Des catacombes au camping

Nous sommes dans ce qui ressemble à un couloir de catacombes. Malgré la lumière des téléphones, on ne voit pas grand-chose, si ce n’est que les murs, blanchis à la chaux, sont étoilés de moisissure, et aux endroits les plus lugubres, de mosaïques d’os. Antonin s’époussète le jean, puis résolu, il me prend par ma manche, m’entraînant à sa suite dans les profondeurs pénombreuses.

« Ici, je suis Vasco, m’annonce-t-il, c’est une couverture de cataphile, c’est extrêmement important. Tous les cataphiles ont un pseudonyme qui est la condition de leur liberté sous terre et à la surface. C’est-à-dire que sous terre, personne ne connaît mon nom de la surface, et j’y tiens. Alors, pas de bourde Mathias, je te connais ».

- Moi, pas de bourde ?? tu as vu le carnage que tu as déclenché toute à l’heure.

- Oui, enfin, ils l’avaient bien cherché ».

Après quinze minutes de marche, nous apercevons au loin quelques lampes frontales. C’est un groupe de cataphiles qui s’approche. Ces gens, bien plus organisés que nous, portent des cuissardes de pêche et leurs k-ways sont munis de demi-douzaines de poches à scratch. Nous passant à côté, je les entends s'exclamer, bien gaiement et chacun leur tour – ils sont dix – « salut Antonin ! ». Antonin les observe défiler sans mot dire. 

- Bon, reprend Antonin une fois les cataphiles éloignés, no comment, allons-y. »

Toute une portion des galeries est soutenue par des squelettes de chevaux, alignés en tête-à-queue et maçonnés sur une cinquantaine de mètres. « Les Ambarres, quand ils perdaient une bataille, me renseigne Antonin-Vasco, dépouillaient les guerriers de tous leurs biens. Le bétail était tué, les chevaux aussi ; les glaives et boucliers brisés. Le tout, enterré.

- Dans ces conditions, ils ne risquaient pas de gagner la guerre contre les romains.

- Bon peut-être qu’ils étaient super cons, j’en sais rien Mathias.

- Tu n’as pas une autre explication ?

- Chut un peu ! On demandera à la sortie si ça peut te faire plaisir. »

Par des embranchements secrets, nous sortons non loin de la Place des provinces de France. Il fait encore beau. L’air est froid mais salubre, une délivrance après les deux heures passées dans les sous-sols de Tambarrès. 

Livides et couverts de boue, nous prenons la route de chez Moussa. Les passants nous jettent des regards incrédules. Je demande à Antonin s’il est prévu que nous ressortions ce soir. Il me répond oui, que ce soir, nous allons camper. Merde ! Non ? Je soupire. Je déteste le camping. Je ne vois pas l’amusement dans la privation volontaire du confort. Au lieu de s’ennuyer devant Netflix, on s’ennuie devant un réchaud qui pue…super…j’ai résumé en deux mots l’esprit du truc. Antonin m’explique que les Tambarrésiens ne dorment qu’assez peu chez eux le soir. Il est de coutume de crécher soit dans une « datcha », soit chez des amis. Tambarrès est de fait la ville la plus commode pour les adultères.

Sur le chemin, ma proprio m’appelle. Elle comptait faire une visite aujourd’hui. C'était sans compter l'état déplorable de ma chambre. Il y a des slips partout. Je me rappelle ce que disait Jean Cocteau : les chats c’est l’âme d’une maison. Remplacez le mot chat par le mot slip, vous avez ma philosophie. Je lui fais part de ma réflexion : « Au moins, ça prouve bien qu’il y a une trace de vie dans votre piaule. Ça prouve qu’on peut y dormir, ce qui croyez-moi, vu les dimensions de votre boui-boui, n'a pas la clarté de l'évidence ». La vieille me raccroche au nez. L’expulsion s’approche à grands pas.

Nous prenons une douche chez Moussa. Je demande à tout hasard si Sphinge ne m’a pas laissé un mot en partant. Non, rien. Antonin me rassure : « Va, tu la reverras avant ton retour à Paris ». C’est gentil, c’est Antonin. Chaudement habillés, nous nous rendons gare de l’Elbe où nous prenons un bus métropolitain. Au bout d’une heure, nous arrivons aux abords d’un lac bordé de sapins. Un cabanon tout écaillé attend devant le lac. Il ressemble à un petit vieux penché sur le désastre de sa vie.

Vous n’avez pas idée d’à quel point le camping me fait chier. D’ailleurs, ça ne manque pas, j’aperçois déjà le troupeau de tentes pouraves. Cela dit, il faut tout de même reconnaître une qualité au matériel de camping : il indique à la perfection le temps qu’il fait. Il n’y qu’à jeter un coup d’œil à la toile gorgée de flotte pour savoir que le temps est à la pluie…ou encore, au sac de couchage fangeux pour savoir que ce dernier est à la boue. Vous peinez à différencier la mousson du cyclone, venez camper ! vous n’hésiterez plus. Tout d'un coup, me vient l’envie de retourner dans ma chambre de bonne parisienne, ce qui est fort.

Nous entrons avec Antonin dans le cabanon. Les résidents sont tous emmitouflés et serrés les uns les autres comme dans un refuge de haute-montagne. Je reconnais quelques personnes de la soirée d’hier, ainsi que, Ô surprise, Sphinge. Comme il fait très froid, elle est singulièrement enfoncée dans sa fourrure, qu’elle a encore doublée d’une écharpe en vison. Sphinge près de moi, la douleur du camping disparaît un peu.

Antonin me présente la propriétaire du cabanon, Laura, une jeune femme pas très belle, avec un gros nez. Je m’asseois à la table. Nous discutons mollement. La cuite d’hier n’est pas passée pour tout le monde, et d’ailleurs il fait trop froid pour laisser imprudemment l’air charcuter nos poumons. Laura nous sert un énorme plat de pâte nature. Les spaghettis ont parfaitement agglutiné – bravo ! – formant un gros lingot de cirage à la fois brûlé et mou.

Côte à côté sur le banc avec Antonin, on se réchauffe la joue en se passant une cigarette. Apparemment, Laura est l’héritière d’une des familles les plus riches de Tambarrès. Son père est le patron d’Orange mobile pour l’Est de la France. Eh bien, je suis ravi de l’apprendre Antonin… Si c’est ça être riche…gardez m’en un bout. Dans un cageot, au pied de la table, traînent trois pauvres livres : Martine à la plage, Martine en forêt et Martine à la montagne. On ne pourra pas dire que les cadres d’Orange ne connaissent pas leur géographie.

Ô joie ! vient le moment de se coucher. Je comprends rapidement que je n’aurai pas le droit à dormir dans le cabanon. Du reste, dans mon malheur, je suis seul dans ma tente. Au moment de rentrer à l’intérieur cependant, un des mâts saute, propulsant une motte de terre dans les cieux. L’édifice s’effondre. J’ai une peur bleue de toucher ce machin. C’est comme ça que Jean-Marie le Pen est devenu borgne, en montant une tente. Juste après, il a acheté Montretout. Pas fou le gars. J’appelle Antonin à la rescousse, qui me traite de gros bébé. « On dort ensemble ? je lui propose.

- Non il y a Magalie.»

Il me montre Magalie du pouce, qui descend à l’instant de sa Renault Espace. Putain, manquait plus que celle-là. Je plonge dans ma tente, résigné.

Sous la tente, à trois heures du matin, ne pouvant trouver le sommeil, j’envoie un message à Sphinge. Elle dort dans le cabanon avec les autres filles. Je lui demande si elle ne veut pas me rejoindre. C’est niet. « Et moi, je peux te rejoindre ?

- Non plus.

Dernière tentative, la tentative du lâche : « tu ne veux pas qu’on échange de domicile par hasard ?

- Wtf, non. »

Le lendemain je me lève, glacé de la tête aux pieds. Les autres tentes ont disparu. Je regarde l’heure à mon téléphone. Mon Dieu, il est quatorze heures! Je me précipite vers le cabanon. Sphinge est assise seule à table. Elle tient un bol de café entre ses jolis doigts. « Tiens coucou toi !

- Coucou, où sont partis les autres ?

- Ils sont retournés à Tambarrès. La plupart travaille. Il est plus de quatorze heures petit loir.

- Et Antonin ?

- lls font une expo avec Magalie ».

Sphinge ajoute, soudain inquiète : « tu n’es pas content d’être avec moi ? »

- Si si, mais je ne vais pas tarder à rentrer à Paris. Aujourd’hui je pense.

- Ah…»

La nouvelle l’attriste, puis, tout d’un coup, comme traversée d’une autre pensée, Sphinge hausse un sourcil. La fumée de son bol de café se suspend dans l’air. « Paris ?

- Oui Paris, nous y étions il y a deux jours.

- Jamais entendu le nom de cette ville, c’est où ?

- Paris, en France…

- La France ? c’est quoi ce pays ? C'est en Austrasie que nous sommes! »

Alors, je remarque, par la fenêtre, que le paysage est légèrement changé. Pas la nature, mais les installations humaines. Alors que la veille, j’avais aperçu des tours électriques à une centaine de mètres, aujourd’hui, elles ont disparu. La route, hier bitumée, est aujourd’hui recouverte de grès rouge. Le cabanon lui-même est différent. En fait, il est tellement différent, dans sa structure, son agencement, ses grands et menus objets, que mon cerveau analytique s’est mis sur pause – rassurez-vous, ce n’est pas sa première fois. Je me pince le gras de la main. Aïe ! je ne rêve pas. Bon bon bon…

Je vous épargne le dialogue de sourds – de plus de deux heures ! – entre moi et Sphinge. Je me suis finalement rendu à l’évidence. Après la nuit sous la tente, j'émergeai dans une autre réalité. Somme toute, est-ce si extraordinaire ? j’ai appris l’existence de Tambarrès, troisième ville de France, il y a trois jours à peine. Si ce n’est déjà pas un mystère !  Nous réchauffons le café. J’embrasse Sphinge dans le cou et dans les cheveux. Puis je m’asseois à côté d’elle. « Sphinge, s’il te plaît, explique-moi tout. » 

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Artichaut
Posté le 13/12/2023
Hello,

J'ai finalement tout lu et j'ai trouvé l'ensemble très plaisant à lire. En particulier les premiers chapitres (mention spéciale au 4ème).
Juste un petit bémol sur le 5ème qui tranche un peu fort - à mon goût - avec le reste et m'a semblé déconnecté (l'absence de la Sphinge déjà, et l'enjeu politique aussi qui m'a surpris finalement autant que Mathias). Je ne sais pas si c'est délibéré et si ça trouvera une explication dans les futurs chapitres. Affaire à suivre...

En tout cas, bonne continuation/écriture.
Artichaut
Zadarinho
Posté le 14/12/2023
Bonjour Artichaut,
Si Sphinge n'est pas là, c'est qu'elle n'est tout simplement pas réveillée après la soirée, et que Mathias et Antonine décident de partir sans elle!
Le chapitre sur la section locale de l'extrême-gauche est peut-être en porte-à-faux avec les autres chapitres, mais en même temps, il me sert à faire entrer la réalité (crue?) dans un récit teinté d'imaginaire. L'enjeu politique est surprenant certes, mais c'est un enjeu politique qui existe! Il est intéressant parce que il peut-être débattu dans n'importe quelle section de n'importe quelle ville existante.
Voilà pour ma justification ahaha. Merci pour votre lecture!
Artichaut
Posté le 14/12/2023
Bonjour Zadarinho,

Merci pour cet éclairage.
Peut-être qu'en ajoutant au débat politique du chapitre 5 quelques enjeux municipaux - même fugacement - la "rupture" m'aurait semblé moins nette. C'est évidemment complètement subjectif.
Et je comprends tout à fait votre justification.

Bonne continuation/écriture.
J'ai vu qu'il y avait un nouveau chapitre. Je le lirai rapidement.
Artichaut
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