J’arrive devant l’église deux minutes avant le début de la cérémonie, portant malgré moi un regard triste de circonstance.
Je regarde la gerbe florale commandée par la mairie. Elle est magnifique et tape-à-l’œil. Une immense coupe blanche, orangée et rouge, entourée d’un épais ruban portant la cocarde bleu blanc rouge. «L’équipe communale de Surmil-en-Vauclair. Sincères condoléances.»
Muriel me fait signe. Je m’assois au cinquième rang, à côté d’elle. L’église est pleine à craquer, il y a même du monde qui patiente à l’extérieur. La vie de la commune s’arrête ce matin pour Raymond Brétignant et je trouve ça beau.
L’hommage est simple mais efficace, un homme, présenté comme son fils, fait une lecture religieuse, puis Édouard, porte un lumignon avec ses cousins. Quand il retourne s’asseoir, Édouard porte son regard à l’assistance et son visage s’éclaire quand il me voit. Son sourire me fait un drôle d’effet.
À la fin de la cérémonie, au moment de passer devant l’autel et le cercueil, je m’incline devant ce dernier, par respect puis m’apprête à sortir de l’église, quand je croise à nouveau le regard d’Edouard. Je baisse les yeux.
J’ai signé le registre de condoléances. Nous sommes sur le point de partir quand Muriel s’éloigne de moi puis revient.
—Dans 40 minutes, il y a un verre de l’amitié, le fils Brétignant vient de nous inviter. Je dis jamais non à un petit rosé !
La petite salle à l’arrière est, à l'origine, celle du conseil municipal mais il arrive qu’elle soit utilisée à des fins comme aujourd’hui, comme un lieu de rassemblement pour certains événements. De mémoire, je n’y avais jamais vu autant de monde à la fois. Le maire et toute l’équipe municipale sont présents ainsi qu’une partie de l’assistance présente aux obsèques. De nombreuses bouteilles ont été ouvertes, et quelques plateaux de grignotages ont été disposés sur des tables.
Il règne un joyeux brouhaha. Raymond Brétignant était un homme guilleret, convivial et cette assemblée lui ressemble tout à fait. Quels beaux hommages que ces sourires et ces conversations.
Je suis à l’extérieur, un verre d’eau gazeuse à la main. Je reste avec Muriel et Malika qui fument leur cigarette en discutant. Je n’écoute que d’une oreille.
Je repense à la conversation désagréable que Ludovic et moi avons eue dans la voiture, elle m’obsède. Même si j’en ai compris l’intention, le sens de tout cela m’échappe. Voit-il ce moment seul comme une autorisation à fréquenter une autre personne ? Est-ce un test ? Une parole en l’air ? Qu’attend-t-il de tout ça ? Et si c’était juste une façon de me quitter en douceur ?
Je n’ose pas en parler et je n’ai pas envie de lui poser la question ouvertement.
Mes pensées s’interrompent d’un coup, quand je réalise que Malika et Muriel sont rentrées dans la salle, me laissant seule, un verre dans la main et le visage dépité. Je regarde mon reflet dans la vitre juste à côté de moi et passe ma main sous mes yeux, comme pour empêcher mes larmes de couler.
— Bien que la journée soit triste, je me doute que ces larmes ne sont pas destinées à mon père, je me trompe ? interroge une voix grave dans mon dos.
Ne voyant qu' une silhouette déformée par la vitre, je me retourne rapidement, et constate la présence du fils Brétignant. Celui qui à lu le texte à l’église, je le reconnais tout de suite. Horriblement gênée d’être vue en train de m’apitoyer sur mon sort, j’essaye de faire bonne figure et tente un sourire compatissant.
Cet homme est agréable à voir. Edouard est son portrait craché. Il semble un peu moins âgé que moi. Il a dû avoir son fils quand il était très jeune. Cette pensée me traverse une seconde, juste avant que son regard assuré me happe.
—Pardon, je suis désolée, réponds-je, confuse.
—Ne vous excusez pas, la vie continue et les tristesses du monde aussi, hélas. Édouard m’a dit que vous travailliez à la mairie, c’est bien cela ?
—Oui, oui, j’ai rencontré votre fils la semaine dernière, je m’occupe de l’état civil.
L’homme se met à rire.
—Il y a méprise, Édouard est seulement mon neveu. Lui et moi n’avons que 10 ans d’écart, j’ai l’air si vieux que ça ? Je ne sais pas comment le prendre, s’amuse-t-il.
—Non… Je… Non, bafouillé-je.
— Non, je ne suis pas son père. reprend-il, plus sérieusement. Son père est mort il y a plus de 15 ans.
—Oh, mon dieu, je ne savais pas que Monsieur Brétignant avait perdu un fils.
—Je me doute que papa n’en a jamais parlé, il a toujours évité le sujet.
Le regard peiné, je le vois prendre une inspiration et se redresser. Il croise mon regard à nouveau et me sourit.
— Et vous, alors ? reprend-t-il avec assurance, quel est le sujet que vous évitez, pour pleurer seule dans votre coin ?
— Des choses. Disons que je ne sais pas trop où j’en suis.
—Nous sommes beaucoup de notre génération dans ce cas !
Savoir que d’autres sont dans le même cas que moi ne me rassure pas. Au contraire, si nous sommes tous dans le même puits, qui sera là pour nous remonter ?
Et puis, est-ce grave d’être égoïste, du moment que cela reste dans un coin de notre tête. Je n’ai pas envie de plaindre les autres, je voudrais que l’on me plaigne, moi ! Comme si une douleur connue de tous partait plus facilement. Cela dit, ce n’est ni le lieu, ni le moment. Je choisis de lui sourire, en réponse au regard sympathique qu’il me lance.
— Ha ! J’aime mieux ça. Vous portez mieux le sourire que la moue.
Il marque un petit silence comme pour apprécier ma réaction, puis, en tendant sa main vers moi, il se présente:
— Yoann. Brétignant. Enfin, le nom, vous vous en doutiez, n’est ce pas ?
Il me fait sourire, encore. Sa présence dissipe temporairement mon mal-être, mais un silence naît entre nous. Je réalise vite qu’il s’attend sans doute à ce que je me présente à mon tour.
—Laëtitia ! réponds-je avec énergie et empressement, tandis que je me saisis de sa main tendue.
Nous passons quelques instants à parler. Les discussions plutôt banales, de deux personnes qui se trouvent au même endroit par la force des choses. Je perçois rapidement un coté séducteur chez Yoann. Pas dans une volonté de me plaire à moi, non, plus comme une personne qui veut être appréciée de tous. Je dirais que cela a un côté presque maladroit qui le rend attendrissant.
Pendant notre échange, Yoann m’offre les pièces manquantes au puzzle que j’avais créé avec son père, au fil de nos rencontres. Toutes ces années, il s’était peu confié, mais lâchait parfois des informations. Il m’avait dit n’avoir que deux fils, et qu’il voyait assez peu ses petits-enfants. Grâce à Yoann, je connais la réalité. Raymond Brétignant avait trois enfants. Son aîné, Marc, avait 11 ans de plus que les autres. Quand ce dernier est décédé d’un cancer, son enfant, Edouard, n’avait que 10 ans.
— Sa mère, qui au final n’avait pas de famille dans le coin, est partie vivre en Bretagne emmenant son fils avec elle. ajoute-t-il. Papa ne voyait Edouard que deux ou trois fois dans l’année, heureusement qu’il voyait mes nièces au moins deux fois par mois. Il aimait sa famille plus que tout mais ces peines l’ont rendu plutôt secret. Sa maladie par exemple, je ne l’avais apprise que l’année dernière.
Yoann me confie tout ça avec une facilité déconcertante. L’émotion se lit dans ses yeux, mais il continue tout de même. De mon côté, je l’écoute religieusement, un peu comme s’il me narrait un secret des plus instructifs. Secret, ça c’est un terme qui correspond bien à son père. Il était à l’écoute des autres, mais ne se positionnait jamais au centre d’une conversation.
Puis, il semblerait que ça soit mon tour, il me pose aussi des questions.
Sur le moment, je me demande si ma réponse l’intéresse vraiment ou si c’est juste par politesse, histoire d’équilibrer l’échange. Alors, je ne sais pas trop où se trouve la limite entre ce qui peut-être dit et ce qui doit être tu.
Un jour comme celui-ci, j’aurai envie de tout déballer. Après tout, personne ne devrait cracher sur une séance de psy gratuite, quand on en connaît le prix ! Mais tout ce que j’aurais à dire ne ferait que me rabaisser à ses yeux, et le regard que me porte cet homme m’incite à rester digne.
Que dire à un inconnu.
—J’ai une fille de 4 ans, elle s’appelle Lola. Voilà, je crois que j’ai pas grand-chose à dire, en fin de compte.
—Ce n’est pas grave, il y a des jours où nous sommes plus loquaces que d’autres, et puis… J’ai peut-être bien assez parlé pour deux, dit-il en fuyant mon regard.
Avant de partir, je salue Monsieur le Maire, à qui je précise qu’il est déjà 13 h 30 et que je dois reprendre la ligne téléphonique de la mairie.
Je reçois tous les appels et pour cause, Muriel n’est pas encore revenue à l’accueil. Ce n’est que vers 15h00 que je l’entends enfin arriver. Elle me hèle qu’elle reprend la ligne téléphonique, depuis son desk à l’entrée du bâtiment.
Cet après-midi, il semblerait que ça soit moi la plus productive. Je ne crois pas avoir entendu le silence plus de quelques secondes. Quand elle n’était pas au téléphone, Muriel bavardait avec Malika.
En partant, je me rends compte que mon portable était resté en silencieux. Sur un message, Ludo me dit qu’il n’est pas parti à Londres, et qu’il va récupérer Lola. C’est donc le cœur plus léger que j’attends le bus, sans avoir à me presser. Mon mari ne m’a pas précisé pourquoi il n’est pas parti. J’aurai tellement envie que ça soit pour Nous. La conversation que nous avons eue ce matin l’a peut-être chamboulé autant que moi. Il m’attend peut-être, le cœur battant, pour me dire qu’il regrette ses paroles de ce matin, qu’il n’aime que moi et qu’il veut qu’on soit à nouveau bien ensemble. Ces pensées pleines d’espoir dessinent un sourire sur mon visage.
Cette joie reçoit un uppercut violent à l’instant même où je franchis le seuil de notre appartement. Ludovic vient à moi, non pas pour me prendre dans ses bras, ou tout autre geste affectueux. Non, il arrive, l’air agacé et bras croisés, pour se plaindre.
— Ta voiture était à deux doigts de tomber en panne, elle ne serait pas passée au contrôle. J’ai dû la déposer directement chez le garagiste ! Je te remercie, à cause de ta caisse pourrie, j’ai raté mon train et j’ai fait perdre du temps aux cinquante étudiants qui m’attendaient, râle-t-il, le regard plein de colère.
— Pardon ! Je… Je suis désolée pour toi, mais je n’y suis pour rien.
Tandis que, pétrifiée, je balbutie cette réponse à mi-voix, il tourne les talons et part dans notre chambre, sans un regard pour moi. Instinctivement, je me mets à penser à mon véhicule. Quelle peut être le problème et qu’ai-je raté pour qu’elle tombe en panne ? Est-ce de ma faute ?
Cette remise en question est d’un ridicule. Je me surprends à réagir comme une petite chose fragile et dominée sans comprendre pourquoi.
Je me dirige vers la chambre, mon corps me porte jusqu’à Ludovic. Mon esprit, lui, voudrait ne pas lui conférer cette autorité, cette importance et cette emprise mais c’est plus fort que moi, je dois lui parler. Je dois me défendre. Je dois faire quelque chose.
Devant cette porte close, je ne sais pas encore ce que je vais dire mais je prends une grande inspiration et me lance avec le peu de courage que je trouve encore en moi.
—Je peux comprendre ta déception d’avoir raté ta conférence, mais je t’interdis de me parler comme ça, Ludovic Amaury Martin ! scandé-je en apnée.
Quand j’utilise son nom complet, c’est toujours dans des circonstances extrêmes et il le sait. Cette fois-ci, pas question de me tourner le dos. Il utilise ses jambes pour faire tourner sa chaise de bureau et quand il se trouve face à moi, il me regarde en silence attendant mon discours habituel.
—Je t’écoute.
—Mais j’espère bien, que tu vas m’écouter ! Il vient de se passer quoi, là ? Pourquoi tu me parles aussi mal ? C’est ma faute, c’est ma faute, comme si j’avais saboté la voiture exprès ? Non, mais tu te rends compte ?
Je sens les émotions et les arguments bouillonner dans mon esprit, j’aurai mille choses à lui dire, je suis en colère, je me sens mal, aussi.
Lola arrive en courant.
—Maman, pourquoi tu pleures ?
Une grande inspiration pose un fin voile sur mes humeurs et voici que je souris à ma poupette, en la prenant dans mes bras. Mes yeux sont embués de larmes et mon large sourire forcé accentuerait presque mon envie de pleurer mais je ne veux pas que ma fille assiste à cela. Je me surprends à regarder mon mari en partant vers le couloir.
— On reprendra plus tard. menacé-je, mes yeux reflétant mon ras-le bol.
Ma fille n’a pas encore de devoir, mais le lundi, à l’école, les élèves de maternelle ont une initiation à l’anglais. Lola adore me montrer ce qu’elle a appris, alors tous les lundis soirs, nous faisons un peu d’anglais.
Assises toutes deux au sol, entre le canapé et la table basse, l’une en face de l’autre nous échangeons des mots, comme si nous discutions. La conversation est sans queue ni tête. Je lui dis «Hello», elle me répond «blue», et conclut par «School». Lola rit à pleines dents, la fierté orne son beau visage.
Encore une fois, je constate combien mon âme est partagée. La douceur et l’amour de ce moment avec ma fille contraste avec la tornade qui ravage tout à l’intérieur de moi. À chaque instant, j’ai envie de me ruer vers cette chambre et de tout casser. De lui hurler mon désespoir et ma frustration. De le secouer pour reconnecter ses neurones et retrouver l’homme que j’ai aimé. Mais ça, bien sûr, je ne le ferai pas. Vais-je encore me taire, vais-je encore laisser passer ?
Ludovic reste la soirée dans la chambre, derrière son bureau. Clairement, il me fuit, mais ce soir, c’était la seule chose à faire. Moi, j’ai passé ce moment avec ma petite bouée de sauvetage, mon phare dans le noir, mon enfant adoré qui sait faire jaillir le bon quand tout va mal. La maternité a ce côté magique.
Après lui avoir lu un conte, je l’embrasse et quitte la chambre. Ludovic et moi nous croisons sans un regard, allant même jusqu’à décaler nos corps, pour éviter le moindre contact physique.