Alexander avait chevauché prestement en sens inverse. Il tenait contre lui le corps de Dorothy enveloppé dans un drap. Sa peau était désormais plus froide que la glace. La campagne londonienne se parait peu à peu d’un délicat manteau blanc. Tous les sons semblaient être étouffés, jusqu’au galop du cheval. Il ne croisa aucune âme sur les chemins menant au manoir, comme si le paysage entier était mort. Il songea que c’était la deuxième fois qu’il portait ainsi un enfant par une météo peu propice. Cette fois, le trajet s’avérait plus facile, mais l’issue n’en serait pas heureuse.
Lorsqu’il avisa l’élégante mais imposante silhouette du manoir dont les toits semblaient saupoudrés de sucre, il faillit faire demi-tour. D’une manière ou d’une autre, entrer dans l’enceinte de cette demeure le faisait courir à sa perte, il en était persuadé. Il pouvait juste poser Dorothy là, devant le portail, et s’enfuir loin, de l’autre côté du monde. Il avait encore de nombreux amis à Hong Kong, personne ne viendrait le poursuivre jusque là. Personne sauf, peut-être, la Comtesse Adamson. Il avait pris la responsabilité de sa fille durant une journée, et il avait échoué. S’il fuyait bien, elle ne le rattraperait pas. Mais sa conscience, elle, ne le manquerait pas.
Les gardes sortirent de leur petit maison près du portail à son approche.
— Qu’est-ce que…
— Il est arrivé malheur à Mademoiselle Dorothy, comme vous pouvez le voir. Je dois l’amener à sa mère.
Les gardes échangèrent un regard, pâles, et lui ouvrirent sans un mot.
Alexander pressa le cheval jusqu’à la porte principale. Elle était ouverte, comme d’habitude. Il se serait presque attendu à ce que Will pousse le battant pour le laisser entrer. Au lieu du petit garçon, il croisa Meyer alors qu’il s’apprêta à gravir les escaliers.
— Vous ! Ah, j’étais sûr que vous aviez enlevé Mademoiselle ! Vous êtes un criminel, vous devriez…
Sa phrase mourut dans sa gorge. Il avait posé son regard sur le visage bleuâtre de Dorothy.
— Qu’est-ce que…
— Il y a eu un accident de fiacre… Je dois l’amener à sa mère.
Il dépassa le cuisinier sans prêter plus attention à son visage choqué. Il évita alors un éclair d’argent. Meyer venait de sortir un de ses couteaux de cuisine, celui-là était particulièrement long.
— Immonde vermine ! hurla-t-il.
Alexander fut contraint de poser brusquement Dorothy à terre pour éviter les assauts de ce fou.
— Laissez Madame décider de mon sort ! tenta-t-il.
— Je lui apporterai votre tête, elle en sera ravie, monstre !
Il pleurait en même temps qu’il l’assaillait.
— Je vous aurai ! vociféra-t-il. Je suis un soldat de l’armée de la République !
Il était en effet très adroit avec son couteau. Mais également bouleversé. Alexander comprit vite le pattern d’attaque qu’il déployait. Lorsque Meyer leva son arme à nouveau, il lui retourna le coude et lui fit une clé de bras. L’ancien soldat se mit à l’insulter et à ruer, avant de hurler quand le précepteur forcit sa clé. Il lâcha bien vite son arme.
— Je veux répondre de mes actes ! cria Alexander. Laissez-moi rejoindre Annabeth !
— Je ne vous autorise pas à l’appeler ainsi !
Alexander reçut un coup dans le creux de son genou qui déstabilisa sa clé. Meyer en profitant pour rattraper son couteau et amorça une attaque contre vers la poitrine de son adversaire. Il était bien trop proche. Alexander réagit instinctivement et donna un coup puissant dans la gorge du cuisinier. De son autre main, profitant de l’effet de surpris créé, il saisit le poing tenant le couteau et la redirigea vers le flanc de son propriétaire. Meyer s’effondra avec un grognement tandis que son sang se vidait sur le tapis. Il tenta bien de récupérer son outil de cousine, mais Alexander le prit et le leva bien haut.
— C’est vous qui m’avez obligé à faire ça, dit-il.
— Monstre… répéta Meyer, de plus en plus faible.
Alexander avisa Dorothy, étalée par terre. Il eut un pincement au cœur. Il se rappelait comment elle aimait passer du temps avec le cuisinier. Il ne lui avait pas laissé le choix.
— Je vais voir Madame, annonça-t-il au soldat mourant en reprenant la fillette dans les bras.
Ce dernier fit un geste pour le retenir, en vain. Le précepteur jeta le couteau une fois arrivée en haut des escaliers. Il ne comprenait pas bien ce qui venait de se passer. Depuis l’accident de fiacre, il avait l’impression d’être debout sur le toit d’un train lancé à pleine vitesse. Un train qui fonçait sans doute vers un mur.
Il secoua la tête et se concentra sur Annabeth et Dorothy. Mais qu’allait-il lui dire, qu’allait-il faire ? Pourquoi venait-il ici ?
Il avait beau se poser la question, il frappa quand même à la porte de son bureau. Sa voix suave lui dit d’entrer. Tout semblait normal, il avait baissé cette poignée un nombre incalculable de fois. Comme d’ordinaire, la Comtesse était là, un verre de vin à la main.
— Merci de vous être déplacé, Meyer, j’ai aussi appelé Becky pour que…
Elle écarquilla les yeux quand elle les posa sur le visage d’Alexander. Puis, ils tombèrent sur Dorothy. Et revinrent vers lui, plein d’incompréhension. Il crut qu’elle allait défaillir mais au lieu de ça, elle marcha droit sur lui.
— Oh, ma petite fille…
Ses yeux fixés sur Dorothy, elle caressa sa joue avant de retirer prestement sa main, comme si elle s’était brûlé.
— Elle est froide… remarqua-t-elle d’une voix sourde.
Elle fit volte-face alors que des larmes naissaient sous ses paupières. À cet instant, la porte s’ouvrit de nouveau derrière Alexander. Becky le contourna d’un air houleux, lui qui était en milieu du chemin, avant de marquer un temps d’arrêt. La femme de chambre se mit alors à hurler. C’était un cri très étrange, à moitié étouffé, presque inhumain. Elle ne prit pas la peine de lui signer la question qu’elle envoya puissamment au travers de ses prunelles pleines de rage. Alexander recula d’un pas.
— C’était un accident… tenta-t-il.
— Allons, Becky, ne perdez pas votre sang-froid, déclara Annabeth en lui touchant l’épaule. Prenez donc Dorothy et amenez-la dans sa chambre, elle a besoin de se reposer.
La femme de la chambre la dévisagea un instant, le visage pâle, les yeux rouges. Puis, elle finit par obtempérer, prenant Dorothy avec une délicatesse affectueuse. Malgré son petit gabarit, elle souleva le corps de la fillette sans mal. Alexander se sentit presque nu quand le poids de la jeune défunte eut quitté ses bras. Becky lui jeta un dernier regard plein de haine et de larmes, avant de s’en aller, laissant la porte béante. Le battant se referma de lui-même avec un long grincement sinistre et un claquement qui sonna comme un gong.
La Comtesse s’avança jusqu’à l’armoire à côté de son bureau et farfouilla dedans pour en tirer une bouteille de vin pleine et un verre.
— Venez, asseyez-vous.
Elle souriait. Alexander sentit ses jambes flageoler.
— Je ne crois pas que ce soit… objecta-t-il.
— ASSEYEZ-VOUS.
Il avait sursauté. L’écho de cet aboiement fit bourdonner ses oreilles. La Comtesse reprit son attitude enjôleuse. Elle s’agit, disposa les deux verres à pied pour leur verser du vin. Il obtempéra, se plaçant en face d’elle. La lumière extérieure soulignant sa silhouette voûtée.
— Il faut fêter ça, dit-elle en reniflant, toujours souriante.
— Fêter mais… quoi ? demanda-t-il, démuni.
— La liberté. Je n’ai plus à m’occuper d’elle, maintenant. Je n’ai plus à me retenir pour elle.
— Vous retenir…. ?
— Tenez.
Elle poussa le verre vers lui. Le vin était aussi rouge que le sang.
— Allez, buvez, vous me devez bien ça, non ?
Il hésita un instant avant d’accepter. Ce vin avait une goût particulièrement amer.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ? finit par lâcher la Comtesse.
Alexander reposa son verre.
— Je ne sais pas… Elle s’est soudain affolé et s’est mise à courir en tous sens… et puis elle a percuté un fiacre.
— Mmh.
La Comtesse fit tourner son index autour d’une de ses mèches dorées.
— Elle venait de rencontrer quelqu’un, à ce moment-là ?
— Oui… c’est exact.
— Vous lui avez fait rencontrer Will ?
— Co… comment le savez-vous ?
Annabeth se mit à rire d’un rire tordu qui se brisa sur les murs du bureau, la fenêtre, et le visage d’Alexander.
— J’aurais dû le prévoir… gémit-elle au milieu de ses gloussements, j’aurais dû vous prévenir… C’était la seule chose qu’il ne fallait pas faire…
— Mais… pourquoi ?
Elle cessa de rire.
— Parce que Dorothy a vu dans les yeux de Will ce que son père lui a fait. Ce que je lui ai fait. Et comme vous le savez si bien, monsieur l’inspecteur, mon mari traitait les enfants d’une façon très spéciale.
— Vous savez que je suis ex-inspecteur ? se redressa-t-il. Et comment Dorothy peut voir dans les yeux de Will ?
— Vous n’êtes pas le seul curieux ici, mon cher. Ah, d’ailleurs, j’ai reçu des documents intéressants aujourd’hui.
Elle sortit quelques vieilles pages d’un tiroir et les lui présenta fièrement.
— Des papiers d’adoption, commenta-t-elle alors qu’il pâlissait. Vous êtes un menteur. Enfin, ça, je le savais déjà. Disons, un usurpateur. La femme de Rober L. Cunningham est morte en couche et son bébé l’a suivi peu de temps après. Il s’appelait Alexander. Vous, vous appelez Willy et vous n’êtes rien.
Il tremblait. Personne n’avait prononcé son vrai nom à voix haute depuis dix-huit ans.
— Enfin franchement, ajouta-t-elle, être né dans la soie ce n’est pas gage d’une existence heureuse et pleine…
Elle frappa des deux paumes sur la table, le faisant sursauter.
— Vous avez pu voyager partout ! Et nous, si on s’en allait, tous les deux ?
Il la contempla, vidé. Il se rendit compte qu’il pleurait.
— Venez.
Elle lui prit la main, il ne savait pas si ce contact le répugnait ou le rassurait. Ils étaient quittes, maintenant. Enfin, il était quand même celui qui l’avait détruite. Ils parcoururent une infinité de couloirs dans un flou grandissant. Annabeth courait, le tirant derrière lui en riant, puis s’arrêtait pour pleurer, dos au mur. Pour crier. Elle lui reprenait la main, souriante. Elle avait détaché ses cheveux qui volaient derrière elle.
Elle ouvrit une porte. En pénétrant dans la pièce, il put voir les rideaux fantomatiques du lit à baldaquin onduler, poussiéreux depuis le départ de Will. La chambre du Comte. Il avait l’impression d’apercevoir les ombres des enfants tués, à moitié cachés derrière les rideaux, ou sortant la tête de dessous le lit. Un frisson désagréable lui remonta l’échine.
— Là, doucement… murmura Annabeth comme pour apaiser les âmes torturées qui les observaient en silence.
Un voile terne avait recouvert ses yeux, lui donnant un air soûl. Elle gloussa en croisant son regard hébété. Dans l’atmosphère oppressante de la pièce, ce gloussement ressemblait à un horrible ricanement.
Un éclair de lucidité le traversa. Il eut soudain la nette impression qu’il ne ressortirait jamais de cette chambre. Il se rua sur la porte et la trouva verrouillée, il vit du coin de l’œil Annabeth avaler la clé d’un air goguenard.
Pas grave… je l’ai déjà ouverte par mes propres moyens.
Il sortit le fil de fer qu’il avait toujours sur lui et l’introduisit dans la serrure. Mais ses doigts ne lui répondaient plus, il avait l’impression d’avoir trop bu, figé devant son incapacité à échapper à la pièce aux fantômes.
— C’est fini maintenant. Je vais venger ma fille, soupira Annabeth en se laissant choir sur le lit.
— Le vin… vous… vous nous avez empoisonnés…
— Venez, s’il vous plaît, j’ai envie de m’endormir dans vos bras.
Elle retira tous ses bijoux et défit partiellement sa robe. Ses gestes étaient lents et pâteux.
Terrorisé, Alexander se pressait contre la porte comme s’il voulait passer au travers.
— Ne me regardez pas comme ça, pleurnicha Annabeth telle une petite fille. J’étais obligée, c’est vous qui l’avez tuée, c’est de votre faute. Dorothy était la seule chose qui me motivait à vivre. Venez, il est temps de dormir.
Alexander fut comme attiré par un aimant et rejoignit son amante sur le lit qui avait vu mourir des dizaines d’enfants.
Allongés face à face, chacun vit les yeux de l’autre sombrer peu à peu.
Sur le visage torturé d’Annabeth qui se détendait doucement, des larmes cristallines coulaient.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Vous étiez une page blanche où je pouvais écrire toutes les histoires qui me convenaient… Nous aurions pu
– dû – en écrire une meilleure…
Elle inspira doucement, ferma les yeux pendant plusieurs secondes.
— Annabeth… fit Alexander, l’esprit embrumé.
Elle sembla faire un effort souverain pour les rouvrir.
— Je vous aime, dit-elle avec un sourire rayonnant, un vrai sourire.
Elle semblait heureuse, pourtant une tristesse infinie luisait au fond de ses iris. Elle releva les yeux vers la voûte blanche qui leur servait de ciel.
— J’arrive ma chérie…
Sa voix était presque inaudible, elle s’endormit.
— Annabeth…
Il tenta de se relever, mais son corps était lourd et raide, comme s’il avait été fondu dans du bronze.
— Annabeth…
Sa voix avait perdu toute force, il effleura la joue pâle de son amante et se laissa lourdement retomber.
— Annabeth, réveille-toi…
Mais lui aussi sombrait dans un abîme sans fond. Une brume rampante envahit son esprit.
« La curiosité est un vilain défaut. »
Il n’y croyait toujours pas. La curiosité permettait le savoir. Mais elle se devait se manier avec prudence et respect.
Le souvenir de sa rencontre avec la Comtesse remonta. Ses cheveux d’or, ses yeux flamboyants, ce corps magnifique sculpté dans une étoffe noire. Ce mystère qu’il avait grignoté insatiablement jusqu’au point de non-retour. Il aurait dû voir au lieu de chercher. Il aurait dû aimer ce regard au lieu d’y extraire des secrets.
Soudain, il ouvrit brusquement les yeux. Il sentit la rage de vivre monter. Il lutta de toutes ses forces contre le brouillard qui s’insinuait dans chacune de ses pensées.
Il vit se dresser Annabeth au-dessus de lui, un air sournois sur le visage. Elle se pencha.
— Laisse-toi faire, susurra-t-elle, rejoins-moi.
« Non » aurait-il eu envie de crier, mais ses lèvres étaient scellées. Il se débattit désespérément, sentant à chaque seconde son corps s’engourdir et son âme plonger vers la mort. Il sentit des larmes chaudes couler sur ses joues, leur passage étaient comme une caresse qui le détendit.
Les victimes du Comte s’étaient rassemblées autour du lit. Les enfants le fixaient et chantaient à voix basse une comptine de leur voix aiguë. Il fut glacé par ce chant funéraire. Il se redressa d’un coup, le corps soudain léger.
— Laissez-moi ! cria-t-il.
Alors, de la foule d’enfants surgit Dorothy. Elle souriait d’un air doux de pitié envers son professeur. Elle se pencha sur lui et lui posa un baiser sur la joue.
Ce baiser d’une douceur infinie le transporta dans son passé. Alexander redevint Willy. Ce n’était plus Dorothy face à lui, mais son père.
Francis le couvait d’un regard paternel et lui souriait. Près de lui se tenaient Liza et Riley.
Comme ils en avaient toujours eu l’habitude, ils se couchèrent aux côtés de Willy.
— C’est l’heure de dormir, fit Francis.
Willy fixa son père sans rien dire. Il tendit les bras pour avoir un câlin. Ils s’étreignirent longuement.
— Allez, dors.
Francis déposa un baiser sur le front de son fils.
Willy sentit le sommeil monter et l’engourdir, il sombrait dans une chaleur doucereuse. L’inconscience lui parut accueillante et agréable. Alors, il cessa de lutter. Ses paupières lourdes se fermèrent.
Et pourtant, tu as réussi à faire une fin qui boucle, une fin qui donne un sens (macabre) à tout ça. Je pense que certains fils de ton histoire nécessiteraient plus, comme les talents de la contesse ou le passé de l'inspecteur, mais pour l'histoire principal, c'est bouclé, c'est sûr.
Je m'en vais lire cet épilogue...
Une coquille : "son outil de cousine" => de cuisine je suppose