(Paris !)

 

Trois semaines plus tard.

- Alors c'est ça la France ?

Yann regarde le parking au travers des portes vitrées, les gens qui vont et viennent, les bus, la pluie.

Pendant deux heures, il a tourné en rond dans l'aéroport pour retrouver ses bagages, rejoindre le lieu de rendez-vous. Il est fatigué, il n'a pas réussi à dormir dans l'avion. Depuis combien de temps n'a-t-il pas dormi d'ailleurs?

Ces deux nuits agitées et ces onze heures de vol dont une correspondance à Madagascar qui a durée plus d'une heure l'ont épuisé.

- Heu, monsieur !? Mince, les gens m'ignorent. S'il vous plaît madame ?

Il ne croyait pas que les choses iraient si vite, il en est encore tellement stupéfait.

- Excusez moi monsieur auriez vous l'heure s'il vous plaît ?

- Il sera bientôt dix huit heures, lui répond brièvement l'homme pressé.

- Déjà, ha, merci !

Mais il est déjà parti.

L'enfer sur terre, un téléphone portable en panne de batterie, son câble introuvable même après avoir tout fouillé (trois valises et deux sacs sans compter la guitare sur le dos). Yann, à bout de force, a trainé ses bagages et traversé tout son terminal d'arrivée ainsi que la gare SNCF. Finalement assis par terre à la sortie du terminal 2A, il pense qu'il n'ira plus très loin dans cet état de fatigue.

 Il n'a rien réussi a avalé depuis vingt quatre heures, il ne trouve pas le lieu du rendez-vous donné par Gabriel, il n'avait pas l'heure et aucun moyen de le joindre.

- C'est la cata. Il y a bien des cabines téléphoniques mais je ne connais pas par cœur son numéro. Il est dans ce fichu portable !

S'il avait su que ça se passerait ainsi, il l'aurait peut-être écouté. Encore que rien n'est moins sûr. Totalement exalté par la proposition du patron du restaurant, il a foncé sans réfléchir, il faut dire qu'il craignait tant que Gabriel n'y trouve à redire, ne demande encore à attendre, change d'avis ou il ne sait quoi encore. 

*

- Je n'comprends pas son vol est arrivé depuis presque deux heures ! clame Erwan au téléphone. On a tourné dans tout le terminal F mais rien, on a même fait un appel. Chérie ton frère tente d'appeler sur le portable, il a laissé des messages car on tombe direct' sur la boîte vocale, je sais pas ce que fout cet abruti, annonce Erwan à la sœur de Gabriel.

- Héé ça va arrête de l'traiter ! Il a dû avoir un problème. Ses parents disent qu'ils l'ont eu au tel lors d'sa corres' à Madagascar juste avant qu'il embarque, il est parti à l'heure.

Erwan raccroche, il est excéder, pourquoi est-il ici ? Ce mec commence déjà à l'emmerdé qu'il n'est même pas encore arrivé. Et dire qu'il pourrait être chez lui devant la télé, bien tranquille. Nan, il faut qu'il se tape Charles De Gaule un soir de premier novembre après toute la route qu'il a déjà dans les pattes !

- Écoute si dans moins de vingt minutes on a pas mit la main sur lui, moi je rentre ! Ça se trouve ton connard de copain à pris le RER !

- Pour aller où ? Y connait rien ici et ch'ais même pas s'il a not' adresse sur lui, s'inquiète Gabriel.

- Notre adresse ? On l'emmène bien au foyer non ?

- Oui, pfff faudrait qu'il passe par l'resto, sans un plan il trouv'ra pas et avec ses bagages et tout... Nan impossible, doit être là, quequ' part !

Le nez au vent, l'œil vif se perdant dans la foule, le jeune goth ressemble à un chien de chasse à l'affût.

- C'est ton problème ! Moi je vais à la bagnole, j'attends vingt minutes et je me barre !

*

Voilà, Yann a déjà demandé à une dizaine de personnes s'il pouvait mettre sa puce téléphonique dans leurs portables mais les gens refusent sans même l'écouter.

- Allez donc demander à un agent d'accueil ! lui lance une femme de ménage dans les toilettes.

- Ha, oui merci.

Il n'avait pas pensé à ça, évidement les gens ici, on peur qu'il leur vole leur téléphone, un agent sera peut être plus conciliant.

*

Dehors la pluie tombe drue depuis une demi-heure.

- Impossible qu'il attende dehors pour prendre un bus, réfléchit Gabriel.

Il refait le tour du terminal, l'endroit est immense. Il est inquiet, énervé bien sûr mais surtout préoccupé. Après tout Yann n'a presque jamais voyagé seul, il a beau avoir vingt quatre ans, c'est un vrai nul pour ce qui est de se repérer. Même à Saint-Pierre, il a réussi à ne jamais retrouver un parc qu'il désirait montrer à Gabriel. Mais pourquoi ne répond t-il pas au téléphone ? Il pourrait avoir été victime d'un vol ? Plus de téléphone ?

- Nous voilà bien !

Le débarquement de Yann arrivait déjà comme un cheveu dans la soupe, ça n'était pas prévu si rapidement, qu'est-ce qu'il lui a pris ? Le fait qu'Erwan ne semble plus pouvoir du tout l'encadrer pour une raison que Gabriel a du mal à comprendre, n'arrange pas les choses et leur arrivée, après des kilomètres sous une pluie battante ce dimanche de rentrée de vacances avec le monde sur la route non plus. Il ne manquait plus que ce retard.

*

- Non je ne veux pas faire d'appel micros, je ne sais même pas s'ils sont là ! Je voudrais juste emprunter votre portable, vous comprenez ? J'ai plus de batterie et le numéro des gens qui viennent me prendre est dans mon téléphone.

Yann a beau supplier, cette hôtesse d'accueil ne veut rien entendre.

- Mais je vois pas pourquoi vous voulez emprunter mon téléphone personnel vous avez des cabines.

- Nan, je voudrais juste mettre ma puce dans votre téléphone, j'ai pas de num...

- Laisse tomber mon pote elle pige rien, donne ! Passe-moi ton truc, lui propose soudainement cette inconnue à l'air bohème, arrivée dans son dos sans prévenir.

Des dreadlocks sur la tête un piercing au milieu de la lèvre, un Sarouel indien de toutes les couleurs, un sac à dos bourré à craquer qui a dû faire le tour du monde, elle doit avoir quoi ? Vingt ans ?

Yann silencieux et un peu intimidé la laisse faire, elle change la puce la clope au bec. La nana sent l'encens des rois mage et le shit*. Elle a échoué son propre sac à dos par terre sans l'ombre d'une hésitation afin d'avoir les mains libres.

- Il est interdit de fumer ici, vous êtes dans un lieu publique, râle l'hôtesse, de derrière son comptoir.

- T'as vu les trombes d'eau grogniasse ? Fait-moi boucler, lui répond la fille d'un ton trainant sans même prendre la peine de lui jeter un œil. Voilà mon pote, annonce-t-elle lentement. Tu peux appeler au s'cour !

 

Ça sonne, Gabriel décroche.

- Gabriel ?

- Mais p'tain ! Qu'est-ce tu fous !? Ç'fait deux heures qu'on tourne ici, t'es où bordel ?!

- Heu... j'suis où là ? demande le réunionnais à l'accueil.

- Là, vous être terminal A2, affirme l'hôtesse de mauvaise humeur.

- C'pas possible t'es d'l'autre côté ! J'le crois pas ! Bon écoute bouges pas, j'traverse et j'te r'joint. S'tu vois qu'la pluie s'arrête sort avec tes valises, mais tu restes juste d'vant les portes ! Va pas à péta ou schnok ! J'vais prévenir Erwan qu'il s'barre pas avec la caisse !

- Heu ok ok ! Par contre là c'est pas mon portable, j'ai plus de batterie donc je t'attends, je bouges pas mais je peux plus t'appeler !

- Super...

Il raccroche.

La voix de Gabriel... même s'il semble vraiment en colère entendre sa voix et la savoir si proche, il en a les larmes aux yeux. Enfin, il sera bientôt là ! C'est derniers jours, il n'y croyait tellement plus. Il aura juste fallu qu'un homme dont il ne connait encore rien soit touché par leur histoire. Il aura suffit d'un interrogatoire entre Gabriel et son employeur pour que les choses se précipitent.

- Merci chérie, t'es vraiment sympa, qu'est-ce que j'aurais fait sans toi ! admet Yann alors qu'il récupère sa puce et lui rend son portable. Il admire son allure de garçon manqué. C'est dans des moments comme ça que Yann est certain d'être un peu bi sur les bords. Et bien qu'il préfère le plus souvent les femmes plus garçons manqués comme elle, que bombasses, une nana reste tout de même une nana ! Et avec son visage clair, son côté bad boy* ses pommettes hautes et sa poitrine quasi inexistante, il n'aurait pas dit non s'il avait été célibataire. Pour l'heure, il se contente de lui sourire et de lui être infiniment reconnaissant. D'un simple geste, elle lui a sauvé la vie !

- De rien mon pote. Dit t'aurais pas des feuilles ?

- Heu, non mais attend...

Il fouille son sac. C'était rien, juste un prêt de téléphone mais là, il a vraiment l'impression qu'elle lui évite une énorme galère. Il ne peut pas se résoudre à la laisser partir sans rien lui offrir en échange. Il sort une bouteille de t'it punch préparé à la base par la maman de Marie pour Gabriel.

- Tu aimes le punch ?

- Wouaa ! Mec c'est du maison ça non ?

Elle parle lentement, depuis le début il a remarqué que son allocution est étrange mais il n'y faisait pas vraiment attention. A l'instant quelque chose le gène un peu. La bouche de la demoiselle semble pâteuse.

- Ouais ça vient de chez moi ma chère, se contente-t-il de lui répondre, bien qu'il aurait aimé lui demander pour quelle raison ses mots sortent au ralentis.

La fille se vautre aussitôt par terre, débouche la bouteille avec ses dents et la porte à sa bouche directe.

- T'es un mec cool toi ! Tu sais vivre ! annonce-t-elle mollement entre deux goulées.

Elle se relève ensuite lentement pour repartir, affichant de nouveau sa clope au bec.

- Attend, comment tu t'appelles ? Tu es sûr Paris ?

- Moi, c'est Mathilde, Ouai, nan j'sais pas si je reste. J'me ballade, là je vais juste retrouver de la famille quelques temps.

L'explication ne laisse pas la place à un : on pourrait se revoir. Et Yann n'insiste pas.

- Enchanté Mathilde et... Merci !

- De rien l'ami ! Aller je te laisse, faut que je trace la route, moi aussi on m'attend.

Il la regarde s'en aller, le sac sans âge sur le dos, la fumée dans les narines et la bouteille ouverte dans la main droite. Qu'elle étrange petite bonne femme.

Comme par magie la pluie s'arrête, Yann obéissant, sort ses bagages doucement, presque un par un. Il doit cependant quitter le devant de la porte pour aller se poser devant un arrêt de bus, afin de ne pas gêner la sortie. Dehors il fait froid et humide, le soleil se couche. C'est l'automne seulement mais déjà la fraicheur transperce son manteau. Il a bien fait de l'acheter. Il souffle sur ses mains et regarde la vapeur provoquée par ce geste, c'est la première fois qu'il voit ça. Nous sommes fin octobre il y a plus de sept mois qu'ils ne se sont pas vus.

*

Les cheveux de Yann ont poussés, il porte un béret parisien sur le côté, une énorme écharpe blanche crocheté par Marie, un jeans noir serré, un trench-coat noir aussi et des dr marteen's montantes. Marie l'a conseillé pour sa tenue, étant elle-même au fait des températures de la capitale.

Gabriel a du mal à le reconnaitre de si loin, il plisse les sourcils. Mais si, c'est bien lui, il a une drôle d'impression, on dirait un étranger. L'appréhension de ces derniers jours est de nouveau présente. Et si les sentiments n'étaient plus au rendez-vous ?

Parce qu'il y a pensé. Plusieurs jours qu'il ne dort plus lui non plus, et cette peur au ventre :

- Si j'ressentais plus rien ? Si j'le reconnais pas ? S'il a changé ?

À mesure que Gabriel se rapproche, la silhouette s'affirme, cette main sur le côté, ce déhanché et il se souvient alors de ce jeune serveur rencontré à l'autre bout du monde dans cette bodega. Les vêtements que Yann porte ce jour ne laissent pas voir son corps comme cet après midi là, mais cette façon de se tenir est la même.

Ils sont à moins de 20 mètres et les traits de son visage apparaissent, nez en trompette, pommette saillantes, yeux gris brouillé de larmes.

- Hâ ses larmes !

Gabriel se sent un peu remué par l'image réelle qui dance à présent devant ses yeux.

La peau de Yann toujours aussi pâle et ses taches de rousseur n'ont pas disparues non plus. Intimidé et gêné par la situation Yann ne fait pas un geste vers Gabriel qui s'approche.

- T'es vraiment grave ! T'as réussi à foutre Erwan en rogne, j'te dis qu'ça !

Celui-ci, à présent rassuré par ce qu'il voit et ce qu'il ressent, peut laisser libre court à une "colère" toute relative. C'est aussi sa manière de décompresser de tout ce stress accumulé depuis ces derniers jours et surtout ces dernières heures.

- P'tain j'ai cru qu'y t'était arrivé qu'que chose !

Yann le regarde s'époumoner mais il n'entend pas un traitre mot de ce que dit son petit ami. Son cœur bat tellement fort dans sa poitrine que ça résonne jusqu'à ses oreilles et il sourit bêtement, les yeux mouillés. Que faire, le prendre dans ses bras ? Lui sauter au coup ? L'embrasser ? Il regarde vaguement autour de lui, les gens passent et les ignorent, mais Yann ne sait pas s'il peut. Comment Gabriel réagirait à cette effusion de sentiments en publique ? Lui-même se sent mal à l'aise, il n'a pas l'habitude. Les cheveux de Gabriel ont poussé eux aussi, Yann ne s'attendait pas a ce qu'ils bouclent un peu. Les mèches noires rebiques de chaque côté de son bonnet de laine à pompons, il a l'air d'un gamin.

- Il est adorable...

Déjà la voiture s'approche et il n'a toujours fait aucun geste en direction de Gabriel qui à présent lui tourne le dos. Il a pourtant imaginé cette scène un milliard de fois, un baiser, un câlin, des pleurs. Ça des pleurs, il y en a, il sent ses propres larmes lui couler le long des joues.

Il reste muet. Le coffre s'ouvre, Erwan lui fait un signe rapide de la tête puis détourne son regard et il reste dans la voiture. Il ne faut pas beaucoup de temps à Yann pour comprendre qu'il n'est pas du tout le bienvenu. Le malaise s'installe. Ça n'est pas comme ça qu'il voyait ces retrouvailles. Gabriel range ses bagages dans le coffre, sans un regard. Ils se bousculent en voulant tout deux mettre le même sac à l'arrière.

- Désolé, passe-le moi et monte dans la voiture t'as l'air j'lé !

Leurs visages se frôlent, Yann sursaute au contacte de la peau de l'autre et Gabriel se retourne un sourire aux lèvres, un sourire, enfin ! Le réunionnais qui n'a toujours rien dit hoquète un sanglot. Gabriel est maquillé, il est tellement beau, plus encore lui semble-t-il, que dans ses souvenirs. Comme ses yeux verts émeraude, lui ont manqué !

Il l'installe à l'arrière de la voiture, étrange, alors que Gabriel monte devant au côté de son beau frère.

- Pourquoi ?

- Bon et maintenant on va où ? Au foyer c'est ça ? questionne Erwan, un peu agressif.

- Nan on passe d'abord au resto c'est Charles qui va donner les clefs et l'adresse.

- C'est pas possible ça pouvait pas être fait plut tôt ça ? soupire-t-il. On est pas couché hein !

- Y'a des papiers à signer avant, j'suppose.

Pendant le trajet le malaise s'agrandit, même si Gabriel tente de faire la conversation.

- Ça va? T'as pas trop froid ?

Yann répond d'un hochement de la tête, les sons ne parviennent pas à sortir de sa bouche, l'émotion les bloque.

- On est un peu crevé nous aussi, avec l'monde sur la route. C'est les rentrées du weekend d'la toussaint. On a fait l'tour des tombes d'la famille. Et toi ça va, pas trop nase ?

- Dans l'avion c'est pas lui qui conduit, jette acide,  Erwan, le matant d'un un œil dans le rétroviseur.

- Si, je suis épuisé, réussi à répondre tout de même Yann tout bas.

- Tu n'seras pas couché tant qu'on aura pas mis les pieds au foyer ! lui balance le beau-frère de son petit ami. Ça aurait quand même été plus simple, si tu étais arrivé à Orly, jte jure ! rétorque-t-il encore.

Yann n'y connait rien, il a pris ses billets d'avion seul sur un coup de tête après sa dernière conversation téléphonique avec son futur patron.

- C'est un reproche ?

Oui s'en est un, même pas voilé d'ailleurs. Il a sans doute manqué de prudence en révélant cet humour spécial qui le caractérise pendant leur séjour sur l'île, Erwan est depuis lors persuadé que Yann cache derrière ce sourire d'ange, un côté manipulateur et un tantinet pervers. Ce qui n'est pas tout à fait faux.

- Mais tout de même...

Cela mérite-t-il pour autant un rejet total ? Il observe le paysage noir par la fenêtre, la nuit est tombée à présent, il se sent seul dans cette voiture, contre toute attente pour retrouver Gabriel il faudra peut-être plus que sa présence physique. Bercé par le chant du moteur et assommé par la fatigue, il somnolera le reste du trajet.

Une bonne heure de bouchon plus tard :

- Hé, Yann ? On est arrivé au resto, désolé mais faut qu'tu viennes, j'espère qu'le patron est encore là, murmure Gabriel à son oreille.

- Merde, je me suis endormi.

Le visage de son amant s'éloigne déjà, dommage, son souffle chaud sur sa joue et le frôlement de ses lèvres contre son oreille furent doux à son réveille.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez