(Réflexion)

 

 

 

Deux ans plus tôt.

 

 

Marie est un peu perturbée et très inquiète. Ce matin là, elle s'en fait plus que les autres fois. Bien sûr chacun de ses départs sont vécus comme de petites tragédies, elle finit par en avoir l'habitude et rien de vraiment grave n'est arrivé jusqu'à maintenant. Yann survit quand même sans elle. Du moment qu'ils passent de longues heures au téléphone et qu'il a la certitude qu'elle revient pour les vacances, tout va bien. Pourtant il faut se l'avouer, la situation se veut différente ce coup ci. Elle-même aurait voulu être à ses côtés dans un moment pareil, pouvoir lui prodiguer ses conseils, le rassurer par sa présence, voir même, pourquoi pas, manipuler l'autre un tant soit peu, afin qu'il abonde dans son sens. En fermant ses valises elle s'imagine comme beaucoup de filles, in-dis-pen-sable !

Mère de, femme de, petite amie de, meilleure amie de, sœur de, même combat, le mâle quel qu'il soit pour elle, ne peut pas faire sans. Elle est nécessaire, voilà une certitude qu'elle a acquise sans doute génétiquement. Les hommes ont besoin des femmes, sans elles, ils ne sont capable de rien !

 

À présent qu'elle part, les laissant là dans leurs sentiments confus, leurs prises de positions ridicules, leurs envies cachées, leurs choix irréfléchis, leurs besoins inavoués, elle s'en veut. Parce qu'il apparaît évident que jamais ô grand jamais, ils ne réussiront à s'en sortir seuls, voilà tout simplement une catastrophe ! Ses maux d'estomacs reviennent, qu'il est douloureux d'être irremplaçable ! Cette pression finira par devenir intolérable. Finalement la colère lui monte au nez, tout pourrait être si simple si seulement...

- Les mecs ne savent pas réfléchir plus loin que le bout de leurs queues ! Et jamais ils ne dépassent cette fierté mal placée !

Il lui revient en mémoire la discussion de la veille. Devant l'alter ego, ils restent tout les deux sur leurs positions, hermétique, à refuser d'être dominer par l'autre, à ne rien lâcher, ne montrer que de la colère et de la crainte, à jeter leurs sentiments à la gueule d'autrui comme s'ils étaient seuls à souffrir.

Alors que derrière, ils sont prêt à dire oui à tout, à s'oublier, si irréfléchis, tant aveuglés par l'angoisse de perdre l'être aimé.

- Stupide ! Dire noir devant, penser blanc derrière et être incapable d'accepter du gris en option intermédiaire, sont-ils si bêtes ? Faut-il leur donner la solution sur un plateau d'argent ?

Même si Marie a sa petite idée sur la question, elle ne peut endosser la responsabilité d'un tel choix à leur place. Elle est bien décidée à les laisser trouver seuls le moyen de rester ensemble. Elle ne dira rien ! À qui ira-t-on reprocher l'échec si un fiasco a finalement lieu, à elle ?

- Ha ! Ça sûrement pas !

Une bonne résolution que bien entendu elle ne tiendra pas.

Elle se poste à sa fenêtre, respire l'air caressant aux odeurs de frangipaniers du dehors et se lamente intérieurement.

- Deux têtes de cochons, voilà ce qu'ils sont.

*

L'air est lourd le long de cette plage malgré l'heure tardive. Le sujet de leur conversation si sérieux sur l'avenir de leur couple à peine naissant, rend l'ambiance pesante. Pourtant, Yann, grâce à ses gesticulations tragi-comique, son air mutin et sa vivacité, réussit le prodige de rendre à la chose un peu de légèreté.

Gabriel lui en sait gré, d'autant que le jeune homme malgré ses façons enjouées, montre lors de ses réflexions une angoisse non feinte, preuve tout de même, d'une sensibilité et d'une fragilité sentimentale importante. Pour jouer de cette manière, il prouve une très grande maitrise de ses émotions.

- Bravo l'artiste ! salut Gabriel dans sa tête, lui qui se sait incapable d'un tel contrôle.

- Ha lala mon lapin pourquoi donc ne pas envisager ça provisoirement ? le questionne Yann. Je n'sais pas moi, une façon de tester quoi ! Tu dis que tu refuses de rester ici mais tu es déjà là. Pour moi, partir ce serait tout risquer, qu'est-ce que tu craints, toi enfin ? Puis après tout, c'est toi qui as parlé en premier de ne pas me quitter. Ici j'ai la possibilité de te trouver un job, une chambre pour quelques mois. On est pas tant à égalité que ça chéri !

- J'avais pas réfléchi à la solution d'cette manière là. D'l'intermédiaire alors, mais...

Il se tait sans terminer sa phrase.

- Mais ?

- Ça chang'ra quoi quand ces quelques mois s'ront terminés et qu'la question d'savoir qui part et qui va où, va s'poser d'nouveau ?

- Déjà chéri, pour le coup, tu vas vivre les meilleurs parties de jambes en l'air de ta vie et ce, pendant plus longtemps que prévu haha !

Yann ricane, se dandine et tente de détendre l'atmosphère, Gabriel, lui, ne se sent pas de rire.

- Et puis, tu m'auras un peu prouvé que tu tiens à moi en prenant cette décision, poursuit-il.  Que ça n'est pas juste une lubie de gamin...

- ...

La vexation  n'est de nouveau pas loin, Gabriel se retient avec du mal, de tous commentaires.

- Ensuite bha, j'espère bien que nous aurons vraiment appris à nous connaître ! ajoute Yann. Sur du plus long terme c'est mieux ! insiste-t-il. Nos sentiments en seront soit renforcés, soit on comprendra que ça n'est pas la peine. Au moins pas de regret et pas de difficulté à reprendre chacun notre vie, conclue-t-il enfin.

Gabriel triture la bague qu'il porte au doigt. Nerveux, il n'ose même plus regarder Yann en face.

 Et celui-ci ignore comment le prendre. Il a répété cette discussion avec Marie cents fois et a l'impression qu'un simple mot de travers risque de compromettre ses chances de convaincre l'autre. C'est l'angoisse. Il tente d'attirer son attention, seulement rien ne fonctionne. Pourtant il essaye vraiment, s'ingéniant à utiliser toutes les cordes qu'il a à son arc, de l'humour à la désinvolture en passant par le sexe et la raison.

- Puis pense que le temps qu'on va gagner là, on pourra aussi s'en servir pour préparer ma venue à Paris, si c'est toujours d'actualité.

Gabriel acquiesce à cette dernière phrase, Yann a-t-il enfin marqué un point ?

- P'tain j'ai des frissons quand j't'entends prendre la chose vraiment au sérieux comme un truc possible ! se réjouit Gabriel.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  

Son visage s'est adouci, assit sur le sable dans l'ombre, il admire son cabotin affectueux s'évertuer, mi timide mi fantaisiste, de lui faire accepter cette décision lourde de conséquences avec cette fausse arrogance qui lui sied si bien. Toutefois quelques hypocrisies l'agacent tout de même.

- Tu sais mon chou, je n'suis pas une girouette. Si tu es sérieux ok, d'accord on y pense sérieusement. C'est toi qui parle de ne pas se quitter ! Après c'est ton choix aussi, tu dis oui, tu dis non, peu importe ! Je ne t'oblige à rien moi ! Seulement voilà maintenant faut se décider, je n'veux pas espérer dans le vague, tu comprends ?

- Doucement ok ! Peu t'importe hein ? C'est ça ! Pour toi quoi qu'je choisisse ça n'a pas d'importance vraiment ? Arrête de t'la jouer hein !

- ...

- C'est clair, ta proposition tien plus la route qu'la mienne, mais voilà, moi ch'uis pas certain d'avoir envie d'êtr' serveur, j'connais rien à c'boulot. J'sais pas si j'arriverais à vivre loin d'ma sœur aussi. T'sais qu'j'ai des problèmes à m'retrouver seul, c'est lourd, faut comprendre.

- Et c'est moi qui suis un trouillard qui n'a pas de couille, soupire Yann.

Sous ses yeux inquiets, Gabriel fait à présent les cents pas, nerveux, bien qu'également excité. Il hésite entre la peur de se planter et l'idée de prendre son envole.

- Et rien n'dit qu'ton patron va accepter ! Et si ma sœur r'fuse ? Et si on peut pas changer les billets d'avion ? Et si jamais les parents d'Marie n'veulent pas m'louer la chambre? Si ch'uis nul dans ce job?

Yann se déride, Gabriel entre dans l'air du : "Je réfléchi sérieusement à la question." Enfin !

- Hé ! Chéri, stoppe là tout de suite ! Tu vas trop vite, tu t'emballes, calme ! Une chose après l'autre. Es-tu d'accord sur le principe ?

Gabriel regarde ses pieds, indécis, conscient qu'une fois le "oui" répondu, il sera presque impossible dechanger d'avis, une façon de donner sa parole en quelque sorte.

- Ch'ais pas.

- Et un pas en arrière ! pense Yann.

Cette fois, l'abattement commence franchement à envahir un Yann déjà tendu.

- Moi j'ai une formation cocktails qui devait commencer bientôt de l'autre côté de l'île, ça ne m'arrange pas forcément de m'attarder à la bodega, si je choisi de rester à Saint Pierre c'est pour toi, pour nous. Faut pas croire que tu seras le seul à devoir produire des efforts, fait remarquerle rouquin.

- J'me doute... Et si ma sœur n'est pas d'accord ? Si elle m'fait une crise ? Ch'uis majeur mais j'ai pas envie d'me brouiller avec elle, elle est toute la famille qui m'reste !

- Je ne te pousse pas à te fâcher avec ta sœur, mais faut savoir ce que tu veux et oui, effectivement tu es majeur quoi ! Putain Gabriel, c'est toi qui me mets ces idées là en tête...

Yann se retrouve à court d'arguments. Il va devoir laisser agir le temps.

Gabriel l'observe une fois de plus. Appuyé contre un arbre le long du mur qui longe la plage, Yann a l'air fatigué. Le brun se sent responsable de ça. Pourquoi lui est-il si dur de dire oui ? Ne serais-ce pas de la perversité ?

Yann reprend la parole.

- Écoute je t'oblige à rien, je ne pense pas qu'on aura de meilleur choix, en tout cas, moi, je m'arrête là mon chou. Je ne ferais pas d'autres demandes ni d'autres propositions. Si tu n'es pas partant sérieusement, ne m'en parles plus, c'est douloureux d'espérer.

Il se dirige vers la route un peu las.

- Je te laisse prendre ta décision, la balle est dans ton camp, conclut-il.

Oui, pervers il doit l'être, Gabriel a effectivement remarqué que lorsque Yann part dans une discussion sérieuse un peu prenante, ses manières et son allocution minaudante reprennent bien fort le dessus et en définitive, il adore ça. Ses gesticulations lui donnent une image fragile. C'est assez drôle lorsqu'il s'agit de l'écouter chaque soir, jouer sa vie telle une starlette donnant son show afin de se faire remarquer, réinventant sa journée en la remplissant de détailles rocambolesques.

Seulement ça devient carrément attendrissant lorsqu'il se permet d'employer un ton sérieux quand fébrilement, nourrissant de ses vingt quatre ans d'âge et d'expérience la conversation, il s'inquiète de la tournure des choses. Le mélange des gestes et du ton coquet avec le sérieux du regard et l'anxiété de la pensée, le rend particulièrement attirant. Gabriel souhaite-t-il vraiment lui épargner le tourment de cette incertitude ? Visiblement non !

Il est des plus charmants, Gabriel aime ses "mon chéri" par ci, "mon chou" par là et les "mon lapin" éparpillés au grès de leurs conversations. Lui qui détestait les folle a bien retourné sa veste. Il est désormais fou de ses relevés de menton, de son sourire chameau, de ses battements de cils, de toutes ses mimiques et de sa façon si particulière d'agiter ses mains. Comment ne pas en profiter un peu, avant de lui céder ? Se rend-t-il seulement compte du mal qu'endure Yann à cause de cette attitude sadique ? La jeunesse de Gabriel et sa quasi inexpérience des relations amoureuses est-elle une excuse suffisante ? Yann devra pourtant s'en contenter.

*

Yann tourne en rond seul dans sa chambre depuis près d'une heure quand un message sur son blog l'attire devant l'ordinateur.

"Salut, tu te souviens de moi ? On a correspondu quelques temps sur « gayroméo », je suis Justin. Ça va peut-être te paraître étrange que je vienne sur ton blog, rassure-toi je ne suis pas un pervers obsédé qui passe ses journées à retrouver la trace d'un potentiel plan. Je me demandais ce que tu devenais. Il m'a suffi de taper ton pseudo dans mon moteur de recherche. Voilà, je passe par saint pierre dans trois jours, serais-tu ok pour un rendez-vous ?"

Bien sûr qu'il se souvient du gars, d'ailleurs sur son ordi il doit encore trainer très certainement des photos du bellâtre.

Un rendez-vous, Yann comprend bien ce que ça veut dire. Il y a quelque temps, il aurait sauté sur l'occasion. Assis derrière son écran, il pousse un long soupir.

Et Gabriel qui ne lui répond-t-il pas ! Sa demande n'a pourtant rien d'excessive. Et puis c'est quand même lui qui insiste à penser à un avenir probable ensemble. N'est-ce pas une bêtise, de s'amouracher d'un gamin de Dix huit ans ?

*

- Attend c'est quoi ça ? Si je comprends bien à la première difficulté, tu vas voir ailleurs ? Bha bravo, on voit tout de suite le sérieux de tes sentiments, s'énerve Marie en entendant le discours de son meilleur ami au téléphone au sujet de ce fameux mail.

- ...

- Bha écoute va-y, va te faire sauter par le premier venu ! Mais après vient pas pleurer dans mes jupes hein !

- J'ai pas dis que j'irais.

- Alors quoi ? Pourquoi tu me parles de ce plan dans ce cas ? Tu voulais quoi, ma bénédiction ?

- Arrête de monter sur tes grands chevaux, chérie ! Je m'interroge juste sur le sérieux de mon gamin romantique. Et sur le fait qu'en misant sur lui, je perds peut-être mon temps.

- J'le crois pas, hé, t'es pas dans une course de chevaux ! Tu l'aimes ? Gabriel je veux dire pas ton délire beau gosse internet !

- C'est quoi cette question ? Tu le sais bien !

- Excuse-moi quand je t'entends me sortir des inepties pareilles, je doute de ta sincérité ! Si tu l'aimes ce gamin, pour quelle raison tu vas dire que tu perds ton temps, en me parlant en plus d'un pan cul à la con, comme d'une offre promotionnelle que tu louperais ? Ton temps tu le passes à aimer. Y'a pas d'amour dans tes histoire de cul à trois balle douze ! C'est là qu'elle serait la perte de temps non ? Et combien de temps as-tu perdu d'ailleurs comme ça déjà ? Bordel gogoz* profite de ce que tu ressens au lieu de flipper, même si au final il se casse, tu auras au moins vécu ça !

- J'arrive pus à résonner ainsi ça ma belle ! Je veux tout ! J'en ai marre maintenant du carpe diem ! Et c'est de sa faute ! J'avais rien demandé, il a balancé ça et je l'ai cru. À présent c'est plus fort que moi, j'espère. J'ai peur de me réveiller et de me rendre compte que ça n'était que ça, un rêve.

- Est-ce que tu veux que je l'appelle ?

- ...

- Yann ?

- Je suis lamentable hein ? A mon âge chérie, comme une môme.

- Arrête de dire des bêtises !

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