Le Tambour Rafistolé

Par Keina
Notes de l’auteur : Bonjour, voici le chapitre 2, qui a perdu inexplicablement son titre. J'ai donc mis un titre à l'arrache, en attendant de retrouver le bon (si je le retrouve dans le bordel de mes archives).

– Sympa ici, c’est pittoresque, lança Snockman en contemplant le décor intérieur de la taverne dans laquelle il se trouvait en compagnie de Rincevent et du Bibliothécaire.

– Un touriste, murmura le mage d’un ton très las, en levant les yeux au plafond.

Nos trois compagnons se tenaient, d’après l’enseigne fatiguée qu’avait pu lire Jimmy en entrant dans le bâtiment, au sein du Tambour Rafistolé. La crasse qui suintait des murs, mêlée à la chaleur moite de l’édifice, avait immédiatement sauté à la gorge du jeune homme et engageait à présent un rude combat avec les relents de bière qui s’échappaient du bar[1].

Jimmy prit exemple sur le Bibliothécaire et s’installa à une table encore indemne à cette heure précoce de la journée[2]. Rincevent, quant à lui, se dirigea d’un pas alerte vers le comptoir. Après avoir discuté un moment avec le tenancier, il revint en sa compagnie, les mains encombrées de trois chopes de bières. L’une de celles-ci finit devant le Bibliothécaire, et il s’assit avec le second bock qu’il tenait. Le tenancier déposa fermement la troisième chope devant Jimmy et annonça d’une voix sèche :

– Trois sous.

– Euh… émit faiblement Jimmy en esquivant le regard fixe de l’homme qui le dominait de son épaisse stature.

– Trois sous.

Après quelques secondes de flottement, Snockman se mit à fouiller dans le sac qu’il n’avait pas quitté depuis son arrivée sur le Disque-Monde. Il en ressortit un portefeuille duquel il parvint à extraire, sous les regards curieux de ses compagnons de tablée et du tenancier, quelques billets verts.

– Trois dollars, ça ira ? dit-il en tendant ceux-ci au patron.

– C’est quoi ça ? demanda ce dernier.

– Bah, des billets !

– J’ai connu un Billette autrefois, un mage, murmura Rincevent pour lui-même.

– Et j’en fais quoi, moi, des billets ? Ça sert à quoi, d’abord ?

– C’est de l’argent, c’est comme les pièces, sauf que ça vaut plus.

– Seul l’or vaut plus, dit le patron en prenant les billets de la main de Snockman. Il les regarda sous tous les angles, les plia, les sentit, puis les lui rendit. Des sous, sinon pas de bière.

Jimmy lança un regard implorant à Rincevent. Celui-ci en détournant les yeux observa le Bibliothécaire sortir d’on ne sait où[3] quelques pièces qu’il lança au tenancier, qui jeta un vague regard à Jimmy avant de s’en aller rejoindre son poste. Le jeune homme prit son verre et le leva.

– Santé, et merci.

Rincevent le regarda, vit le Bibliothécaire lever son bock, et leva le sien à son tour en haussant les épaules. Puis, d’un ton de conspiration, il s’adressa à Jimmy.

– Bon, maintenant, vous me dites ce que vous êtes venu faire ici ?

– Comment ça ? répondit Jimmy juste avant d’avaler une goulée de sa bière.

– Qui vous a envoyé…

Snockman recracha sa bière sur le pauvre Rincevent, qui avait eu le malheur de se mettre face à lui. « Pouaaah, mais c’est immonde ! » s’exclama-t-il en reposant sa chope. Le mage se redressa et aperçut le tavernier qui faisait mine de prendre leur direction.

– Ce n’est rien, s’écria-t-il, notre ami est juste malade. Il n’est pas de la région et n’a jamais bu d’alcool avant ça.

– Mais si… commença Jimmy.

– Tais-toi, souffla Rincevent entre ses dents. Tu vas nous causer des problèmes.

– Ah ? Bon, conclut le jeune homme en jetant un regard ahuri autour de lui.

Un silence annonciateur de bagarre s’écrasa soudain sur la taverne, comme une poire blette qu’on aurait oubliée sur l’arbre. On entendit même le tabouret de Rincevent grincer quand celui-ci se rassit. Il se ratatina consciencieusement dans sa robe rouge, avec l’air d’un cancre qui n’a pas appris sa leçon et que le professeur dévisage dangereusement. L’atmosphère sembla peser de plus en plus lourd sur les clients. Partout ailleurs dans le multivers, il aurait été d’usage de notifier, pour décrire l’ambiance de la scène, qu’un ange passait, mais au Tambour Rafistolé l’ange s’était empressé de prendre les ailes à son cou, en se promettant de ne plus jamais mettre une auréole sur le Disque-Monde. Un grand type trapu, installé de l’autre coté de la pièce, se leva en bousculant sa chaise qui se renversa derrière lui dans un bruit fracassant. Mais avant qu’il n’ait pu esquisser le moindre mouvement dans une quelconque direction, le Bibliothécaire grimpa sur la table et se dressa de toute sa hauteur. A sa vue, le bonhomme se rassit vivement sur la chaise de son voisin et fourra le nez dans sa chope. L’anthropoïde contempla quelques instants l’assistance, puis se réinstalla d’un air satisfait. L’ambiance se détendit. Petit à petit, les différentes conversations reprirent, rompant le silence, qui se carapata vers une autre situation de crise[4].

Après quelques minutes, le patron se pointa devant la table de Jimmy avec trois nouvelles bières.

– Tenez, c’est la maison qui offre, déclara-t-il en posant les trois bocks sur la table.

– Merci, répondit Rincevent, mais pourquoi ?

– Votre sing… euh l’anthropoïde a permis d’éviter une bagarre. Alors ça mérite une récompense.

– Oook.

– Tenez, puisque vous êtes là, demanda le mage, je voulais vous demander si vous n’aviez pas un emploi pour notre ami, là ?

– Pardon ? réagit Jimmy en regardant Rincevent avec un air plus qu’étonné.

– N’importe quoi, ce que vous avez de libre.

Hibiscus Ormebrun s’octroya une seconde de réflexion, ce qui eut pour effet de creuser une nouvelle ride sur son front déjà raviné par le souci et la psychologie de comptoir[5].

– Mmmm, j’ai peut-être quelque chose.

Le tavernier se tourna vers le jeune homme. « Vous savez faire ça ? » lui demanda-t-il en mimant le mouvement d’un touillage dans une marmite.

– Euh… o- oui ?

Jimmy leva sur son interlocuteur un visage rayonnant de perplexité (une expression que seul Snockman était capable d’afficher dans ses pires moments d’hébètement).

– Montrez-moi.

Il s’exécuta, un peu tremblant, manipulant avec appréhension une louche imaginaire. Le visage d’Ormebrun s’éclaira d’un sourire.

– Parfait, vous êtes engagé. Vous êtes mon nouveau cuisinier, j’ai dû me débarrasser du précédent car il avait la malheureuse habitude de vouloir utiliser des produits frais. Soyez là à onze heures demain.

– Euh… oui, d’accord, balbutia l’intéressé.

Avant que le patron ne quitte la table, Rincevent l’interrogea a nouveau.

– Et une chambre, il vous reste une chambre de libre ?

– Mmm, peut-être, mais par contre ça sera retiré du salaire, ce qui fera dix sous par jour.

– Normal.

– Euh… je peux dire quelque chose ? interrompit Jimmy.

– Non, répliqua Rincevent sans autre forme de politesse. Merci Hibiscus.

Pendant que le tavernier quittait la table, Jimmy se tourna vers le mage et l’interrogea.

– Pourquoi avoir demandé ça ?

Rincevent esquissa un rictus moqueur.

– Tu comptes bien manger et boire ?

– Oui.

– Dormir dans un lit ?

– Oui. Mais je ne comprends toujours pas.

– Pour profiter de tout ça, ici il faut payer. Je ne sais pas si c’est comme ça là d’où tu viens, mais c’est le cas dans le coin, ajouta-t-il en portant la pinte de bière à ses lèvres.

– Si, il le faut aussi, mais je suis un ambassadeur.

Rincevent manqua d’avaler sa gorgée de travers.

– Un ambre-à-sa-sœur ?

– Un ambassadeur.

– C’est ce que j’ai dit, un ambre-à-sa-sœur, affirma-t-il en jetant un œil soupçonneux sur la boisson qui avait failli le tuer. C’est quoi ça ?

– C’est une personne qui représente un pays, le sien, dans un autre pays.

Rincevent haussa les épaules. À ses côtés, le Bibliothécaire semblait se désintéresser totalement de la conversation, absorbé par le fond de sa chope, qu’il avait bien l’intention d’atteindre au plus vite.

– Un marchand quoi.

– Non, un ambassadeur ne vend rien. Il s’occupe de la diplomatie.

– Dix-peaux-à-scie ? Ya pas de ça dans le coin. Et puis les scies n’ont jamais nourri personnes.

– Les ambassadeurs n’ont pas besoin de payer leurs frais. Ils sont entretenus par la nation hôte[6].

– Nation hôte ?

Le mage afficha sur son visage un océan d’incompréhension (avec un peu moins de réalisme que Jimmy, mais cette expression faisait quand même son petit effet).

– C’est-à-dire que votre pays doit payer tous mes frais, compléta Jimmy avec une once d’espoir dans la voix.

Son interlocuteur partit dans un éclat de rire.

– Tu es mage ?

– Non.

– Alors tu dois travailler. Oui, Bibliothécaire ? lança-t-il à l’attention de son collègue lorsque celui-ci eut posé son verre dans un tintement sec.

– Oook.

– Exact, il va bientôt être l’heure du dîner. Si on veut qu’il nous reste quelque chose, il faut qu’on y aille.

– Oook.

Rincevent examina le contenu de son verre, histoire de vérifier qu’il en avait bien bu la dernière goutte, puis se tourna vers son jeune protégé.

– Alors, nous, on y va, jeune homme. Tâches de ne pas te faire tuer dès le premier soir. Et pour la chambre vois avec Hibiscus Ormebrun, le patron. Un dernier petit conseil, ne quitte jamais tes affaires de vue.

Après ces quelques mots, Rincevent se leva et prit la direction de la sortie. Le Bibliothécaire se redressa à son tour, regarda la foule qui commençait à s’agglutiner dans la taverne et montra ses jolies dents jaunâtres tout en tapotant la tête de Jimmy. Toutes les personnes présentes comprirent le sens non-caché de cette expression. Le Bibliothécaire rejoignit Rincevent en trottant, bousculant négligemment tous les individus ayant le malheur de se trouver sur son chemin.

Jimmy quitta sa chaise et s’approcha du bar. Hibiscus le harangua.

– Qu’est-ce tu veux ?

– Pour la chambre, on fait comment ?

– Plus tard, je suis débordé… Tiens, tu veux pas commencer dès maintenant ?

– A la cuisine ? demanda Jimmy.

– Non, non. Derrière le bar. C’est pas difficile, tu sers ce qu’on te demande et surtout tu fais payer avant de servir.

– Ah. Une ombre perplexe (il savait jouer la perplexité sous toutes ses nuances) se matérialisa sur les traits du jeune homme. D’accord.

Jimmy passa de l’autre coté du bar et se fit indiquer par le tavernier où se trouvaient les différents alcools, les bières les plus raffinées[7] ainsi que la cachette des cacahuètes qui ne devaient être présentées sur le comptoir qu’en l’absence du Bibliothécaire. Il dut faire de nombreux efforts afin de se souvenir des noms des différents alcools qui n’existent pas ailleurs (fort heureusement) tel que le frottis, le wksihy ou le ramenemoialamaison[8].

Les débuts de Snockman furent assez catastrophiques. Hibiscus l’ayant laissé, il devait gérer le service tout seul dans un bar dont il ne connaissait quasiment aucune boisson et encore moins les prix. En effet, le Tambour Rafistolé ne proposait pas de carte avec tarifs, car ceux-ci variaient régulièrement en fonction de la tête du client et de sa fréquentation des lieux.

Au bout de quelques minutes seulement, un individu plutôt petit, mais fortement constitué, installé sur un tabouret dans un coin du comptoir, s’adressa à Jimmy.

– Sers-moi un verre d’Or de la Veuve, petit.

– Euh… vous êtes un nain ?

– Très observateur, grommela le petit barbu avec mépris. Alors, il vient mon verre ?

– Euh…

Jimmy lança un regard affolé sur les étagères qui se trouvaient derrière lui, ne sachant quelle attitude adopter.

– C’est la bouteille avec un liquide doré dedans, à droite sur l’étagère du haut, le renseigna obligeamment le nain d’une voix apaisée. Tu sers ça dans un des verres qui sont à côté, et ça fait cinq sous.

– Euh… Merci.

Jimmy servit son client avec une bonne dose d’Or de la Veuve. À chaque consommateur qui demandait une boisson qu’il n’avait pas encore servi, il jetait un coup d’œil au nain qui lui indiquait le breuvage en question ainsi que le prix. Profitant d’un moment d’accalmie, Jimmy se tourna vers son sauveur providentiel.

– Mon nom est Jimmy Snockman, je viens de la Terre.

– Le mien est Manchebras, et je viens des Montagnes du Bélier.

– Merci pour l’aide.

– De rien, je te devais bien ça, avec la dose que tu m’as mise.

– Ah. (Et voilà, encore le coup de la perplexité. Il était vraiment très fort à ce jeu-là.)

Jimmy se retourna à l’appel d’un client qui demandait un verre de Constricteur et le servit avec une dextérité qu’il ne se connaissait pas jusqu’alors[9]. Manchebras ne put retenir un sifflement d’admiration.

– Je crois que tu t’en sors bien. Ça te dirait, de m’en resservir une petite ?

Le jeune homme acquiesça et s’empressa de remplir le verre du nain. Puis il se détourna pour attraper un flacon au contenu verdâtre que réclamait un client édenté et rassis à l’autre bout du comptoir.

À cet instant, la porte du Tambour Rafistolé s’ouvrit dans un tintement à la tonalité indéfinissable. Une imposante silhouette se découpa dans l’embrasure et se dirigea d’un pas lourd vers le zinc. La silhouette s’installa bruyamment sur l’un des tabourets, à côté du consommateur édenté, et exhala un long soupir.

– Journée difficile ? interrogea son voisin en contemplant le fond de son verre, plus par désoeuvrement que par réel intérêt.

Jimmy, toujours tourné vers l’étagère, s’efforçait maladroitement d’atteindre la bouteille, située au sommet d’une pyramide à l’allure précaire[10].

– Causez zen pas… soupira le gros, avec un accent triste dans la voix. Ya ti pas ké moué rat est mouerté…

La main de Jimmy s’arrêta net dans sa progression et réprima un tressaillement. Le jeune homme se tourna lentement vers celui qui avait prononcé ces mots, livide et chancelant. Sa bouche s’ouvrit pour former un O consterné tandis qu’il découvrait, assis devant lui, le colossal Roultabos, privé de son rat et passablement fâché.

Les traits de ce dernier se contractèrent en reconnaissant l’assassin de son cher Ratyfer. Il ramena ses poings sur la table et émit un grondement guttural peu engageant.

– Ooops… parvint finalement à articuler Snockman.

Le visage de Harvey s’élargit d’un rictus haineux.

– Oh, séti pas vrai qu’cé loui… siffla-t-il d’un ton rauque en rétrécissant ses petits yeux porcins.

Jimmy déglutit bruyamment et jeta un coup d’œil autour de lui. Dans la taverne, la température avait subitement baissé d’un cran. Tous les habitués semblaient à présent vouloir contempler le fond de leurs chaussettes à travers leur verre. La menace du Bibliothécaire planait toujours sur eux, mais sans la carrure musclée de ce dernier pour lui donner du poids, elle perdait peu à peu pied au contact, bien réel quant à lui, du géant qui continuait son petit discours. Manchebras se contentait de regarder la scène d’un œil amusé. Il n’en était pas à son premier esclandre dans le Tambour Rafistolé et il y prenait un plaisir toujours renouvelé. C’était d’ailleurs pour cela qu’il fréquentait cet endroit, en lieu et place des habituelles tavernes de nains qui pullulaient dans la ville. Ici, au moins, il était sûr de passer ses soirées à autre chose qu’à chanter des chansons stupides en évoquant les souvenirs de la mine.

Roultabos empoigna le col de Jimmy et amena le visage crispé de terreur du jeune homme à la hauteur de ses yeux.

– Tou té souviegne dé moué et dé Ratyfer, heing, petiot ? Un tiot raton ky laité pas bieng vioque, et ké yavais roussit à lé siauvé dé nains bouéffeurs dé rats…

Le visage de Manchebras, jusqu’alors jovial, vira au blême tandis que sa main descendait le long de son torse pour saisir la hache qui pendait à son côté.

– Des nains quoi ?

– Bouéffeurs de rat, nabot, enchérit le géant sans même tourner le regard.

Plusieurs chaises grincèrent lorsque leurs occupants les reculèrent pour se préparer à ce qui s’annonçait comme le grand évènement de la soirée. Le silence avait de nouveau pointé son nez dans la salle (il en avait fini avec le nain et le troll de Sto Helit, les laissant mutuellement empalés), et, bien que l’ange ait encore formellement refusé de le suivre, il semblait se réjouir du carnage qui se préparait. Cela amplifia d’autant plus le bruit pourtant ténu du craquement des doigts et du tintement des armes, prêtes à sortir de leurs fourreaux. Manchebras déglutit deux fois. Il dévisagea le colosse, qui découvrit à sa vue une rangée de chicots noirâtres, puis baissa les yeux sur sa main, tenant fermement l’arme. En moins de temps qu’il n’en faut pour dire « zip », sa hache finit plantée dans le comptoir en taillant un morceau d’ongle qui dépassait de la main de Harvey.

Roultabos regarda sa main, puis le nain. D’un mouvement vif, il saisit ce dernier et le lança à travers la taverne.

– En v’la, c’qué yen foué des nains, moué, grogna-t-il pendant que Manchebras s’écrasait sur l’un des habitués des lieux.

Manchebras allongea un coup de coude dans le nez de son coussin provisoire en se dépêtrant des bras et des jambes qui le gênaient pour se relever.

Ça y était, le signal était lancé, la grande fête de la soirée pouvait commencer. Le silence esquissa un sourire satisfait puis s’en alla accomplir son devoir dans un autre bouge du Disque-Monde, qui n’en manquait certes pas. Autour de l’une des tables, un type en tunique verte attrapa son voisin par les cheveux, et lui éclata la tête contre la table. Tout le monde se levait, bousculant leurs chaises, sortant les armes des gaines et se jetant les uns sur les autres.

Roultabos ne s’occupait plus du nain, et s’était retourné vers Jimmy. Il raffermit sa prise sur le col du malheureux, et le souleva par-dessus le comptoir pour le passer de l’autre côté.

– Yé té poing nioublié toué, t’aingquiéte.

– Gluups…

Manchebras, qui s’était débarrassé du type sur qui il avait atterri et de deux autres gêneurs, attrapa Harvey par son bras libre et l’attira vers le sol d’un mouvement sec. Ce dernier lâcha Jimmy qui partit se cacher derrière une pile de caisses entassées de l’autre côté du bar. Une fois à l’abri, il risqua un œil pour observer la bagarre générale qui se déroulait dans la taverne.

– Et moi, tu m’as oublié ? demanda le nain. Il avait à peine achevé sa phrase que son poing alla s’écraser sur le nez d’Harvey qui produisit un petit « scrontch » très net. Manchebras prit une chaise par les pieds et la fracassa sur le dos de Roultabos qui était déjà à genoux. Le colosse se retrouva K.O. Le nain lui accorda un coup d’œil teinté de mépris, lança un regard circulaire dans la salle et bondit sur un autre groupe de bagarreurs.

Jimmy était soulagé de voir Roultabos hors de combat, mais puisque, jusqu’à présent, il n’avait jamais été très courageux dans sa vie, il préféra rester à l’abri. De plus, tout ce qui s’apparentait à un combat dans la vie réelle n’était pas sa spécialité. Bien sûr, si cela s’était produit sur un écran, il aurait pu alors anticiper les mouvements de toutes les personnes présentes, et les mettre K.O. dans ses rêves. Mais là…

Ses pensées furent interrompues par une voix qui passait une commande.

– UN VERRE S’IL VOUS PLAIT.

Jimmy se demanda s’il avait bien entendu. Qui donc pouvait bien en de pareilles circonstances prendre la peine de commander une boisson ? Il sortit prudemment de sa cachette. Son regard s’arrêta sur le client qui venait de s’adresser à lui. Il ne distinguait qu’une forme immense, camouflée par une robe noire avec une capuche. Il décida de ne pas s’arrêter sur son premier ressentiment, et sortit complètement de son trou.

– Vous souhaitez ?

– JE N’AI ENCORE JAMAIS GOUTÉ Á LA POURPRE, LÁ.

– D’accord.

Jimmy se saisit de la bouteille indiquée par la personne, évita habilement une chaise lancée dans sa direction qui s’écrasa sur une partie de l’étagère, prit un des verres au hasard et en servit une bonne rasade.

– Voilà.

– MERCI. ÇA S’APPELLE COMMENT ?

Au moment où la personne avança sa main pour s’emparer du verre, Jimmy se figea et émit un faible « Uuuh… ». La main qu’il venait d’apercevoir se composait d’une rangée d’osselets d’un blanc éclatant. Elle empoigna le bock et le leva à la hauteur de l’endroit où se trouvait normalement la bouche. Le visage sous la capuche s’avança, se plaçant à la lumière. Ce que vit Jimmy faillit lui faire lâcher la bouteille qu’il avait encore en main. Le visage qu’il observait était en fait celui d’un squelette. Seules deux petites lumières bleues clignotaient au fond du vide où auraient dû se trouver les yeux. Le client s’adressa encore à Jimmy qui semblait glacé, coincé entre son expression maintenant éprouvée de perplexité galopante, et une nuance plus hasardeuse de fascination mâtinée de terreur. Encore une à ajouter sur son registre.

– ALORS, ÇA S’APPELLE COMMENT ?

Une hache siffla au-dessus de sa tête, le sortant provisoirement de son hébétude.

– Euh… Je ne sais pas, réussit-il enfin à articuler. Je suis nouveau ici.

– VOUS ÊTES PÂLE, VOUS ÊTES MALADE ?

La hache fut suivie de Manchebras, qui s’encastra dans un petit miroir mural coincé entre les bouteilles, retomba lourdement sur le sol, se releva, s’épousseta légèrement, récupéra sa hache qui gisait à terre et repartit dans la cohue en braillant des paroles incompréhensibles. Jimmy l’ignora.

– Non, non… Excusez moi, mais vous êtes la Mort ?

– VOUS ME VOYEZ ?

– Euh, oui.

– VOUS N’ÊTES PAS MAGE POURTANT.

– Oui. Je viens de la Terre, une autre planète, et peut-être même dimension.

– VOUS CONNAISSEZ PEUT ÊTRE MA COLLÈGUE ALORS ?

Le nain reparut dans le champ de vision du jeune homme, perché sur le dos de ce qu’il avait appris être un troll et s’évertuant à donner des coups de hache dans l’épiderme rocheux[11] de son adversaire. Jimmy secoua la tête et se fixa à nouveau sur son client.

– Non, non. Dites, comment vous décidez qui doit mourir et qui doit vivre ?

– JE NE DÉCIDE PAS. JE VIENS SEULEMENT DÉCROCHER LES MORTS DE LEUR CORPS.

– Ah ! Vous êtes là pour quelqu’un alors ?

– OUI, IL RESTE ENCORE QUELQUES MINUTES À MON CLIENT.

En disant ces mots, la Mort avait sortit de sa robe un sablier dans lequel ne s’écoulaient plus que quelques grains dans la partie supérieure. Il[12] le posa sur le comptoir et vida son verre d’une traite. Puis il se leva, récupéra sa faux qu’il avait posée sous le bar, et se dirigea vers un homme qui venait de s’écrouler au milieu des débris d’une table. Celui-ci dans le tumulte de la bagarre s’en était pris à un type boxant dans la catégorie supérieur. Le coup qu’il avait reçu l’avait envoyé valdinguer sur une table en piteux état dont un pied cassé pointait vers le haut. Le malheureux n’avait pas eu de chance et s’était empalé dessus.

Malgré le boucan qui régnait dans la taverne, Jimmy entendit distinctement la Mort s’adresser à quelqu’un qu’il ne voyait pas.

– Jean-Paul Belmondo ?

Quelques secondes plus tard, il le vit donner un coup de faux dans le vide, à proximité du corps étendu. Son devoir accompli, la grande silhouette noire retourna au comptoir et sortit deux piastres de sa robe. Il posa les pièces sur le bar et souhaita une bonne soirée à Jimmy avant de sortir tranquillement de la taverne.

Les personnes valides étaient à présent peu nombreuses. Restaient encore debout le troll tenant par les pieds Manchebras qui continuait à se débattre, un homme et une femme. Ceux-ci se regardèrent après s’être débarrassé de leur dernier adversaire. Tous deux avaient l’air épuisé. La femme parla.

– Ça faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu une si belle bagarre.

– C’est vrai ça.

L’homme plongea son regard dans celui de son interlocutrice et lui fit un clin d’œil. La femme rougit. Ils quittèrent le Tambour bras dessus, bras dessous.

Désormais, parmi les êtres vivants (du moins suffisamment vivant pour proférer d’autres mots que « aargh » ou « couic »), la salle ne comptait plus que le troll et Manchebras, ainsi que le pauvre Jimmy. Un autre troll vêtu de ce qui ressemblait aux yeux de Jimmy à une armure s’introduit alors dans la taverne. Il jeta un coup d’œil à l’entour et se tourna vers son semblable.

– Toi laisser nain. Toi partir rentrer chez toi.

– Oui, répondit doucement le troll ainsi interpellé.

Il lâcha Manchebras qui se retrouva les quatre fers en l’air et prit la direction de la sortie.

– Toi aussi dehors, dit le troll au nain.

Celui-ci maugréa, mais sortit sans faire d’histoires. Le troll se dirigea vers Jimmy.

– Moi Détritus. Toi nouveau ?

– Euh… oui, articula faiblement Jimmy. Je m’appelle Jimmy Snockman.

– Vouloir aide pour virer gens ?

– Euh… oui ?

Détritus commença à prendre les corps et à les entasser près de la porte de derrière.

C’est ce moment que choisit Hibiscus pour réintégrer l’intérieur puant de sa taverne, tout en y jetant un regard circulaire. Jimmy se porta à sa rencontre, une expression navrée sur le visage.

– Je suis désolé, monsieur Ormebrun. J’ai rien pu faire pour éviter tout ça.

– Ça a dû être très chaud, répliqua simplement Hibiscus. J’espère que tu as fait les poches.

– Pardon ?

– Ne jamais laisser partir le client avec des liquidités encore sur lui.

Il remarqua alors l’imposante silhouette de Détritus se découper dans l’encadrement de la porte de derrière.

– Ah ! Détritus, mon ami. Comme au bon vieux temps n’est-ce pas ?

– M’sieur Ormebrun, moi être agent du Guet maintenant.

– Je sais Détritus. Mais c’est gentil de nous aider. Tu as bien pensé à faire les poches n’est-ce pas ?

– C’est contre la loi m’sieur Ormebrun. J’peux pas vous laisser faire ça.

– Tu en es sûr ?

– Oui, m’sieur Ormebrun.

– Dommage.

Hibiscus se retourna vers Jimmy et lui demanda de finir de tout remettre en ordre avant que la nouvelle journée commence.

Une fois que tout fut rangé et que la taverne eut retrouvé son apparence habituelle d’avant les bagarres, le tavernier indiqua une chambre libre à Jimmy. Ce dernier s’empressa d’y accéder, lâcha son sac à côté du lit et se laissa tomber sur celui-ci. Un faible cri franchit les lèvres du jeune homme quand son dos heurta la planche servant de lit qui n’en était séparée que par un peu de paille faisant office de matelas. Il esquissa une grimace mais s’en accommoda. Après tout, il n’avait pas vraiment le choix…

Il repassa dans son esprit les évènements de la journée. Tout cela avait commencé par une journée classique comme il en avait tant vécues, mais tout avait dégénéré par la suite. L’apparition de ce monde à la place du cinéma, son affrontement avec le colosse, l’arrivée inopinée du mage et du singe et pour finir cette taverne. Il se demanda comment il était arrivé là, comment il pourrait rentrer chez lui et pourquoi il avait été choisi. Oui, avant tout, pourquoi lui ? Jimmy fronça les sourcils en contemplant le plafond rongé de vers et de termites. Peut-être… peut-être qu’il avait été choisi afin d’apporter la bonne parole à ce monde et de le guider vers la véritable connaissance et non celle faussée qui était imposée sur Terre. Un sourire vague flotta quelques instants sur ses lèvres avant qu’il ne sombre dans le sommeil. Hmm, ça lui plaisait, cette idée…

 

[1] Et nul ne savait qui aurait le dessus, de la crasse, de la chaleur ou de la puanteur. Mais la puanteur avait deux têtes d’avance.

[2] D’ailleurs, un observateur particulièrement perspicace aurait pu remarquer les pieds de la table trembler légèrement et, en tendant l’oreille, entendre ses prières adressées au Grand Comptoir Suprême. Les tables du Tambour Rafistolé étaient particulièrement nerveuses quand le soir tombait, allez savoir pourquoi…

[3] Parfois il vaut mieux ne pas savoir certaines choses, sinon on pourrait avoir du mal à s’en remettre.

[4] En l’occurrence, une taverne de Sto Hélit, où un troll et un nain se toisaient haineusement, le nain ayant lancé un mot malheureux sur la vivacité d’esprit des trolls.

[5] Qui, selon lui, s’énonçait ainsi : « Quand les chaises volent bas, il ne fait pas bon rester là. » En clair, quand ça chauffe, planque-toi.

[6] Ce qui est faux, c’est le pays représenté qui paye la facture, mais là notre ami Jimmy semble vouloir essayer d’arnaquer les disque-mondiens, à ses risques et périls.

[7] Il faut prendre ici le mot raffiné non pas dans le sens de grande qualité, mais plutôt dans celui du raffinage pendant lequel la mixture servant de base à cette boisson légèrement alcoolisée est mélangée avec ce qui aurait pour équivalent sur notre monde un résidu de produit pétrolier (genre HSFO).

[8] Le frottis est une boisson à base de pomme qu’on sert dans de tout petits verres de la taille de dés à coudre dont la dose est suffisante pour mettre K.O. n’importe quelle personne normalement constituée, mais ici nous sommes sur le Disque-Monde. Le wksihy est un alcool à base de talm, une plante qui pousse dans le pays de Klatch. Le ramenemoialamaison est de ce genre de boisson dont on préfère ignorer l’origine et la composition tant qu’on souhaite en boire.

[9] Vous vous souvenez de Tom Cruise dans Cocktail ? Ben, il y avait un peu de ça… Bon, d’accord, avec un peu moins de sourire Colgate et de brushing impeccable, et un peu plus d’hésitation et de petit bonheur la chance. Quelque chose qui correspondait un peu plus aux normes du Disque-Monde.

[10] Nul ne savait d’ailleurs ce qui se produirait si la pyramide s’écroulait. Sans doute la ville d’Ankh disparaîtrait, soufflée par la formidable explosion qu’engendrerait la fusion de tous ces produits hautement instables. Et elle renaîtrait de ses cendres, comme toujours. Comme le chantaient certains suicidaires dans les rues, Ankh-Morpork serait toujours Ankh-Morpork, et « tous ceux qui la connaissent, grisés par ses caresses, s’en vont mais reviennent toujours », souvent par la force, d’ailleurs.

[11] Ben oui, sur le Disque-Monde, les trolls sont constitués de pierre. On ne vous l’avez pas dit ?

[12] Effectivement la Mort est un personnage anthropomorphique de sexe masculin. Ça non plus, vous ne le saviez pas ?

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Joke
Posté le 15/09/2019
AHAH ce chapitre est GENIAL!

Y a plein de trucs qui m'ont plu
- le ramenmoialamaison mais LOL
- Je suis désolé j'ai rien pu faire / ça a dû être chaud. Tu leur a fait les poches? XD
- Boueffeur de rat, nabot

Et la fin!
Trop classe.
C'est trop bien que tu l'aies publiée ici.
Vivement la suite :)
Keina
Posté le 18/09/2019
Merci beaucoup Joke ! Ahah toutes les blagues que tu cites ne viennent pas de moi mais de mon piti mari, je vais lui dire que tu as kiffé, ça va lui faire plaisir ! ^^
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