Serge était de fort méchante humeur.
D'abord, il avait été maintenu éveillé toute la nuit par ses camarades de chambre qui se trouvaient être des moustiques. À ce moment-là, il ne se souvenait pas avoir trouvé que l'homme se trouvait au sommet de la chaîne alimentaire. Puis, il avait par quelque miracle réussi à brûler pas un mais deux œufs au plat. De plus, un certain fauteuil vert commençait à lui manquer terriblement. Enfin, pour couronner le tout, voilà qu'un huluberlu doublé d'un des meilleurs informateurs de la police Aigrevillaise avait décidé de se faire descendre sur la voie publique ! Ce fut donc un Serge grimaçant et traînant des pieds qui s'approcha du gruyère autrefois nommé Étienne Meunier. Un rapide coup d'oeil lui donna une idée de la vie du personnage. Tiens, de la corne sous les ongles, il devait jouer de la guitare. Pas très bien, apparemment, puisque jouer de la musique était supposé rendre plus intelligent et que le bonhomme s'était violemment cogné l'arrière de la tête. Pas d'alliance au doigt, la vingtaine, il devait être en université, probablement de droit à en juger au faciès. Serge interpella le légiste qui tentait d'examiner le cadavre par-dessus son épaule :
-Alors, qu'est ce qu'on a là ?
-Un cadavre, capitaine.
-J'avais cru remarquer, oui. Et ce cadavre, comment est-il ?
-De toute évidence, mort, capitaine.
Serge soupira bruyamment. Il n'avait ni le temps ni l'envie pour un bizutage ou une autre fantaisie du même genre. Il dût soutenir le regard du légiste pendant une trentaine de secondes avant que celui-ci ne se décide à lui expliquer la cause de la mort : Une balle de pistolet tirée à distance en plein milieu du cœur, ce qui nécessitait une grande précision, puis une vingtaine d'autres tirs, tous d'une distance d'une dizaine de mètre en direction des organes vitaux. Puis il y avait ce mot, qui préoccupait Serge. Il se souvenait d'avoir accueilli quelqu'un venu témoigner, puis une explosion l'avait secoué et un pan de plafond l'avait assommé dans sa chute. Un peu bête quand il y repensait, presque aussi bête que de ne pas pouvoir se rappeler du visage du témoin. Ce qui tombait à pic puisqu'ils se retrouvaient maintenant avec deux affaires en cours en même temps, la deuxième brigade en fonction enquêtant toujours sur l'explosion.
"Ils" se trouvait être un Émile en convalescence depuis la veille du fait de ses insomnies -Il paraissait que la plus grave l'avait empêché de fermer l'œil pendant une semaine consécutive-, un Jules qui avait réussi à se froisser les muscles des bras durant une séance de musculation et Marc ayant posé un congé maladie pour dépression. Il se retrouvait donc à mener une enquête toujours aussi insoluble avec l'aide d'un amateur de jeux de mots passables, un maniaque de la gâchette et une envie irrépressible d'un bon fauteuil. Son grand-père emploierait probablement une expression du style "on aurait plus vite fait de traire une poule". Cependant, plus soutenu, Serge se préférait à penser qu'ils auraient plus vite vu un œuf de vache. Il avait par ailleurs fort envie de passer un savon à Joseph, au ministre, au mystérieux témoin, au guitariste amateur et à tout ces tueurs à gage qui trouvaient de bon goût de se faire carboniser vifs. Il ferait mieux de réfléchir à son mystérieux correspondant aux boîtes aux lettres du moins originales. Il fut coupé dans ses pensées par Malaca qui s'approchait, tout sourire. "Cap'taine, on a trouvé le domicile du bonhomme !".
Serge le suivit jusqu'à une fort coquette maison à la porte défoncée et marquée d'un cercle rouge entourant un portrait plutôt grossier de Serge, passa dans un couloir dont les papiers peints à fleur étaient couverts par une ribambelle de "dernier avertissement" marqués en lettres rouges sangs -du simple feutre, d'après la texture, monta un escalier dont chaque marche était ornée du nom d'un des proches de l'inspecteur. Serge prit alors conscience d'une réalité terrifiante : Sur cet escalier de dix-sept marches, des noms étaient répétés. Il avait donc moins de dix sept amis, ce qui le faisait relativiser sur son sens des priorités. Pourquoi avoir choisi de dormir dans sa voiture alors qu'il disposait d'un petit appartement dans lequel il aurait pu organiser des fêtes ? L'adjoint le regardait d'un drôle d'air.
-Ça va aller, chef ?
-Bien sûr, pourquoi ?
-Ben... Vous nous avez pas mal parlé de cette Alice Chagot, je crois que c'était votre sœur ? Et puis son nom est écrit deux ou trois fois, ça doit vous faire un choc, non ?
Serge acquiesça mollement. Il avait oublié de mentionner qu'il était quelque peu en froid avec sa sœur, et sa famille en général, depuis qu'il l'avait utilisée comme appât dans la traque d'un tueur en série échappé de l'asile. Heureusement, celui-ci pratiquait fort mal le lancer de couteaux et la lame avait à peine effleuré la clavicule d'Alice. Il ne voyait pas pourquoi tout le monde en faisait tout un fromage vingt-quatre mois d'affinage. Enfin, ils arrivèrent dans une chambre de cinq mètres sur trois et très mal entretenue, au vu des tâches de sang qui maculaient le tapis, du nez cassé traînant, solitaire, au milieu de cette mare et de toutes les étagères fracassées. Serge se rappelait maintenant qu'il lui semblait que le cadavre de Meunier présentait une forte ressemblance avec Voldemort pour ce qui était des fosses nasales. Il penserait à aller acheter de la colle à la fin de la journée. Pierre avisa un ordinateur qui avait chuté du bureau situé au fond, et à peine eut-il le temps d'en informer le capitaine que celui-ci était déjà au chevet de l'ordi, avait enfilé ses gants et en devinait le mot de passe. Un technicien monta, essoufflé, et repoussa Serge avant d'extraire d'une mallette le matériel nécessaire pour démonter l'ordinateur. Ce serait, expliquait il, plus rapide que de deviner un mot de passe potentiellement aléatoire. Le capitaine haussa un sourcil, étonné.
-Ah oui ?
-Et bien oui, il pourrait avoir choisi une séquence d'une cinquantaine de caractères sans aucune logique.
-Bien sûr, suis-je bête, répliqua-t-il avant de faire mine de réfléchir pendant quelques secondes, "x14NjU97fGlBn730Va2".
-Pardon ? Fit le technicien, étonné, Qu'avez-vous dit ?
-Le mot de passe. Il était noté là, ajouta Serge en désignant un post-it collé sous le bureau. Notre bonhomme avait des problèmes de mémoire. Devant la mine circonspecte de son interlocuteur, il compléta : Vous voyez, ces plantes là ?
-C'est des plantes comme on peut en trouver des milliers rien qu'à Aigreville. Des feuilles fines dans tous les sens, pas de tige, juste un pot avec des pointes végétales.
-Exact, cher ami, c'est une plante araignée, très utile pour absorber le monoxyde de carbone, qui provoque des troubles amnésiques en cas d'intoxication. Notre passoire humaine en a probablement fait l'expérience, ne l'a pas appréciée et décidé qu'il ne le vivrait plus jamais. Donc voilà, j'ai cherché le post-it.
Il ne put retenir un sourire en voyant les mines sidérées de l'adjoint et du technicien. Qu'il était bon de se sentir utile !
**************
Elle sourit en regardant l'écran des caméras. Il n'aurait pas été amusant de laisser sa proie dans l'obscurité, il fallait bien lui donner deux ou trois indices, tout de même ! En retournant sa chaise à roulettes, elle annonça à l'homme qui se tenait derrière elle :"Banquier, tu peux prévenir notre pensionnaire numéro 1 que son copain se débrouille plutôt bien. Elle sera ravie de l'apprendre, c'est sûr". Banquier hocha la tête avant de descendre un escalier, de traverser des salles aux lumières éteintes et d'atterrir dans une cave, devant une porte derrière laquelle résonnaient des cris étouffés. Il entra sans toquer avant de s'agenouiller devant la prisonnière, car c'en était une, attachée au mur.
-Ne t'inquiète pas, Serge sera bientôt là pour toi et je doute qu'il te laisse longtemps croupir ici. En attendant, veux-tu bien cesser ces immondes lamentations ? Cela ne le fera pas venir plus vite, mais va user notre patience bien moins lentement.
****************
Quelque chose dérangeait Serge. Il était bizarre que la moitié de la brigade soit absente après seulement un jour… Il comprit avec effroi qu'il était tombé dans un piège grossier, et eut tout juste le temps d'annoncer à ses acolytes de se baisser avant de dégainer son revolver et de tirer en direction de la porte. L'instinct avait pris le dessus, la législation serait un problème de plus pour plus tard. Il comprit qu'il avait vu juste en entendant un râle de douleur qu'il ne connaissait pas.
S'approchant prudemment de la porte à pas de loup, il saisit la poignée et la tourna lentement. La porte s'ouvrit sur un cadavre muni exactement des mêmes équipements que leur tueur BBQ. Il devait y avoir une promotion sur les panoplies de mercenaire, au supermarché local. Le technicien accourut derrière Serge, la mine sévère.
-Et si vous aviez descendu un légiste ou un membre de la police scientifique ? Ce n'est même pas dans le cadre de la légitime défense !
-C'était un risque à prendre. Et puis, j'ai cru comprendre qu'à Aigreville, chaque balle tirée rentre soit dans l'illégitime attaque, soit dans la légitime défense. J'avais subséquemment une chance sur deux d'être dans mon bon droit.
***************
Depuis la salle aux ordinateurs, elle regardait le point de vue de leur nouveau cadavre. Un technicien se tenait derrière Serge et lui parlait, alors que le capitaine était entièrement occupé à analyser sa cible, n'entendant sûrement même pas le sermon. Son adjoint, lui, regardait par la fenêtre d'un air inquiet. En voyant cela, elle eut une idée qui lui plaisait bien.
-Banquier, est-ce que l'hélicoptère six est prêt à décoller ?
-Je crois bien, oui, pourquoi ?
-Pas de questions et dis à quatre de nos hommes d'embarquer, direction "Le Moulin", avec des fusils longue distance. Je ne veux pas de morts en face. Pas encore, précisa-t-elle quand Banquier la regarda d'un air ébahi. Je sais que tu trouves que ça ne me ressemble pas, mais n'oublie pas que tu n'as pas ton mot à dire et que ta soeur n'était pas la seule membre de ta famille. Ah, et j'aurais besoin d'un autre virement. Pas beaucoup, cette fois, juste un demi-million. Tu m'arranges ça ? Demanda-t-elle en braquant son revolver sur la poitrine de l'homme, le doigt sur la détente.
-Bien entendu, Boss.
************
Serge était encore en train d'analyser le corps, concentré, lorsqu'un vrombissement de pales alerta Malaca. Il fut tiré du tueur insipide sur lequel il n'y avait rien à dire par son cri alerté.
-Serge, je croyais que nos hélicoptères devaient afficher le logo de la police et que les civils ne pouvaient pas voler au-dessus des villes ?
-Tiens ? Ah, oui, étrange en effet. J'éspère que vous avez pris des gilets pare-balles. Il se retourna et interpella le technicien. Au fait, comment vous appelez-vous ?
-Sylvain Magnier. Il me semble toutefois que ce n'est pas le moment de faire connaissance. En effet, un passager de l'hélicoptère était descendu sur les skis et braquait ce qui ressemblait fortement à un fusil de précision sur la fenêtre.
-Super. Alors, Sylvain, pouvez-vous prévenir la police que nous aurions besoin d'un peu d'aide, qui puisse abattre un hélico et son contenu de préférence ? Je vais en profiter pour voir ce que notre passoire favorie gardait dans son ordinateur.
Malaca l'apostropha "Capitaine, la police d'ici n'a pas de moyens illimités, on a au plus trois pistolets-mitrailleurs dont un est cassé depuis que Jean s'est assis dessus".
-Qu'ils apportent les deux qui restent et qu'ils visent le moteur, alors. Je me fiche de la réglementation, nous sommes en danger plus ou moins grave, précisa-t-il en continuant de parcourir les dossiers de l'ordinateur. Ils s'apprêtent à nous prendre pour des pigeons d'argile. Et ce n'est pas spécialement bon pour nous, donc...
Il fut coupé par la découverte d'un fichier vidéo intéressant. Quatres images simultanées provenant de caméras non déclarées sur les entrées principales de la ville, et une cinquième montrant la rue même où Meunier avait tenté de fuir, la veille. Ils avaient enfin pris de l'avance sur leurs adversaires, quels qu'ils soient.