Alors c'est ici qu'ils vont travailler ensemble ? Le drapeau aux couleurs de l'arc en ciel ne laisse aucun doute, cet endroit accueil une populace gay friendly même si le lieu est loin de ressembler à ses bars fétiches. L'endroit est accueillant, la salle est déjà quasiment remplie, on s'active derrière le bar, l'ambiance est bonne.
- Hééé ! C'est lui ?
- Yann j'te présente Helen, Helen Yann, oui c'est lui ! L'patron est encore là ?
- Salut enchantée et bienvenu dans l'équipe Yann ! Oui, je crois qu'il est dans son bureau.
- Bonjour, heu... bonsoir, cafouille Yann.
Il se sent observé, les serveurs ont tous relevé la tête.
*
Le propriétaire au visage joviale, quadragénaire et bedonnant s'appelle Charles, il est le chef ici et ça n'est pas qu'un titre honorifique, c'est écrit sur le diplôme qui trône au milieu du mur.
- Alors c'est toi !
Il tend une main franche au jeune homme.
- On se voit enfin ! Ça ne te dérange pas que je te tutoie ? Ici je dis "tu" à tout mon personnel. Vous êtes tous jeunes.
L'excuse de la jeunesse parait lui suffire. Yann s'en fiche, au contraire, tant que l'ambiance est bonne, tout lui va. Il a été déçu par son arrivée, déçu par le temps glacé et pluvieux, déçu par ses retrouvailles avec Gabriel, déçu par l'accueil plus que froid d'Erwan, il était temps qu'une chose se révèle telle qu'il l'avait espérée ! Et c'est le cas, quelques minutes lui suffisent pour qu'il apprécie cet endroit ayant l'air aussi sympathique que prévu.
Quand au patron, il lui doit tant qu'il ne sait pas par où commencer. Il garde cette main dans la sienne un peu plus longtemps que prévu.
- Merci monsieur, vraiment.
Il avait préparé une sorte de discours, mais une fois de plus les mots lui font défaut.
- Ha allez, ce n'est rien du tout, c'est plutôt à moi de te remercier, si tu es digne de ton CV je vais avoir un employé hors pair !
- Excusez mais mon beauf' attend dans la voiture, l'est pressé, on est v'nu pour les clefs d'la chambre... avance Gabriel qui a plutôt hâte d'en finir.
- Je vois, donc ce n'est pas le moment que je fasse faire le tour du propriétaire !
- Désolé...
- Nan mais tu fais bien de me presser, la directrice du foyer ne reste pas toute la nuit, elle non plus, et là, vous avez de la route à faire. C'est elle qui va vous donner les clefs, moi j'ai le contrat. Le numéro de la chambre est dessus. J'ai remplis ma partie et voilà l'adresse ! Si Yann n'avait pas été aussi rapide, j'aurais eu le temps de te la laisser avant son arrivée.
- Merci, ouais nous aussi, il nous a pris de court ! Woua, c'est à Clignancourt ! Erwan va me tuer !
- Va falloir traverser Paris. Jeune Yannick nous nous voyons Lundi, pas pour travailler, je vais te remettre ton planning, tes affectations, tes tenues et tout le tintouin.
- Vous pouvez m'appeler Yann.
- Très bien YANN ! Allez filez ! lance-t-il accompagnant sa phrase d'une claque brutale dans le dos de son nouveau serveur.
- Pas très loquasse, décrète le chef une fois les deux jeunes hommes partis. Je l'imaginais plus imposant. Son CV indique qu'il a bossé pas mal de temps en cuisine, j'ai du mal à croire que le physique tienne la route.
- Il a l'air fatigué, sans doute le voyage, avance Helen.
- M'oui, de toute façon je me suis renseigné donc le CV dit vrai, c'est juste que je ne l'imaginais pas comme ça. Il ne fait pas ses vingt quatre ans, ou vingt cinq je n'sais plus.
- Pas plus de dix huit haha ! Mais ça Gabriel me l'avait dit !
- CLIGNANCOURT ! Nan mais je rêve ! Vous allez prendre le RER hein ! s'emporte Erwan à bout.
- Heu, mais avec les valises... tente de plaider Gabriel sans réussir à l'amadouer.
- Il n'a pas besoin de toutes les prendre ce soir non ?
- Heu...
Gabriel regarde Yann, cherche son approbation même si la décision d'Erwan à plutôt l'air sans appel de toute façon. Yann ne comprend pas bien le problème. Il se contente de hausser les épaules las. La fatigue est telle qu'il n'est plus vraiment en mesure de réfléchir.
- J'appelle ta sœur, conclue Erwan bien décidé à ne pas retraverser Paris dans l'autre sens.
Sur le quai de ce RER de banlieue où les a déposé Erwan, Gabriel prévient par téléphone la directrice du foyer.
- Ce s'rait con qu'on arrive là bas et qu'elle soit d'jà partie, s'explique-t-il à Yann. Ch'uis désolé pour ça. Tu dois être crevé ?
Ils n'ont pris que les bagages à main mais Yann éprouve tout de même du mal à porter son sac et sa guitare, la tête lui tourne, ses jambes lui font mal. Dans le métro il n'y a presque plus personne. Il suit Gabriel dans les couloirs, un peu paniqué à l'idée de se perdre ici.
- Comment tu reconnais le chemin ? On se croirait dans un labyrinthe !
- Tu sais l'métro a pas d'secret pour moi haha ! Ça t'fait flipper hein !
Yann fait la moue. Dans les différentes rames, il observe le visage fermé des gens. Dans la première, il s'endort presque se laissant bercer par le roulis, regardant passer les stations toutes plus glauques les unes que les autres, cet éclairage jaune, cette saleté.
- On change à la prochaine !
La voix de Gabriel l'a fait sursauter.
Dans cette rame-ci un sans abris habillé en pirate s'installe avec un vieux synthé et des marionnettes par terre. Yann sourit, il trouve ça pittoresque. Mais il s'étonne bientôt de voir cet air blasé ou bien agacé, parfois même carrément dégouté, du reste de la populace.
- On descend là, alors, heu...
Gabriel ne connait pas cette station, il hésite quelques instants avant de voir la sortie.
- C'est par là, cette sortie ! Le foyer doit se trouver presque en face ! On y est presque ! (Après quasiment une heure de transport en commun).
- Ça fait de la route pour le matin, relève Yann.
- Ha ça, c'est Paris !
- Paris ?
La rue est sale, le lieu est lugubre, pas rassurant du tout. Des mecs devant l'entrée du métro les observent à la dérobé. Gabriel n'a pas l'air de s'en émouvoir.
- C'est là !
« Foyer de jeunes travailleurs basque ». Une porte cochère, une coure intérieur où leurs pas résonnent, une ouverture éclairée sur le côté.
- Ha ! Vous voilà enfin ! Madame la directrice est dans son bureau, c'est au bout du couloir à gauche.
La concierge ressemble à une marchande de poisson, fin de siècle.
Yann sourit.
- Typique la dame.
La directrice, elle, a des airs de Véronique Jeannot dans la série "pose café", mais la ressemblance s'arrête là, aucune douceur ne l'habite. Une voix posée mais trainante et froide.
- Je vous attendais plus tôt, souligne-t-elle. Vous avez le contrat de bail avec la partie remplie par votre employeur ?
- Oui voilà, annonce Gabriel en tirant le papier de sa sacoche.
Yann regarde autour de lui, il a l'impression d'être entourée d'une brume. Non comptant il ne voit pas grand-chose mais en plus il n'enregistre plus rien. Sûrement demain il aura l'impression de découvrir le lieu pour la première fois, est-ce à cause du sommeil ou de la faim ?
- Bon, je vois, il a choisi la chambre au troisième, suivez-moi nous allons faire un rapide état des lieux et je vais vous lire les points importants du règlement de cet établissement.
Les escaliers, trois longs étages, Yann suit avec du mal. Chaque pas est un effort de plus.
- Les visites sont autorisées seulement dans la journée et pas plus de quatre personnes par chambre y compris les locataires. Les horaires de visites sont de huit heures trente à vingt deux heures, pas plus tard. Le tapage nocturne comme diurne est évidement interdit. Je vois que vous avez un instrument de musique...
- C'est une basse, la renseigne Yann.
- Elle est autorisé sans l'ampli ou avec casque.
Yann regarde Gabriel et fait une grimasse, puis réfléchi.
- Elle a dit quoi sur les horaires de visite ?
Il s'arrête subitement.
- Mais et cette nuit, lui et Gabriel ? Il est quelle heure là ?
Son cœur se mets à battre, mais son appréhension n'est rien face au choc à l'ouverture de la porte de la chambre.
- Monsieur Cazenave, voilà votre nouveau colocataire ! Monsieur Payet, votre lit est celui qui se trouve au fond, côté fenêtres de la chambre.
Alors que cette femme continue de sortir son discours Yann reste à la porte, atterré, à regarder ce grand dégingandé qui va lui servir de colocataire.
- Un colocataire, mais c'était pas prévu ça !
- Interdiction de faire à manger dans la chambre. J'entends de faire cuire des choses. Les salades ou autre plats froids sont acceptés. Seules les cafetières et les théières sont autorisées, pas de four micro-ondes, pas de plaques électriques. Vous avez de la chance, vous bénéficiez tout de même d'un réfrigérateur et d'un évier, ça n'est pas le cas de tout les locataires. Voilà un étage pour mettre vos produits et votre vaisselle, qui n'est pas fournie ! Monsieur Cazenave, vous aurez l'amabilité de nettoyer un peu.
C'est tout juste s'il écoute encore, sa tête bourdonne. Il est effrayé, mais dans quel guêpier s'est-il fourré ? Va-t-il vraiment devoir vivre seul, à une heure de route de son travail et de Gabriel, avec cet homme de Cro-Magnon, dans cette chambre pourrie ? Il a à peine discuté avec Gabriel, non c'est impossible, il ne va pas le laisser ici seul !
- Les draps et les couvertures ne sont pas fournis non plus. Vous pouvez rentrer à l'heure que vous voulez, à partir du moment où vous prenez garde à ne gêner aucun locataire et surtout la personne qui partage cette chambre avec vous.
La directrice va et vient entre l'évier, la salle de bain et les lits, cette visite a tout l'air d'être également une excuse pour surveiller l'autre locataire.
- De nombreux pensionnaires travaillent dans la restauration, appliquer des horaires et un couvre-feu est donc impossible, mais je reste là pour régler les situations de conflits, si l'emploi du temps et les heures d'entrées et de sorties sont sujet à litige. Est-ce que vous avez des questions ?
C'est à Gabriel que Yann pose ses questions muettes d'un regard apeuré, l'intéressé l'a-t-il compris?
- J'sors un instant faut qu'j'appelle Laurianne, lâche celui-ci.
- Si tout est bon pour vous, je vais vous demander de signer là et ici, termine la dame visiblement pressé d'en finir.
- Il n'existe pas de chambre pour une personne ? interroge Yann, abasourdi.
La réaction de la directrice donne à Yann l'impression d'avoir dit une insanité.
- Pardon ?
- Heu, une chambre sans colocataire.
Derrière lui Yann entend l'autre grand échalas bouger.
- Je ne sais pas d'où vous venez, jeune homme et si vous avez conscience de la chance que vous avez de vous retrouver ici. Vous avez obtenu cette chambre rapidement et malgré le fait que vous ne soyez pas ressortissant basque, ce loyer et fort bas, vous n'avez qu'un mois de caution. Vous êtes à Paris mon garçon !
"Vous êtes à Paris." A croire que par cette simple phrase, elle a tout dit.
- Si vous n'avez plus de question, insiste-t-elle. Il me faudrait deux petites signatures et voici vos clefs.
Il s'exécute de manière mécanique, une fois fait, elle sort. Yann se retourne, face à lui, le grand gaillard fourre du pied une paire de chaussures sous le lit. Il s'essuie la main sur son pantalon de jogging et la lui tend.
- Laurent.
- ...
Yann serre de mauvaise grâce cette main moite tendue.
- Ici on met son nom sur la bouffe, si tu veux pas qu'on te la mange. J'fume des fois, pas des clopes. Si ça te gène tu l'dis plutôt que d'aller te plaindre à la dirlo. J'veux pas de blèm'.
Son débit de paroles est rapide, Yann y note un léger accent étrange, il appuie sur les "E" et ses "O" ressemblent à des "A".
- ...
- Suis pas une fée du ménage mais la salle de bain elle est propre, faut qu'elle le reste.
Un sentiment de dégout envahit Yann à la vue de la douche pourtant très propre mais qu'il va devoir partager avec l'autre.
- L'eau chaude, c'est quinze minutes de douche par personne alors vaut mieux pas le faire en même temps, j'me douche le soir, si tu veux bien faire ça le matin...
Gabriel réapparait dans l'encadrement de la porte, le sourire aux lèvres. Yann ne sourit pas du tout. Il n'a qu'une envie : s'enfuir.
- Je peux te parler ? finit-il par réclamer d'une voix blanche.
Un couloir au dehors donne sur la cours intérieur et les escaliers de service. Son cœur bat à tout rompre, il a une furieuse envie de pleurer.
- Tu vas pas m'laisser ici ?
- Désolé, j'savais pas qu't'aurais un coloc', plaide Gabriel gêné. Mais le loyer est pas cher et bon, t'es dans Paris quoi, tu vas voir pour sortir c'cool !
Finalement les larmes coulent, C'est un peu trop pour le garçon, la fatigue, la faim, le dépaysement, la peur et enfin toute cette déconvenue. Yann craque.
- Hééé, Je... T'sais c'est vraiment une occaz', c't'ait pas facile, c'est parc'que j'me suis plaint au patron, pac'que trouver un logement t'as pas vu comme c'était compliqué !
Gabriel est vexé, des mois pour organiser tout ça, il pense l'avoir aidé à trouver du travail, il a prit un emploi lui-même pour rassurer sa sœur qui se portait caution solidaire, il n'a donc pas repris ses études, trouvé un logement grâce à son employeur, en plein Paris, il vient le chercher à l'aéroport presque un mois avant la date prévue, se brouille avec son beau frère à cause de ça, se tape des kilomètres, l'attends des heures, trimballe ses bagages dans les couloirs du métro. Il ne cherche pas à comprendre, il soupire, irrité.
Yann qui à présent lui tourne le dos, continu de pleurer en silence.
Gabriel, les bras ballants hésite. Lui non plus, à dire vrai, n'avait pas imaginé leurs retrouvailles comme ça.
- Bon, pour c'soir, ma sœur nous a fait à bouffer et comme t'as pas d'draps et d'couvertures et qu'de toute façon tes valises sont encore chez moi. J'me suis dit qu'on rentrerait ensemble. Ch'sais qu't'es nase mais...
Il le retourne, son visage est noyé.
- On y va ? Faut r'faire le ch'min dans l'sens inverse ça ira ?