29 ans incapable de sortir des jupes de sa maman, de s’habiller correctement d’un costume et d’une cravate ou de parler avec un membre de la gente féminine sans caser « aagglllrrrr » devant chaque phrase » (définition officieuse admise généralement par l’ensemble de la profession. Ou du moins, selon nous, elle devrait l’être.)

[3] Evidemment, il n’aurait pas été contre un petit enlèvement extra-terrestre, une implication quelconque au sein d’un énorme complot gouvernemental, voire même une météorite monstrueuse filant droit sur la terre, et qu’il aurait été le seul à savoir arrêter (en forant un trou dedans, par exemple). Mais il était intimement persuadé que son jour viendrait. Ce en quoi, permettons-nous de rajouter, il n’avait pas tout à fait tort. Même si le destin parfois se montre plutôt capricieux. Mais nous nous égarons.

[4] Qui sentait vraiment très fort.

[5] Couiik qui signifie dans le langage des rats « Enfin, c’est pas trop tôt ! Ça fait des heures que j’ai le mal des bikers à être transbahuté sur ton épaule, espèce de gros balourd ! ».

[6] Il s’agit là d’un trait commun à tous les cinéphiles de tous les univers : le rituel du générique est d’ailleurs une pratique particulièrement obscure pour le spectateur profane qui, lorsque le film est terminé, se contente, comme toute personne normalement constituée, d’enfiler son manteau et de sortir au plus vite de la salle obscure.

[7] Le culte de la Grande Vache Stellaire ayant pratiquement disparu de la surface du disque – quelques rares prêtres disséminés dans les montagnes du Bélier continuaient à vénérer les icônes de Notre Marguerite et de ses Saints Pis – seule subsistait encore à Ankh-Morpork cette expression populaire quelque peu imagée.

[8] Le requin des Dents de la Mer. Évidemment, Harvey ne connaissait pas cette référence, et après coup il se demanda d’où avait bien pu surgir cette idée. Mais les idées ont leur vie propre, et celle-ci avait justement profité de la faille dans le tissu spatio-temporel pour s’immiscer dans ce monde et prendre place au sein du grand vide qu’était le cerveau du baraqué. Pour la petite anecdote, Bruce était le nom de l’avocat de Spielberg. Ce qui explique bien des choses.

[9] S’il y a une chose que les failles spatio-temporelles s’arrangent pour bien faire, c’est de donner la capacité au héros qui les traversent de comprendre la langue dans laquelle parlent les autochtones et de s’exprimer dans celle-ci. La preuve ? 90% ou même plus des films, dans lesquels on voit un pauvre type débarquer quelque part et tout piger de suite.

[10] Rien de surprenant venant d’un être capable de prendre son petit déjeuner avec les pieds tout en se balançant tranquillement au bout d’une branche.

[11] Il s’agissait là du principe d’action réaction. Dans la physique appliquée du Disque-Monde, il existe un théorème qui dit : « Chaque fois que le Bibliothécaire est appelé singe (action), il en résulte une réaction  de celui-ci, dents, mains, pieds ou corps. Alors s’ensuit une réréaction, un corps fait boum, splach ou splock. » Extrait du livre La Physique dique-mondiale.

[12] Malheureusement pour les participants, ce ne sont pas les marches du Festival de Canne.

[13] Autre idiome morporkien. Les partisans du culte de la Grande Vache Stellaire considéraient en effet que le siège de l’intelligence n’était pas dans le cerveau, mais dans l’estomac, à l’image de Notre Marguerite.

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Qara Kith
Posté le 10/12/2019
Eh bien, ça faisait longtemps que je n'avais pas lu du Pratchett, car ça y ressemble bien ! Je n'ai plus vraiment les personnages de Pratchett en tête et lire ce texte m'a tout-à-fait évoquer l'ambiance qu'avait pu créer notre regretté auteur.
Un petit bémol cependant : je n'ai pas trouvé les notes de bas-de-page des plus faciles à suivre. je n'aurais pas mis certaines d'entre elle (la 12 par exemple, qui personnellement me sort de l'imaginaire créé), même si ce n'est évidemment pas dérangeant en soi. C'est certainement une question de mise en page et peut-être y aurait-il une astuce pour les garder, tout en les intégrant plus directement au texte ? C'est plus un questionnement.
Plusieurs passages en particulier m'ont fait bien rire ; la pauvre cacahuète au début laissée seule avec elle-même ou bien les incidents toujours bien drôles liés au Bibliothécaire.
En tout cas, j'ai hâte de lire la suite !
Keina
Posté le 12/01/2020
Merci Qara Kith ! Tu as raison pour les notes de bas-de-page, malheureusement je n'ai pas trouvé de façon plus pratique de faire. Je peux souffler ça pour une évolution future, même si je suppose que je suis l'une des rares à qui ça pourrait profiter...
J'avoue que parfois les notes de bas de page sont des purs délires entre nos deux cerveaux dérangés (oui, j'ai co-écrit cette histoire avec mon mari mais je ne l'ai pas encore crédité, honte à moi). J'espère que la suite te plaira tout autant !
Joke
Posté le 27/08/2019
Keina j'ai trop aimé!
Tout y est, on est complètement dans le ton de Pratchett (jusqu'aux notes en bas de page), le pauvre Rincevent, Veterini qui terrorise tout le monde, le bibliothécaire susceptible, le guet qui débarque les pieds dans le plat, et ton pauvre perso parachuté là est parfait!
Je me suis marrée à :
"Ya bien un Tourne Elvis dans la rue de Merlin, répondit l’un des soldats de l’escorte."
et "Arrrgh, non, pas un touriste" XD
Bon, perso j'aurais aimé voir Vimaire un peu plus, mais c'est juste une réclamation perso, hein.
En tout cas, ça va, Terry serait fier de toi.
Keina
Posté le 28/08/2019
Merci beaucoup, Joke ! Je transmets les compliments à mon mari (qui a écrit au moins la moitié de ce chapitre). Oui, on ne voit pas suffisamment Vimaire, je trouve aussi. Il me semble qu'on le revoit d'ici quelques chapitres... mais je n'en dis pas plus ! :D
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