Parce que Marie l'appela le soir même ou par ce qu'il avait déjà pris sa décision ou bien un peu des deux, le lendemain Gabriel accepta enfin de rester. Et on en parla beaucoup, d'ailleurs on ne parla que de ça.
- Wouaaa ! Un éclaire de lucidité a réussi à illuminer l'un de vos deux cerveaux ! Quel est l'élu de cette ultime révélation ? se moque la jeune fille.
- Ne nous chambre pas ma belle, la supplie Yann.
- On a pas mal réfléchi, Yann pense que c's'rait l'mieux et en effet j'le r'joins, même si ch'uis loin d'être sûr d'moi.
- De quoi n'es-tu pas sûr ? l'interroge-t-elle.
- D'moi, d'mes réactions abusives face au poids d'la solitude, de c'job, ch'uis pas certain d'être à la hauteur et puis aussi d'la réaction d'ma sœur.
- Le job n'est pas compliqué, c'est pas le Rit'z ! Puis Yann sera tout le temps avec toi. Pour ta sœur, honnêtement vu ton âge elle n'a rien à dire ! Au contraire, à sa place, je serais ravie que tu te prennes un peu en main.
- Ma sœur souhait'rait que j'reprenne mes études, elle s'sent un peu responsable d'mon éducation, si j'échoue dans ma vie pro, elle va l'prendre comme un manquement d'sa part vis à vis d'mes parents disparus. C't'important pour elle. Elle aimerait faire au mieux. J'ai pas envie d'la déc'voir. J'ai pas peur qu'elle m'empêche physiquement ou qu'elle m'menace ou quoi, j'ai juste la trouille d'pas osé lui résister !
Gabriel a beau avoir dit "oui" à la moindre peur affirmée par lui, Yann recommence à redouter un changement d'avis.
- C'est l'histoire de quelques mois, tente-t-elle de le rassurer.
- P't'êt' pas, j'vais p't'êt' m'découvrir une vocation d'serveur ha haha ! rit-il alors bêtement.
Il est le seul à le faire. Le poids de son choix final, pèse lourd sur le réunionnais.
- L'important c'est ce que TOI, tu veux, lui affirme Yann. Pas ce que ta sœur souhaite ou ce que MOI j'attends de toi. Si ça n'est pas le meilleur choix pour toi...
Marie le coupe aussitôt.
- Stop ! Gabriel, les sentiments c'est important et construire ta vie ça ne signifie pas QUE par le travail. On construit aussi sa vie sociale, sentimentale et cetera. Et toi, ajoute-t-elle en se retournant justement vers son meilleur ami. Arrête de sous-entendre que ce que tu penses de ça n'est pas important, alors que t'en crève si Gabriel t'abandonne !
Ha Marie, le goth l'adore cette fille ! En l'entendant dire cela, Gabriel se mets à boire du regard son amant
- Comme ça, Yann en crèverait hein...
Il est bien aise de le savoir. Voilà le genre d'information qui justifie son choix.
Yann quand à lui, roule des gros yeux mais n'ose rien répliquer, surpris par la hardiesse de la jeune fille.
La chaleur est au rendez vous ce jour là, assis tout les trois à la terrasse de la bodega devant leurs cocas glacés, ils se font la conversation. Le sujet "Gabriel va rester" est un thème à abordé bien pratique. En effet, il évite de trop parler du départ imminent de cette chère Marie qui dans quelques heures sera dans l'avion en direction de la métropole. Au départ, elle en était assez contente cela détournait les esprits ailleurs et la protégeait des moues habituelles, des sanglots cachés, des reproches masqués et le poids de toute cette comédie à la longue lui pesait un peu plus chaque fois. Cependant au fur et à mesure que les heures passent, elle perçoit un étrange pincement, se sent quelque peu énervée, délaissée. Gabriel lui ferait-il déjà de l'ombre ? Bien qu'elle n'ose l'admettre, pour elle aussi l'absence de son confident sera pénible et elle aimerait bien que ce sentiment soit un minimum partagé.
- Bon c'est pas le tout les amis, mon avion décolle dans trois heures. Je dois rentrer.
La phrase fatidique est sortie. Seize heures sonne, Yann blêmit.
- Je viens avec toi ? demande-t-il, la gorge serrée.
Le léger agacement de sa chère amie s'envole tout net.
- Il réagit enfin ! On t'acceptera pas dans les soutes, lui répond-t-elle en riant.
- Idiote, à l'aéroport ! Y'a de la place dans la voiture ?
- Bien sûr mon chéri, lui sourit-elle rassurée par sa requête.
Sur le chemin, ils marchent tout les deux seuls. Gabriel devait retrouver Erwan, ce qui tombe assez bien.
- Tu vas m'oublier...avance Yann, sombre.
- Tu n'vas pas recommencer ! Et puis tu as Gabriel maintenant !
- Je ne vois pas le rapport chérie. C'est un mec voyons, pas ma meilleure amie.
- Bha ça me remplace un peu, question présence tout de même !
- Tu vois ça ainsi toi ? Alors quand tu vas être de nouveau là-bas, tu vas me remplacer avec le premier venu, te trouver un fiancé tout ça ?
Cela la rassérène un peu, la même crainte que d'habitude est présente chez son meilleur ami.
- Yann, notre relation a évoluée depuis des années, même si je suis partie, que j'ai déménagé pour Toulouse le reste de l'année. Je reviens toujours et tu es toujours là. Je ne sais pas comment tu vas te débrouiller avec Gabriel. Que tu merdes cette relation me fiche les jetons. Je t'avoue que si tu la réussi ça me fait peur aussi. Nous ne sommes plus deux, on est trois maintenant. Toutefois je t'aide, je ne reproche rien, je ne me plains pas, au contraire, je suis contente pour toi. Je ne te souhaite que du bonheur. Je n'ai pas envie de te perdre. C'est tout ce que tu ne dois pas oublier ok ?
- Gabriel ne m'éloignera pas de toi, au contraire j'ai encore plus besoin de tes conseils !
- Tu parles... Pour le moment, par ce que rien n'est sûr entre vous ! Imagine que tout aille bien, que tu finisses par partir à Paris avec lui, que vous vous installiez ensemble.
- Ce serait le pied, par le train je pourrais venir te voir quand l'envie me prend ! On irait faire les boutiques de Toulouse, on materait les beaux étudiants !
- haha ! Tu crois ça ? !
- Si toi tu te trouves un jules comment pourra-t-on continuer à dormir dans le même lit ?
- Ha, parce que Gabriel, lui, il serait ok pour qu'on dorme à trois peut-être ?
- Je ne vois pas où est le problème moi ?
- Le pire c'est que tu as sûrement raison, rit-elle. Vous êtes dingues tout les deux !
- Il est cool.
- Oui... si j'ai un mec je le choisirais cool aussi.
- Ah me parle pas de ça, c'est trop horrible ! J'ai peur que tu changes. J'ai peur que t'en ais marre de moi. Je ne suis pas un bon ami hein ?
- Pourquoi tu dis ça ?
- Tu es tout le temps là quand j'ai besoin de parler de mes petits et grand malheurs, pour me donner des conseils quand ça va pas, tu m'aides, tu me soutiens, sans toi... En bref chérie, je n'sais pas ce que je ferais ni où je serais si je ne t'avais pas rencontré. Ce serait la cata ! Et moi, je fais quoi pour toi ? A part me plaindre et réclamer de l'attention ?
- Tu es toi-même. Tu sais, y'a pas grand monde dans ma vie qui m'écoute et qui prend au sérieux ce que j'ai à dire. Avec toi j'ai l'impression d'être importante. Et puis, tu es drôle, pas « H » vingt quatre mais souvent quand même ! Quand j'ai un souci, que j'ai le bourdon ou un problème, je t'appelle. Je ne te parle pas forcément de mes ennuies mais tu as ta place. Te parler, être avec toi, ça m'apaise, ça m'aide, ça me pousse vers l'avant.
- ...
- Hé ! Fait pas cette tête là ! On est amis et on s'en fiche, on s'aime voilà tout !
- Embrasse-moi, sert-moi fort ma cocotte, réclame-t-il en la prenant dans ses bras. Tu vas trop me manquer !
Les au revoir à l'aéroport ne furent pas différents des autres fois, Yann pleura dans les bras de Marie, elle jura mille fois de l'appeler dès son arrivée. Toutefois dans la tête de Yann cet "abandon" a des airs de prémonition. Quoi qu'il se passe, dans pas si longtemps que ça Gabriel aussi viendra ici. Si tout se passe bien Yann aura un répit d'un mois ou deux, mais cela arrivera tout de même fatalement.
Et lui-même ? Le prendra t-il un jour cet avion ?
*
Deux ans plus tard (Liam et Yann).
Il y a maintenant un mois que Yann et Liam vivent ensemble, quel bilant pourraient-ils déposer ?
Aujourd'hui Yann est invité chez les parents de son colocataire. Le ciel bleu, les quelques nuages, l'odeur du bois humide et celle des champignons qui doivent forcément s'y trouver, le bruit lointain d'une tondeuse à gazon, voilà un véritable weekend à la campagne !
Un peu de repos, du changement d'air, son corps et son esprit l'exigeaient, après le mois qu'il vient de vivre.
Manger à l'extérieur à cette époque de l'année est assez exceptionnel déjà en soi. La fin du mois d'octobre approche et pourtant l'été indien laisse quelques feuilles rouges aux arbres. Les joues sont fraiches et le pull de rigueur mais le temps plus qu'agréable autorise cette petite folie. Le simple fait de pique niquer dehors, s'avère déjà magique pour Yann.
La maison des parents de Liam ressemble aux battisses anglaises, le genre cottage qui pourrait figurer dans un magasine de décoration.
- Ce doit être de famille ce goût pour l'image et la figuration.
Le jardin, ou plutôt le parc, paraît si profond et empli d'arbres, chênes, pins, sureaux, que la possibilité de s'y perdre laisse rêveur le citadin qu'il est devenu. En deux ans, il a égaré tout ses repaires. La "campagne" qui ne ressemble déjà pas à celle qu'il a connue sur son île, se trouve être un lieu qu'il n'a guère côtoyé ces derniers mois.
Installé dans le salon de jardin, il écoute les bruits inconnus ou oubliés : Le chant du coq, le bruissement des arbres.
Sur la terrasse, les sons et les odeurs de la cuisine lui parviennent également. Le bruit des casseroles, le crépitement des cuissons, le léger bourdonnement de discussion entre Liam et sa mère, cette douceur de vivre le vivifie.
Il avait besoin d'une pause de ce genre après tous les changements de sa vie, personnelle et professionnelle. Tout en caressant le setter irlandais couché à ses pieds il se remémore les dernières trois semaines qui viennent de passer.
Tout a commencé un lundi matin, Yann fut réveillé par un appel provenant d'une pâtisserie complètement inconnue avec au bout du fil une charmante dame, persuadée qu'il aurait dû être chez elle depuis des heures. Les fournées étaient soit disant commencées et elle ne comprenait pas son retard. Yann qui n'avait nullement idée de qui, de quoi et de pourquoi une pâtisserie pouvait bien attendre quelque chose de lui, cru tout bonnement à une erreur de numéro. Jusqu'à ce que son nom de famille soit prononcé. Cette dame ne pouvait donc pas se tromper. La lumière fut très vite faite sur cet étrange recrutement téléphonique. Un oubli de la part de ce grand chef pâtissier qui, non comptant d'avoir refusé à Yann de le prendre en apprentissage dans sa prestigieuse école, n'avait également rien trouvé de mieux que de le placer sans son avis chez un confrère. Le tout en oubliant bien sûr d'en tenir informé l'intéressé. L'information digérée, Yann l'air de rien, pris sur lui de se renseigner sur la proposition qui lui était faite ainsi que sur l'entreprise. Une pâtisserie qui sommes toute, n'avait rien de commun avec un restaurant.
Qu'est-ce qui poussa Yann a s'y rendre ? La curiosité, la confiance en un spécialiste qu'il sait être respecté par la profession ? Ou peut-être se doutait-il du teste que celà pouvait être. Et pour quelles raisons avoir accepté l'emploi ? Tant de prétextes pourraient être donnés : Avoir enfin un début de formation en pâtisserie, un travail, toucher un salaire, l'ambiance ? Elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, elles font toutes, un peu partie du choix. Mais pour être tout à fait honnête, si Yann est resté presque tout un mois dans cette petite entreprise familiale, c'est surtout à cause d'une fille !
Au début Mathilde, puisqu'il faut lui donner un nom, l'a intriguée. Était-ce son allure ? Des cheveux coupés raz, des yeux bleu pétillants, une façon de marcher et de parler très "zen", un débit de mots trainant, un air garçon manqué, tout cela en vérité lui donna l'impression de la connaître. Un sentiment étrange de l'avoir déjà vu. Pourtant même son prénom ne lui dit, sur le moment, absolument rien. Chaque jour en la regardant travailler, il se posa les mêmes questions : venait-elle de son quartier au foyer ? Trainait-elle sur sa ligne de bus ? L'avait-il croisé dans le RER du côté de chez Gabriel ? Il passa beaucoup de temps à l'interroger, tout en apprenant à faire des viennoiseries.
Mais non, Mathilde habite du côté de Thiais.
A-t-elle voyagé ? Connait-elle l'Ile de la Réunion ? Non plus, il y a un an et demi Mathilde rentrait tout juste de cinq années passées en Inde. Pendant presque quinze jours, ils cherchèrent tous deux, motivés par l'impression commune qu'ils s'étaient déjà vus. Car oui, en plus, Mathilde aussi avait cette même sensation. Puis avec la fin de la deuxième semaine arriva la révélation. C'est la jeune fille qui se rappela. Alors que Yann lui parlait de son île, de la cuisine de là-bas, des gâteaux. Mathilde lui posa des questions innocentes sur le t'it punch, et tout-à-coup pour elle, les choses devinrent évidentes.
- Je sais. Bordel, je m'souviens où on s'est vu. La bouteille putain oui c'est toi. Ton portable, la batt'rie à plat, souviens-toi.
- Quoi ?
- L'aéroport !
On vit ce genre de chose telle une éclaircie soudaine, une porte qui s'ouvre enfin. On met un mot sur une impression, un nom sur un visage, le souvenir éclate au grand jour, le poids de l'interrogation s'envole. Il l'a regardée comme s'il la voyait enfin pour la première fois depuis cette fameuse journée pluvieuse d'il y a à peine un an et demi à son arrivée si catastrophique à Paris.
Les rires bêtes, le soulagement d'avoir enfin compris d'où venait ce ressenti permanent et voilà que l'on se parle différemment comme des vieux amis de longues dates. Pourtant il n'en est rien. Il a eu envie de lui dire qu'elle a changé. Ses cheveux, sa tenue négligé de l'époque a laissé la place à cette normalité toute professionnelle. Si elle ne s'était pas souvenue de lui, jamais il n'aurait réussi à la remettre. Cette histoire le ramène plus d'un an en arrière. Déjà à l'époque il avait eu l'impression que cette fille lui sauvait la vie. À présent que cette petite nana, qui prend sur son temps de travail pour lui inculquer les bases d'un métier artisanal compliqué, se soit rappelé le pauvre gars qu'il fût pendant les quelques minutes à peine où ils ont échangé banalités et carte sim téléphonique, l'émeut.
Elle n'avait rien d'une fille réfléchie prête à aider son prochain et aujourd'hui encore elle ne ressemble pas du tout à une pâtissière.
Yann se trouve un peu étonné de découvrir une fille dans ce genre de job cependant il faut dire qu'elle n'a pas vraiment l'allure coquette.
Mathilde... Elle a cette petite voix rauque de la fille qui fume trop, il se souvient du joint qui pendait à ses lèvres quand elle a quitté le terminal A2, la bouteille d'alcool à la main, il y a un an et demi. Son pas ralentis, son sarouel trainant à terre, ses dreads pendant dans son dos. Si aujourd'hui son allure général s'est améliorée, au fond, il ne lui fallu pas très longtemps pour comprendre qu'il ne s'agit là que d'un vernis.
Au début entre elle et lui tout s'est passé clairement. Un peu plus que des collègues, pas tout à fait des amis, un copinage agréable et utile pendant le boulot, rien de plus. Seulement dans la vie de Yann les choses ne vont que rarement simplement. Au fil de cette dernière semaine Mathilde ne s'est plus montrée uniquement sympathique. Elle l'a dragué ouvertement.
A-t-elle sciemment choisi d'ignorer l'allure et le comportement assez explicite de Yann ? Ou bien les apparences ne lui parlent-elles pas ? A-t-elle mis le doigt sur quelque chose que personne n'arrive à voir chez lui ? Au départ, Yann s'en amusa : " Etre dragué par une fille ! Moi !" C'était bien une grande première ! Au bout d'un temps, la chose a commencé à le gêner. A la fin, il s'est posé sérieusement des questions sur l'intérêt que pourrait avoir pour lui ce genre de relation, un intérêt purement expérimental.
Le vendredi soir, elle s'est imposée à l'appartement où il vit à présent depuis un mois avec Liam. Ayant raccompagné Yann sous le prétexte de passer dans le coin, elle l'a suivi.
- J'ai des courses à faire à la défense ! avait-elle assuré.
Liam pas encore rentré, Yann l'a faite monter dans sa chambre.
L'épisode s'est révélé assez agréable, Marie lui manquait et les câlins qu'ils partagèrent sur le fond sonore du dernier album de Muse furent des plus délicieux. La jeune fille ne semblait rien attendre de plus qu'un bon moment.
Puis Liam est rentré. À la vu de la jeune fille, son comportement n'a aux yeux de Yann que très vaguement changé, un rien quasiment. Une insignifiante variation dans la voix, une infime modification dans les actions. Pourtant quelques heures plus tard celui-ci afficha une humeur des plus affectée, presque grave qui ennuya Yann. Il n'y avait pourtant rien entre lui et son nouveau colocataire.