Le Monde de l'Ombre

Notes de l’auteur : Voilà la suite, j'espère que mon histoire vous plait toujours ^^

Deidre Artilius arpentait les rues désertes de Londres d’un pas furibond en maudissant copieusement Julian Clever pour lui avoir volé sa bague. Elle se jura que si elle remettait la main sur lui avant qu’il ne se fasse dévorer par un démon, il regretterait amèrement de ne pas avoir fini dans l’estomac d’une créature démoniaque.

Sa colère avait néanmoins une autre raison beaucoup plus puéril que le vol. Elle avait perdu sa trace. Même si c’était dur à admettre pour elle qui avait plus de soixante ans d’expérience dans le domaine de la traque, elle ne parvenait pas à retrouver un pauvre Mortel de dix-sept ans. Mais, elle n’était pas seule responsable. Les énergies autour d’elle étaient trop emmêlées, trop intenses. Elles semblaient gigoter comme des serpents dans un vacarme épouvantable qu’elle seule pouvait percevoir. Elles s’esquivaient lorsqu’elle tentait de tendre son pouvoir vers l’une d’entre elle pour la sonder. Avec une telle agitation spirituelle comme voulait-on qu’elle parvienne à retrouver la trace très amoindrie de sa bague ?

Mais quelque part, c’était rassurant. Si elle, qui était en pleine chasse n’arrivait pas à la localiser même en mobilisant toutes ses ressources, il y avait peu de chance qu’une Créature de l’Ombre ou bien un démon la flaire par hasard. Prévoyante, elle avait bardé le bijou de sortilèges et de protection dans le cas où cette situation se présenterait. Et heureusement qu’elle y avait pensé car sinon les journaux humains seraient sûrement déjà en train de déplorer la mort ou la disparition subite du jeune Julian Clever.

Normalement, autant de précaution aurait été inutile. Il y avait bien d’autres objets ou autres artefacts dégageant une puissante signature démoniaque qui se baladaient librement dans le Monde Terrestre et personne ne paniquait pour autant. Mais cette bague était connue, particulièrement dans le Monde de l’Ombre. Les Veilleurs, sur ordre des Seraphims, et le Conseil des Hybrides cherchaient cette bague depuis des décennies mais également sa véritable propriétaire.

Elle s’arrêta un instant pour reprendre son souffle et réfléchir calmement. Devait-elle faire appel au Cabaret ? Après tout, le vol d’artefact magique mais surtout démoniaque ainsi que la protection des Mortels relevaient du domaine de la Plume de Paon. Elle n’avait pas à se sentir concernée par les conséquences que pourraient entraîner la bêtise d’un simple humain.

Mais c’était tout de même sa bague. Elle y tenait comme à la prunelle de ses yeux. Elle était le symbole d’un passé auquel elle n’avait pas été capable de tourner complètement le dos. Depuis plus, c’était sa faute si elle se retrouvait dans cette situation. Elle n’aurait jamais dû laisser cet humain seul sans surveillance au milieu de tout son fatras magique et donc potentiellement dangereux, offert à l’insatiable curiosité qu’elle avait vu briller dans ses yeux.

Mais surtout, elle n’avait pas envie d’avoir à nouveau une dette envers l’Enchanteresse.

En serrant fermement les lèvres, elle reprit ses recherches avec beaucoup plus de détermination.

 

 

Julian avait suivi les petites lumières d’Aalisha à travers Holland Park puis Hyde Park jusqu’aux quartiers de Mayfair qu’il avait traversé sans s’attarder, avant de pénétrer dans les rues animées du quartier de Soho. Il avait croisé quelques passants errant seuls entre les quelques boutiques encore ouvertes. Sûrement des insomniaques comme lui, qui n’avaient malheureusement pour eux, pas le chance de se rendre à une fête magique. Mais aussi des jeunes en bande, sortis faire la fête ou des ivrognes déjà complètement soûls qui s’amusaient à lancer des bouteilles d’alcool sur la route. Aucun d’eux n’eut pas l’air de remarquer les étranges petites lucioles qui lui tournaient autour. Julian en avait déduit qu’elles aussi étaient invisibles pour les humains normaux.

Le jeune homme était déjà venu à Soho avec des amis. Pour manger asiatique à Chinatown, faire du shopping avec les petites amies de certains, draguer dans les cafés, entrer en boîte de nuit alors qu’ils n’avaient pas l’âge, accompagner Lewis dans des clubs gays ou vider la réserve d’alcool des bars qui fleurissaient à chaque coin de rue. Il aimait venir ici car il savait qu’il ne croiserait jamais un ami de ses parents qui pourrait le reconnaître.

Il se balada parmi les boutiques et les bâtiments anciens se remémorant les monstrueuses cuites qu’il avait vécu dans ses rues en suivant toujours les petites lumières du coin de l’œil. Au fur et à mesure de son périple, il s’enfonça dans des petites ruelles de plus en plus obscures et étroites dans lesquelles semblaient flotter une ambiance de magie. Et une puanteur de tous les diables à cause des ordures répandues sur le trottoir.

Julian sentait son rythme cardiaque s’emballer de plus en plus et ses paumes devinrent moites dans ses poches. Le danger, le frisson de la découverte et l’adrénaline formaient un cocktail explosif qui l’empêchait de prendre du recul et réfléchir calmement au danger de cette expédition.

Malgré l’heure tardive, Julian vit de plus en plus de passants apparaître au coin des rues et se diriger dans la même direction que lui. Son cœur s’emballa. Était-ce des créatures qui se rendaient elles-aussi à la fête ? En dépit de sa curiosité, Julian n’osa pas les approcher pour s’en assurer de peur de se faire rembarrer ou de trahir son statut de simple humain.

Il se demanda si ses Créatures pouvaient flairer sa nature à son odeur. Pourtant, ça n’avait pas l’air d’être le cas de l’ondine.

Bah…il n’allait pas tarder à le savoir.

Les lumières volantes tournèrent au coin d’une ruelle qui semblait avoir jaillit de la brume. L’adolescent était certain de ne l’avoir jamais vu auparavant. Certes, il ne connaissait pas parfaitement le quartier, ses visites n’ayant été qu’anecdotiques, mais il était absolument certain que la Moonlight Avenue, comme le proclamait la petite pancarte bleue accrochée au mur, n’existait sur aucune carte humaine. Il se demanda vaguement s’il pouvait la voir parce qu’il était guidé par les lumières d’Aalisha ou si c’était parce qu’il était désormais capable de voir l’invisible, avant de s’engager à l’intérieur.

Contrairement aux avenues animées du reste du quartier, cette ruelle sombre était déserte et semblait parfaite pour tourner une scène d’un film d’horreur ou un thriller policier. Les lampadaires étaient défectueux, les façades étaient grise et défraichies, des cordes à linges pendaient misérablement le long des murs et on pouvait entendre les miaulements inquiétants des chats de gouttière jaillirent de derrière les poubelles.

Pourtant, une mélodie entraînante ne tarda pas à se faire attendre, brisant l’atmosphère glauque qui s’était installée. En plissant les yeux, Julian vit à travers la brume des points de lumière colorées danser au même rythme qu’une musique aux accents rock. Il s’avança lentement, guidé par les sonorités envoûtantes, le souffle court et le cœur battant.

Les lucioles finirent par s’arrêter devant une lourde porte en métal à deux battants recouverte de graffitis qui servait d’accès au bâtiment le plus mal entretenu que Julian n’ait jamais vu. Les murs étaient sales, la peinture s’écaillait. Certaines fenêtres cassées étaient fermées par des planches en bois vermoulus et des détritus malodorants étaient entassés de part et d’autre du porche. Pourtant, et malgré son apparente insalubrité, ce bâtiment semblait renfermer entre ses murs toute la vie et l’énergie de la ville qui semblaient à deux doigts d’exploser dans un fantastique feu d’artifice.

Attiré par la musique et les bruits de fête comme un insecte par la lumière, Julian s’approcha lentement de la porte, détaillant les tags qui la décoraient. Le plus imposant d’entre eux représentait une tête de loup hurlant à la lune. La peinture de l’astre qui avait un peu bavé à cause des intempéries, était phosphorescente et brillait d’un éclat vert surnaturel à la lueur vacillante du seul lampadaire encore fonctionnel de la rue.

En levant les yeux, Julian vit l’enseigne néon de l’établissement qui clignotait au-dessus de la porte.

Midnight Club.

Les deux « i » étaient défectueux mais c’était bien là. De la musique endiablée et des lumières éclatantes s’échappaient du moindre interstice. Il n’y avait pas de videur et Julian se demanda si c’était la porte qui était enchantée et filtrait les visiteurs.

Allait-elle le refuser parce qu’il était humain ?

A travers les vitres sales ou barricadées, il vit des corps en mouvement et un bar brillant sur la lumière d’une boule de disco avec une impressionnante réserve d’alcool stocké derrière. Il hésitait à entrer se demandant s’il n’allait pas tout bonnement se jeter dans la gueule du loup, mais il se dit pour se convaincre qu’il n’avait pas fait tout ce chemin pour rien et que s’il avait réussi à berner une ondine sur sa nature, il pouvait aussi le faire avec d’autres créatures. Juste avant de pousser la porte, il se tourna vers les petites lumières et leur dit :

- Merci.

Il ignorait si elles pouvaient les comprendre mais il ajouta :

- Remerciez Aalisha pour moi. Et souhaitez-lui une bonne nuit.

Il eut l’impression que si elles en avaient eu une, les lucioles auraient hoché la tête. Mais elles se contentèrent de trembloter un peu sur place avant de repartir par où elles étaient venues, abandonnant Julian face à la porte.

Il pouvait encore faire demi-tour. Il y songeait en fixant la porte. Rentrer chez lui, aller se coucher, oublier cette soirée, Aalisha et ses lucioles et simplement attendre que Deidre vienne récupérer sa bague avant de l’effacer de sa mémoire elle aussi. Il pouvait retourner à sa vie quotidienne normale, basique et sans histoire. Poursuivre sa scolarité, obtenir son diplôme, voyager un peu dans le monde, faire encore des rencontres, trouver un travail et pourquoi pas fonder une famille. Il aurait pu se contenter de raconter des histoires fantaisistes à ses enfants pour les endormir.

Mais il n’en avait absolument pas envie.

Il le sentait au plus profond de lui-même, sa place était ici. Dans cette ruelle sombre et malodorante mais remplie de mystère et de magie, le cœur battant face à une nouvelle aventure. Pas derrière le bureau d’une salle de classe ou dans une prestigieuse école privée. Il ne voulait pas raconter des légendes ou des histoires aux autres pour les distraire, il voulait les vivre. Pleinement. Intensément. Il n’était clairement pas fait pour une assommante petite routine bien rangée. Il était un rêveur et un aventurier. Il voulait plus que ce que le monde « normal » avait à lui offrir.

Alors il poussa le battant.

 

La première chose qu’il vit et qui l’ébloui au point qu’il dût cligner plusieurs fois des yeux avant de retrouver une vision normale fut une lumière arc-en-ciel aveuglante.

Puis, une fois les papillons noirs eurent cessé de voltiger devant ses yeux, ce furent les personnes rassemblées dans la pièce qui le fascinèrent immédiatement.

Certains avaient des cornes, d’autres des ailes de papillons, des oreilles pointues, des écailles fluorescentes, une queue fourchue ou une douce fourrures, des pieds palmés, des griffes ou bien des yeux de chat. Tous dansaient les uns contre les autres, et parfois même les uns sur les autres, dans une ambiance festive et joyeuse qui séduisit immédiatement Julian.

Dans un coin de la pièce se trouvait un DJ aux oreilles pointue et aux traits fins qui faisaient des merveilles avec ses platines, entourés par un orchestre à mi-chemin entre le jazz et le rock-and-roll qui jouaient à fond la caisse. Au plafond pendait une gigantesque boule à facette qui tournait paresseusement sur elle-même, renvoyant des éclairs de lumière de toutes les couleurs sur les murs, les verres et les peaux en sueur.

Le bar que Julian avait aperçu à travers les fenêtres se trouvait au fond de la pièce, et se composait d’un large comptoir en bois brillant derrière lequel était entreposé sur de simples étagères grossièrement clouées au mur, le stock d’alcool le plus impressionnant que Julian ait jamais vu de sa vie. Ne se sentant pas d’humeur à danser au milieu de toutes ses créatures aux griffes assez acérées pour l’embrocher par erreur, Julian zigzagua habilement entre les danseurs pour rejoindre le barman, un charmant jeune homme blond aux yeux noirs, d’apparence parfaitement humaine qui essuyait des verres en gardant un œil attentif sur les buveurs.

Julian se hissa souplement sur l’un des hauts tabourets, mouvement qui lui rappela furtivement son après-midi chez Deidre, avant d’être interpellé par le barman :

- Qu’est-ce que je vous sers ?

- Qu’est-ce que vous avez à me servir ? demanda Julian avec un sourire charmeur.

Il se pencha en avant et accompagna sa moue séductrice d'un clin d'oeil complice et taquin. Le blond vira aussitôt à l'écarlate mais ne détourna pas le regard et de se mit pas à balbutier d'un air gêné. Il n'était donc pas insensible à de possibles avances. Julian sentit ses veines s'enflammer en voyant se profiler le nouveau défit d'un flirt intéressant. A vrai dire, le jeune homme n’avait jamais vraiment réfléchi à son orientation sexuelle. Il estimait qu’après un certain seuil d’alcoolémie ou d’excitation, n’importe quelle créature était digne de se faire courtiser, peu importe son genre. De plus, il se faisait un devoir de rendre hommage à la beauté sous toutes ses formes. Et ce jeune barman était beaucoup trop charmant pour qu’il se permette de l’ignorer.

Coup de chance pour lui car le jeune blond, soudain moins professionnel et beaucoup plus charmant, replaça une mèche de cheveux trop longue derrière son oreille avant de répondre :

- J’ai du rhum, du whisky, de la vodka, du gin, du cherry, du champagne, du nectar féerique, de la liqueur marine…

- Met-moi un verre de whisky pour commencer, répondit Julian après avoir tâté sa poche intérieure pour s’assurer qu’il avait encore de la monnaie sur lui.

Il bénit au passage son habitude à ne jamais vider ses poches.

- Simple ou double ? Avec des glaçons ?

- Simple et sec, s’il-te-plait, fit Julian en se penchant légèrement en avant pour détailler avec attention le grain de beauté discret qui ornait la tempe droite du jeune homme en face de lui.

Ce dernier rougit plus fort avant de se détourner pour préparer sa commande. Julian en profita pour observer le reste de la salle avec attention.

Les murs étaient décorés de poster qui prévoyaient des événements clairement magiques auxquels il mourrait d’envie d’assister. Sur la piste de danse, un slow langoureux avait été lancé par le DJ sûrement pour éviter que quelqu’un finisse par se faire piétiner. Les notes suaves et la voix de Whitney Houston remplirent l’espace, calmant les esprits et faisant descendre la température de quelques degrés. Le jeune homme pouvait désormais détailler beaucoup plus facilement les créatures rassemblées devant lui. Les petits hommes avec des pattes de chèvres et des cornes retroussés étaient sans nul doute des satyres. Etant un grand fan du Seigneur des Anneaux, Julian identifia les grands et beaux garçons aux cheveux clairs et aux oreilles pointues comme des elfes. Il supposa que les petites créatures aux ailes de libellule étaient des fées et supputa que les autres invités qui se frottaient les uns contre les autres sur la piste au rythme saccadé de la musique en grognant faiblement et en se reniflant étaient des loups-garous, bien qu’ils n’affichassent aucun signe extérieur de lycanthropie.

Il entendit le bruit d’un verre que l’on pose et se tourna vers le barman qui le regardait entre ses longues mèches d’un air timide. C’était sûrement un loup-garou lui aussi.

- Tu ne voudrais pas…ôter ton manteau ?

Julian avait en effet chaud et très envie de l’enlever en vitesse mais préféra le garder de peur de se faire voler la bague de Deidre. Il fit un clin d’œil appuyé au blondinet, prit son verre et murmura malicieusement :

- Je préfère le garder en sécurité sur moi.

Le barman hocha la tête et s’accouda au comptoir, souhaitant visiblement poursuivre cette discussion. Ça tombait bien, Julian aussi.

- Tu es nouveau ici ? attaqua le blond en premier lieu. Je ne t’ai jamais avant.

- Julian Clever pour vous servir, répondit-il avec un sourire. Jeune explorateur fraîchement revenu du Continent.

Il avait décidé de lui servir la même histoire qu’à Aalisha. Au cas où les deux viendraient à se croiser par hasard dans le parc et en viendraient à parler de lui. On n’était jamais trop prudent. Il continua en faisant tourner le liquide ambré dans son verre sans le quitter des yeux.

- Et toi, qui es-tu ?

- Kris. Kris Fowler. Le fils de l’alpha Abraham Fowler de la meute de Soho.

Julian n’avait aucune idée de ce qui était ce fameux alpha ou s’il s’agissait d’un titre prestigieux sur lequel il fallait s’extasier. Pour éviter de répondre, il hocha simplement la tête et prit une gorgé de whisky qui lui brûla agréablement l’œsophage.

- Tu acceptes les livres sterling ? demanda-t-il soudainement, se demandant s’il avait les moyens de payer sa consommation.

- Oui, bien sûr. L’argent, même humain reste de l’argent. On ne va pas demander de payer en drachme quand même, déclara le dénommé Kris avec un sourire amusé et un clin d’œil.

- C’est ça moque toi. N’empêche que j’ai connu un nain qui ne prenait que les pépites d’or et qui m’a poursuivi avec une hache dans toute la ville lorsque je lui ai dit que je ne pouvais le payer qu’en billet.

L’anecdote inventée de toute pièce fit sourire Kris qui compatit :

- Y a pas plus pointilleux sur la monnaie qu’un nain.

- Sûr. Je crois qu’on ne pourra jamais leur faire comprendre qu’un bout de papier puisse avoir de la valeur.

Kris éclata de rire et Julian prit une nouvelle gorgée de sa boisson en regrettant de ne pas avoir demandé des glaçons avec.

- Tu as dit que tu étais explorateur. Ça fait longtemps que tu es parti ?

- Presque un demi-siècle, répondit vaguement Julian en jetant un coup d’œil aux alentours. Les choses ont bien changées par ici.

Il finit son verre sous le regard méditatif de Kris et le lui tendit :

- La même chose ?

- J’ai bien aimé mon passage au Mexique, dit-il avec un sourire déjà plus détendu par l’alcool. Un shot de tequila sel-citron, s’il-te-plait.

- Tout de suite.

Kris plongea sous le bar et en sorti une rondelle de citron déjà coupée avec un petit bol de sel. Une fois que Julian eut descendu son shot, le jeune barman lui demanda :

- Tu as beaucoup voyagé ?

- Un peu partout dans le monde, oui. J’ai largement eu le temps.

- Quelle chance. Moi je n’ai jamais quitté l’Angleterre. Je suis juste allé une fois à Glasgow pour rencontrer un oncle éloigné. Ma famille n’aime pas trop que je m’éloigne de la meute.

- C’est bien aussi d’avoir un chez-soi et une famille qui t’attend, lui assura Julian qui sentait doucement que son esprit se mettait à flotter sous sa boite crânienne.

Il décida de ne pas reboire tout de suite pour éviter de faire une bêtise.

- Regarde-moi par exemple ! reprit-il en se désignant lui-même. Je voyage beaucoup, je rencontre une foule de personne, mais quand je rentre au pays, il n’y a personne pour me souhaiter la bienvenue.

Kris esquissa un mince sourire avant de déclarer d’une voix solennelle en écartant théâtralement les bras :

- Eh bien, Julian Clever… Bienvenue et bon retour, dans le Monde de l’Ombre londonien !

C’était de loin la plus belle phrase qu’on ait jamais dite à Julian qui sourit en retour. Kris rougit furieusement, ce qui le rendit encore plus adorable, et détourna à nouveau le regard. Décidément, il l’appréciait de plus en plus, l’alcool aidant.

- Merci. Mais alors, décris-moi un peu la situation actuelle. J’ai raté quelque chose d’important ces cinquante dernières années ?

Kris réfléchit en penchant la tête sur le côté geste que Julian trouva adorable avant de dire d’un air pensif :

- Je ne sais pas trop…je sais qu’un groupe de sirènes s’est installé dans la Tamise, il n’y a pas longtemps. Le Congrès des démonistes se tiendra à Greenwich cette année. Le quartier est envahi par les sorciers en ce moment. Les vampires de Manchester (il eut une moue dégoûté en prononçant ce mot) se sont étendu jusqu’à Liverpool et empiètent maintenant sur le territoire d’une autre meute. Je sais aussi qu’il y a une nouvelle ondine qui s’est installée dans un étang de Holland Park.

- Aalisha. Je l’ai rencontré en venant. Elle m’a parue très sympathique.

- Elle l’est. Contrairement à certaines de ses semblables que j’ai pu rencontrer (Kris avait recommencé à essuyer des verres en surveillant la piste de danse du coin de l'oeil). D’habitude les ondins essayent de te noyer au fond de leur source pour absorber ton énergie vitale.

- De toute façon, son étang n’est pas assez profond pour qu’elle puisse y noyer quoique ce soit.

Kris rit une nouvelle fois, si soudainement qu’il faillit lâcher le verre qu’il essuyait. Julian commanda un décilitre d’eau avec des glaçons pour se rafraîchir et tenter de diluer l’alcool qui remuait dans son estomac et réveilller ses neurones qui commençaient doucement à montrer des signes de fatigue.

- Autre chose ? demanda-t-il l’air de rien, toujours avide d’informations.

- Quelques fées et gobelins sans autorisation squattent dans Hyde Park, les nuits sans lune…

- J’ai l’impression qu’il y a de plus en plus de Créatures de l’Ombre qui se baladent sans autorisation en ce moment, l’interrompit Julian en posant son verre, se souvenant des paroles de Deidre.

- C’est pas totalement faux, acquiesça Kris. Mais le Peuple de Borée aime bien n’en faire qu’à sa tête…

- Je sais que les fées sont de petites pestes mais tout de même…elles n’ont pas peur de la Garde ? demanda-t-il en baissant d’un ton.

Peut-être allait-il enfin savoir de quoi il s’agissait ? 

Kris parut soudainement nerveux. Il posa son verre et regarda à droite et à gauche avant de se pencher vers lui pour murmurer :

- Evite de parler de ça à voix haute. Les rumeurs sont déjà bien assez inquiétantes comme ça…

- Quelles rumeurs ?

Kris se mordit la lèvre et Julian vit qu’il avait des canines étrangement développées.

- Il vaut mieux que je te prévienne, si tu comptes rester ici. Ce sont les Seraphims. Ils traquent les Créatures pour des broutilles et font de plus en plus de raids sous couvert d’accusations vaseuses. Ils deviennent de plus en plus agressifs et intrusifs ces derniers temps, presque comme avant l’Insurrection.

Julian ne comprenait rien du tout, mais c’était absolument fascinant.

- Ils n’oseraient pas…

- Si. Il y a déjà eu cinq à six disparitions suspectes de loups-garous dans différentes meutes et on a retrouvé plusieurs vampires cloués à des croix en bois, tués par des pieux en bois ou carbonisés par le soleil...

Julian l'interrompit.

- Cela pourrait être de simples petite querelles de voisinages, non ? Les vampires et les loups-garous se sont déjà écharpés pour moins que cela.

Le jeune imposteur se baisait entièrement sur sa lecture de Twilight et l’antagonisme profond qui semblait lier les lycanthropes aux suceurs de sang que le livre racontait pour affirmer de telles choses. Il se souvint aussi qu'Aalisha avait vaguement sous-entendu quelque chose de semblable. Heureusement pour lui, il avait tapé juste car Kris hocha vaguement la tête. Cependant, le blond n’était pas convaincu et continua son récit d’une voix ténue :

- C’est vrai. Mais certains murmurent que Thaddeus Ravenclaw serait de retour.

- Thaddeus Ravenclaw ? Le Thaddeus Ravenclaw ?

Julian n’avait absolument aucune idée de qui pouvait bien être cet homme au nom à coucher dehors mais visiblement Kris ne le portait pas dans son cœur et son regard furieux et assuré lui soufflait que c’était le cas de tout le Monde de l’Ombre.

- Lui-même.

- Mais je le croyais mort depuis le temps !

- On le croyait tous, murmura Kris d’un air sombre. Mort, brûlé, enterré et oublié. Mais…chacun doutait au fond de son cœur. On n’a jamais retrouvé son corps, après tout. Et maintenant, tout le monde craint de devoir à nouveau se retrouver à fuir à la vue d’un guerrier séraphique.

- Parle-moi des Seraphims. Ceux de Londres sont-ils particulièrement agressifs ?

- Pas plus qu’ailleurs je pense. Ils commencent doucement à reprendre les mauvaise habitudes d’avant l’Insurrection. D'ailleurs...Où étais-tu quand la guerre a éclaté ?

Kris semblait soudain méfiant. Refoulant le pique d’angoisse qui montait dans sa poitrine, Julian répondit en essayant d’avoir l’air le plus naturel possible :

- J’étais bloqué aux Philippines pendant toute la durée du conflit. Je n’ai donc qu’une vague idée de ce qui s’est passé.

C’était bien entendu faux, mais Julian avait besoin d’une excuse valable pour expliquer son absence dans ce combat visiblement d’une importance capitale. Et être bloqué dans un pays étranger lui semblait être un bon échappatoire. De plus, il se doutait bien qu’un événement aussi important que cette fameuse Insurrection avait peu de chance de s’être déroulé sur une petite île perdue de l’océan Pacifique.

- Tu as bien de la chance, murmura Kris d’un air sombre. Mon grand-père, Alucard Fowler, a combattu au front et ne s’est jamais vraiment remis de ses blessures de guerre.

- Je suis désolé (Julian saisit la main du jeune homme dans la sienne et la serra doucement alors qu’elle tremblait). J’aurais voulu être là, ne serait-ce que pour aider…

- Non, ce n’est pas ta faute, fit Kris en se frottant les yeux de sa main libre. Et puis, tu sais…il en est fier de ses cicatrices. Il les exhibe et clame à qui veut l’entendre qu’il a combattu au côté de la Sorcière Noire.

Sentant qu’il fallait se montrer admiratif, Julian écarquilla les yeux et entrouvrit la bouche d’un air impressionné.

- Il l’a rencontré en vrai ?

- C’était même son second. Son bras droit dans sa quête.

- Incroyable…

La tête de Julian bourdonnait de questions qu’il ne pouvait poser sans risquer de se trahir. Il se contenta donc simplement de commander un autre verre d’alcool et de demander l’addition à Kris. Il valait mieux qu’il arrête de boire après cela et qu’il cesse de poser des questions (même si ça lui fendait le cœur) au risque de voir son cerveau entrer en ébullition.

Julian remarqua finalement une horloge murale suspendue au-dessus du bras qui indiquait presque minuit. Dans son esprit un peu embrumé par la boisson, il réalisa qu’il était temps de rentrer avant d’être trop ivre pour retrouver son chemin et remonter dans sa chambre en toute sécurité. Mais le problème était qu’il n’avait absolument pas envie de partir. Il ne voulait pas quitter cette atmosphère de fête et de réjouissance qui baignait dans la magie et le fantastique. Cela représentait tout ce qu’il avait toujours cherché et espéré. Et puis, il avait encore tellement de questions.

Mais la partie raisonnable de son cerveau qu’il avait réussi à mettre en veille pendant toute la soirée, reprit finalement le contrôle et lui ordonna de se lever pour rentrer. Il adressa donc un sourire contrit à Kris après avoir fini son verre et lui dit :

- Je vais devoir te laisser…

- Déjà ?

Le jeune homme était clairement déçu. Julian sourit et se pencha pour le déposer rapidement un baiser alcoolisé sur sa joue. Kris rougit et baissa les yeux.

- Vous êtes ouvert la journée ?

- Oui, bien sûr. Toute la semaine, sauf le dimanche.

- Alors je reviendrai, conclut Julian avec un dernier clin d’œil charmeur avant de descendre de son tabouret et de rejoindre la sortie d’un pas un peu chancelant.

C’était une promesse. Même si Deidre venait récupérer sa bague et refusait d’entendre ses explications pour simplement disparaître à nouveau, il reviendrait faire la fête au Midnight Club pour obtenir plus de réponse.

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Zoju
Posté le 27/05/2020
Salut ! Comme pour le précédent chapitre, je n'arrive pas à savoir si Julian est un excellent comédien ou tout simplement fou. J'ai l'impression qu'à chaque phrase, il va se faire prendre. Il a beaucoup de chance. Deidre pour sa part, compte bien lui faire passer l'envie de jouer les aventuriers. Je suis curieuse e voir comment cela va se passer. Pour le reste, c'est un chapitre que j'ai pris plaisir à lire. On commence à en apprendre un peu plus sur ton univers et les différentes créatures qui s'y trouvent. J'ai bien aimé le personnage de Kris qui semble plutôt sympathique. En tout cas, curieuse de connaitre la suite. Courage ! :-)
Alice Janes
Posté le 27/05/2020
Hello, merci pour ton commentaire ;)
C'est vrai que Julian est sans aucun doute un peu fou mais c'est avant tout un excellent acteur. Mais les meilleurs artistes sont toujours un peu fous non ?
Son caractère vient d'une fait que j'en avais marre des héros de roman fantastique basique, qui nie avoir vu ou entendu des choses hors du commun pendant quinze chapitres. Pour mon histoire, je voulais un personnage aventureux, déterminé, émerveillé par le surnaturel et donc par conséquent, peut être un peu fou ;)
Zoju
Posté le 27/05/2020
Je trouve que c’est un bon choix !
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