Temple des saveurs en fleur, le restaurant était le ventre du navire, le centre nerveux où tous les flux de vie convergeaient. Gonflé d’abondance, il imposait aux courbes de la coque son propre embonpoint. Les passagers venaient s’y montrer, s’y rencontrer, puis se répartissaient sur les tables de l’immense salle dont l’image semblait s’étendre à l’infini, reflétée par d’innombrables miroirs. En journée, la lumière qui y régnait était absolument sublime. Par un ingénieux système de vitraux, d’ouvertures et de glaces, les faisceaux irisés parvenant des flots ricochaient sur les surfaces, se voyaient absorbés ou diffusés par les textures, et chaque élément présent dans la pièce, qu’il fut organique ou minéral, en mouvement ou statique, participait à cette tempête optique.
Ainsi le roulis fantomatique des invités se confondait avec les allers et venues du personnel dans un bal de chairs, de rouge et de blanc. De grands voiles avaient été tirés aux quatre coins de la salle et gonflaient leur azur de lumière et de vent. Les couleurs s’embrassaient avec harmonie, s’annulaient par endroit en clair-obscur.
Pourtant, tirant sa beauté de sa propre diversité, cet apparent chaos s’accordait étrangement, et tout se passait comme si chacun, poussé par l’envie d’embellir encore le tableau et de lui donner vie, s’engageait corps et âme dans la tâche qui lui était assignée, jouant avec justesse son propre rôle sur la scène de mes yeux. Les nouveaux arrivants glissaient le long des sortants, les serveurs, sans cesse sollicités, se contournaient et prenaient des angles impossibles, les attablés riaient trop forts, se regardaient trop profondément, mangeaient trop vite: c’était la démesure, la “sur-vie”, la douce frénésie de la vie mondaine sur fond de mesure, de maîtrise et de respect. Le tout était surplombé par un superbe lustre en verre, d’où arrivait puis repartait chaque rayon de matière, et dont l’allure était tendrement bercée par les bras des vagues.
Arrivant par le grand escalier principal, je fus si subjugué par le spectacle qui s’offrait à moi que je me mis à sourire dangereusement. Vie! Voilà donc la vie! Humain, trop humain! Que j’aimerais me joindre à toutes ces discussions, dévorer tous ces regards, serrer toutes ces mains, goûter à toutes ces substances qui brillent de leur transparence au fond des coupes de cristal, ou à ces plats si bien cuits, si bien montés, trop abondants pour être vrais. Mais, comment faire si je ne sais pas comment me présenter? Comment m’introduire dans un monde dont je ne sais plus rien?
Je descendis lentement les marches décorées, et, à peine fus-je arrivé à leurs pieds qu’un jeune homme vint à ma rencontre. “Monsieur, bienvenue à l’Humanité, désirez-vous vous restaurer? Vous êtes seul?” La gorge trop sèche, je lui répondis d’un double signe de tête. “Parfait, suivez-moi.”
Il marchait vite et m’amena-en un rien de temps devant une petite table placée près d’une colonne de lumière. Étrange fait, contrairement aux autres, sur cette table se tenait un imposant vase vide. Je m’assis et regardai tout autour de moi. Le reste de la salle m’apparaissait à contre-jour, se déclinant en nuances de gris. Seuls les serveurs et leur costume blanc palliaient à cet effet d’écran. Mais bientôt ma vue commença à s’acclimater.
J’eus un pincement au cœur. Il battit une fois de trop. Sur la trajectoire que parcourrait mon regard, ce qui était au départ une tâche rouge se précisa en une silhouette, puis en un juste équilibre de chair, de bijoux et de tissus. De tous les esprits présents dans la salle, un seul vint alors à se matérialiser en une sublime créature, et le décor ne semblait exister que pour la mettre en contexte. Les teintes floues alentours contrastaient avec la précision de ses traits, le blanc de sa peau et le rouge de sa robe. De ma place, je n’avais accès qu’à son buste, et sans doute ai-je complété sa description en imagination.
Ses yeux, aux frontières courbées, balayaient le monde de leur percée savante. Ils étaient verts de corps, protégés par l’allonge ombragée d’un éventail de cils à la pente exponentielle. Quelques centimètres plus bas se dressait le pic bien proportionné d’un nez curieux, dont la cime donnait sur la ligne sanglante d’un sourire de feu. Ce dernier s’agitait, se courbait, consommait des mets à l’aspect velouté, puis se refermait pour laisser l’alchimie opérer, transformer le mauvais verbe en merveille de sagesse. Parfois il s’indignait et embrassait le cristal, y laissant la trace de sa morsure, avant de s’exclamer de nouveau et de consommer l’ignorance ambiante. Mon regard continua sa course le long de son cou et de ses épaules, dont l’ossature se laissait deviner sous la toile de peau blanche, et ne tarda pas à remonter sa chevelure brune qui ne tombait pas plus bas que la moitié de sa nuque. Certaines mèches, de par leur longueur, se repliaient sur elles-mêmes, créant par endroits ces arcs à la courbure rebelle, derniers coups de pinceaux du génie qui créa cette enfant.
Ma contemplation fut interrompue par l’arrivée d’un serveur: “Monsieur, avez-vous fait votre choix?” Étourdi, je m’empressai de dicter une combinaison de mets aux noms exotiques, désireux d’en finir au plus vite et de revoir l’ange. Mais le serveur ne laissa place qu’au vide: la femme avait disparue, remplacée par le flou palpitant du restaurant.
Je n’eus cependant pas le temps de raisonner, on m’amenait déjà une suite de plats à l’odeur enivrante.
Au milieu du repas, un homme prit forme et sortit de l’effervescence. Il paraissait âgé et empli d’expérience. Chaque ride de son visage semblait contenir en son creux une histoire, témoin d’amours passées, d’obstacles surmontés, d’idées abandonnées ou de convictions adoptées. Dans ses yeux vibrait encore la fougue de la première vingtaine, éclat prisonnier du cercle de deux pupilles effacées et délavées. Il me sourit puis me salua en ces termes: “Soyez la bienvenue dans ce monde jeune âme. Je suis Matyer, philosophe, amoureux de l’humain théorique, méfiant de l’humain pratique. Je vous ai aperçue de loin et ai entendu votre appel. Aussi, j’aimerais éclaircir certaines de vos craintes et vous initier à ma discipline. Puis-je me joindre à vous quelques instants?” Son regard me décida et il s’installa devant moi.
“Vous devez sûrement vous poser beaucoup de questions. Qui est-il? Pourquoi est-il venu jusqu’à moi? Suis-je en danger? Laissez-moi vous rassurer, vous n’avez rien à craindre. Je ne serai pour vous qu’un passeur. Voyez-moi comme une fenêtre sur le monde. D’une certaine façon, chaque homme est une fenêtre, dont les jointures rouillent avec l’âge, le fixant dans une position soit infiniment ouverte, soit infiniment fermée. Ainsi se distinguent les vieux sages des vieux aigris.
Nous avons tous une vision des choses, un point de vue. C’est le paysage sur lequel donne notre fenêtre. Et les formes et leur contenu, les couleurs et leur intensité, tous les éléments de ce théâtre témoignent de notre vécu. Chaque homme possède un discours différent en fonction de ce qu’il a compris ou de ce qui le leurre encore, des personnes qu’il a rencontré, des rêves qu’il nourrit ou des désillusions qu’il a subies, tout autant d’expériences qui le rendent plus ou moins intéressant et inspirant aux yeux des autres; une lucarne est à priori bien moins attrayante qu’un balcon. Mais permettez-moi de vous expliquer les causes et les raisons de votre état. En réalité, je suis passé par votre cas il y a des années de cela. Enfin, d’une certaine manière…”
Ayant fini le plat principal, un serveur vint débarrasser la table, me cachant l’homme une fraction de seconde. Lorsque je croisai de nouveau son regard, celui-ci avait changé de teinte: des yeux de Lune, comme ceux qui ornaient les figures des esprits de cette nuit-là! Voyant mon air inquiet, il expliqua:
“L’humain est un être vivant complexe. Sa nature est double, physique et métaphysique. Il vit à la frontière entre le réel et l’imaginaire. Les pensées que vous cultivez dans votre tête n’appartiennent qu’à vous, à votre imaginaire, jusqu’à que vous les explicitiez aux autres. Ainsi, votre conscience fait de vous un être imaginaire, et nourrit votre esprit. Cependant, vous êtes aussi bien réelle. Chacun peut vous voir, vous touchez et vous sentir: vous appartenez à la réalité physique. Alors, un juste équilibre entre l’apport de l’imaginaire et la maîtrise de la réalité définit un humain sage, comme celui capable d’observer, de raisonner, d’émettre des hypothèses, d’en réfuter certaines, puis de s’exprimer face à ses semblables pour débattre, éduquer ou tout simplement survivre dans un monde aux lois complexes.
La sagesse réside alors dans le pouvoir de rendre clair l’inintelligible, de démystifier son propre imaginaire aux yeux des autres, mais aussi dans le talent de chacun à combattre l’absurde, car de l’imaginaire peut naître n’importe quelle forme d’idée.
Ainsi, les didactiques et les artistes sont pour moi les meilleurs des hommes, car ils convertissent sans cesse une complexité qu’ils se sont appropriés en une forme plus simple, accessible à tous. Là siège la puissance de l’homme: l’esprit de création.
Cependant, c’est aussi sa plus grande faiblesse. Il faut un esprit solide pour s’attaquer aux problèmes de l’imaginaire. De ce fait, la plupart des hommes évitent les questions existentielles et se concentrent sur la réalité. Ils en viennent même à perdre le goût de la question, et se contentent de survivre à ce qu’il se passe. Heureusement, une petite minorité cultive encore ces débats, et certaines personnes en viennent, comme vous et moi, à s’égarer seules sur les chemins de la réflexion.
À vous enfoncer dans les méandres de votre imaginaire, vous en avez perdu votre réalité. C’est ce que l’on appelle une crise de l’enveloppe. Votre existence perd son enveloppe physique, et avec elle disparaît l’expérience, car le corps est le support du temps, mon visage en atteste. Sans corps, pas de temporalité, seulement des idées éparses et sans auteur. Pour résumer, votre présence ne se concentre plus qu’en sa substance originelle: l’âme.
Il est que cette nuit-là, votre corps s’est progressivement refermé sur lui-même à mesure que vous vous cherchiez, et, à l’instar d’une étoile, vous avez fini par vous effondrer sur vous-même. Rappelez-vous ce que l’un disait: vous n’aviez jamais autant pensé, vous n’aviez jamais autant été, et le tout fut bref. L’implosion projeta des débris de votre personnalité aux quatre coins de l’univers.”
Je devais avoir un air fort contradictoire, car il se mit à rire. Pendant des heures nous continuâmes à parler. A chaque nouvelle idée qu’il m’exposait, il déposait délicatement dans le vase une pensée fermée.
“Quelques dernières réponses avant de vous quitter. Vous devez sans doute vous interroger sur la nature de votre corps: Pourquoi n’a-t’il pas de reflet? Si vous n’êtes plus qu’une âme, pourquoi restez-vous palpable et visible des autres?
Un miroir est un merveilleux outil, mais seulement pour refléter la réalité. Il n’est d’aucune utilité quant à l’irréel, et votre nature imaginaire l’emportant, vous ne pouvez apparaître sur la réalité froide de sa vitre.
Quant aux autres, il faut s’intéresser au pouvoir de l’œil, car ce dernier est un miroir complexe, celui de l’homme. Il est possible de lire bien plus qu’un simple échange dans un regard. Les émotions comme la joie ou la peur peuvent s’y incruster. De plus, la vue n’est pas un simple sens, mais permet à l’homme de donner une interprétation de ce qu’il voit. C’est le cas de celui qui contemple une peinture: il dépasse la simple vision des détails, la réalité, et développe sa propre interprétation de l’œuvre. Ainsi, il est capable d’inscrire l’imaginaire dans le réel d’un simple regard. En ce sens, l’œil fait office d’intermédiaire entre notre imaginaire et notre réalité.
Au total, vous apparaissez aux yeux des autres selon l’interprétation qu’ils se font de ce que vous êtes. Comme une illusion d’optique, certains vous verront par hasard, d’autres se prendront au jeu et tenteront de percer votre complexité, enfin le reste vous ignorera tant que vous ne vous serez pas démystifiée ou que l’on ne leur aura pas introduit votre présence. Vous êtes une sorte de mirage humain.
J’ajoute à cela que l’âme seule n’est pas un état stable de la nature mais nécessite la présence d’une enveloppe pour la porter. La question de votre corps n’est donc pas figée et votre apparence se précisera dans le regard des autres.
Aussi, vous l’aurez peut être compris, je ne suis pas véritablement humain, mais le fragment dispersé d’un autre homme, qui comme vous, a perdu sa première intégrité. Car chaque homme ne possède pas une seule facette, sinon d’innombrables, si bien que nous serions en réalité plus des vitraux que des vitres… Ainsi suis-je né de l’optimisme d’un homme trop épris de la vie, dont la flamme continuera de danser en votre sein pour les siècles à venir.
Madame, le meilleur conseil que je puisse vous donner n’est pas de chercher à vous connaître en tant que femme, sinon de vivre en tant qu’humain.”
Le vieil homme se redressa, me regarda avec douceur, puis s’évanouit dans un coucher de couleurs.
Était-il mort? Comme une abeille délivre sa charge avant de rendre l’âme, un fragment n’a-t’il pour seul but que de délivrer son savoir avant de disparaître? Est-ce là sa seule façon de ne pas être oublié de la réalité? De survivre à l’imaginaire qui le dévore petit à petit? Tant de questions à jamais perdues sans leur instigateur.
Le bouquet dévoila sa teneur. Je restai seule à la table, le regard perdu dans les fleurs. Autour de moi la vie ne comptait plus les heures. Une mélodie lointaine vint essuyer mes pleurs, et l’interprète chanta le bonheur:
“Ouvre ta fenêtre sur l’hiver et le printemps qui s’enlacent,
Couvre-toi des rires qui s’évaporent des terrasses…
Car de toutes les folies et leçons tu es la somme divine,
Savoure le battement du cœur qui vient faire trembler ta poitrine.”
Déjà, très intéressant comme tu joues avec les mots en ce début de chapitre. La référence à Baudelaire était d’une grande finesse, j'apprécie :)
J'ai tant de choses à dire, rien que le pour premier paragraphe par exemple. La description est magnifique, on sent aussi que cet endroit est le centre névralgique des sens (pour reprendre la métaphore nerveuse^^), avec le goût, dont on sent déjà la stimulation, puisque le nom du lieu l'annonce, mais aussi la vue, avec tous ces miroirs. Cela se réfère t-il au lieu de la "comédie sociale", au regard des autres qui devient prégnant ?
Les couleurs se mélangent sous nos yeux, c'est très vivant, un véritable tableau que tu dépeins sous nos yeux.
Et l'homme, cet "animal social" veut en faire partie intégrante, mais celui-ci (le narrateur) est dépouillé de tout code : cela me fait penser au philosophe, lui qui interroge tout, se dépouille de tous les préjugés, de toutes les conceptions qui ont été posées sur lui et le monde depuis sa naissance. Le nom du restaurant est juste parfait !
Je me demande ce que le vase vide peut bien représenter...
En tout cas, ici la femme est synonyme de tentation, elle est voyante, sensuelle et s'adonne aux plaisirs culinaires. On peut l'opposer au philosophe qui vient discuter avec le narrateur peu après (les plaisirs de l'esprit).
Tout le discours du philosophe... Incroyable. J'ai adoré. Mais cela ne doit pas t'étonner ;) Celui-ci explique ce qu'il s'est passé au narrateur, quelque chose qu'il a déjà vécu lui-même : ce que tu nommes le "crise de l'enveloppe", ce que je nomme "l'implosion", car tout le vocabulaire dans ce passage fait référence l'implosion d'une étoile. Cela fait appel à une notion que j'adore : la fragmentation. On n'est jamais qu'une identité qui rassemble des centaines de facettes de nous-mêmes dans le temps, et c'est ce que tu sembles dire, en mettant cependant le lecteur en garde contre les dangers de la réflexion... :)
Et du coup je comprends mieux le vase : les pensées ont éclos, à la fin^^
La chanson sous forme de quatrain est très belle.
Quel beau chapitre lui aussi !