Ce n’est donc pas en Haute-Marne que je me suis réveillé mais en Austrasie. Les frontières de l’Austrasie sont comparables à celles de la France, à ceci près que ce que l’on nomme la « Bretagne » dans notre réalité, ne fait pas partie du territoire austrasien – quelle chance ! – par contre, le Pays basque espagnol y est bien présent. Perdre les bretons d’un côté pour gagner les basques de l’autre côté, c’est un manque de pot.
L’Austrasie occupe la partie occidentale d’un continent portant le nom de Borée. Ses frontières à l’Est s’arrêtent aux forêts de Transylvanie. Afin que je puisse mieux visualiser, Sphinge poursuit son exposé sur Google Maps. En Austrasie, Tambarrès est la seule ville que je parviens à situer. Nous nous trouvons toujours d’ailleurs dans ses alentours. Tous les autres lieux me sont inconnus. Ni Toulouse, ni Marseille, ni Lyon, ni Angoulême ne semblent exister. Paris est remplacé par un hameau du nom de Bongrain. D’autres agglomérations, aux appellations extravagantes, occupent le territoire selon une clef de répartition toute nouvelle, et ma foi…bien obscure…
Je n’ai ici pas le temps de vous décrire l’ensemble de la toponymie mondiale. Envoyez-moi un mail, je vous dirai, si j’ai le temps, quelles sont les nouvelles New York, Rio ou Hong Kong.
L’Austrasie est un système néo-féodal. Chaque province est gouvernée par un maire du palais. Les provinces sont perpétuellement en guerre. Si, dans le passé, ces guerres se sont avérées bien meurtrières, aujourd’hui, elles sont dites « civilisées ». Elles prennent l’apparence de grands intervilles un peu moins bon enfant que les intervilles de notre dimension – lesquels ont malheureusement pris fin avec l’émission en 2013.
Pour une raison que Sphinge ignore, l’objet premier de ces guerres était de constituer des contingents de prisonniers dans chaque province. Ces contingents étaient ensuite sacrifiés par les prêtres du pouvoir central. Jusqu’au XVIIème siècle, quinze mille personnes disparaissaient de la sorte par an. En 1658, on atteignit le funeste pique de soixante-dix mille sacrifices. Au XVIIIème siècle, à la période qui correspond à peu près à nos Lumières, ces holocaustes cessèrent. Non pour des raisons humanistes, loin de là, mais parce que les morts laissaient derrière eux de trop nombreux chiens errants. Les chiens formaient des meutes, dévoraient les enfants et transportaient les maladies.
Aujourd’hui, le territoire de l’Austrasie est semé d’immenses forêts. Ces forêts délimitent les provinces. Sphinge n’a pas le temps de décrire comment sont aménagées ces forêts, bien que cela soit, selon ses dires, tout à fait fascinant. Par exemple, l’on est ravi d’apprendre que l’information y circule avec davantage de rapidité que la 5G, que certaines provinces en tirent plus de 40% de leurs revenus, ou encore qu’il y subsiste une criminalité assez vigoureuse, avec dans les forêts septentrionales, environ 15 homicides pour 100 000 habitants contre 0,4 en moyenne nationale.
En Austrasie, le citoyen est législateur, il vote lui-même la loi. Pour des raisons pratiques, très peu de lois, une dizaine par an tout au plus, sont votées. Le citoyen austrasien n’applique pas lui-même la loi, il choisit ses exécutants. Dans les faits, il vote chaque année pour un exécutant muni d’un programme de lois à voter, ce qui fait que le système, bien que différent sur papier, est assez semblable au nôtre.
Sphinge m’explique qu’il y a quelque chose comme un grand empire à l’Est. On y gouverne en demandant leur avis aux oiseaux. Le Basileus (l’empereur), qui approche des quatre-vingts ans en ce jour, traverse la ville en litière pourpre et or. A l’abri de la plèbe, il révise nerveusement les différents chants de la création. Puis, descendant de sa litière, il monte humblement dans une cage dorée, et attend, assis sous un dais de velours, que les augures se posent sur les rameaux de sa couronne.
Nous décidons avec Sphinge de revenir à Tambarrès. Nos affaires sur le dos, nous attendons un moment au bout de l’allée menant au cabanon. Bientôt, un train à pédale s’arrête, occupé par une vingtaine de personnes assises les unes derrières les autres. Je rechigne d’abord à monter dans une des boîtes, mais en découvrant comment la poussée ne me demande que peu d’effort, à quel point les ferrocyclistes, tous pavillonnaires austrasiens, sont aimables, je me laisse aller aux bienfaits d’un voyage par les forêts de Tambarrès.
Alors que nous prenons le temps d’une pause sur le bord de la route, sous un arbre, j’apprends de la bouche d’un de nos compagnons, solide gaillard à moustaches pattes-d'écrevisse, que certains des ferrocyclistes, loin de pédaler pour le plaisir ou leur utilité particulière, sont en fait de corvée.
Devant mon incompréhension, mon bénévolant interlocuteur décide de m’initier au système fiscal austrasien. En Austrasie, on ne paye d’impôt « monétaire », mais on travaille une partie de l’année pour l’Etat. Environ un-tiers du temps de travail est consacré par année à la collectivité.
La principale fraude consiste à accomplir quelque chose de bien en-deçà de ses qualifications, généralement pendant la période des vendanges, d’août à octobre. L’on voit alors les cadres supérieurs de multinationales devenir des sortes de GEO de Clubs Meds austrasiens, rémunérés 155 000 000 deniers par mois contre 2 300 000 000 (et autant en bétail) à leur poste habituel ! La corvée est toujours obligatoire, même pour les invalides sévères. Ces derniers peuvent choisir de remplir des petits tubes avec des cailloux qu’ils doivent ensuite envoyer à l’administration, à la manière, si je me souviens, des incas précolombiens.
Le système de la corvée est incroyablement flexible : certains ferrocyclistes de métier choisissent le matin, en partant travailler, de consacrer leur journée à l’Etat ou non. En travaillant un jour et demi pour l’Etat par semaine, ils sont quittes. Nous remontons sur le ferrocycle. Sphinge me montre de temps à autres certains paysages, que je reconnais comme étant ceux de France.
Je vous parle de vélo, d’arbres, de forêts, tout cela est bel et bon mais ne vous imaginez pas pour autant que l’Austrasie est un paradis écologique ! Alors que nous arrivons aux abords de Tambarrès, j’aperçois des voitures montées sur des roues immenses. Ces voitures fonctionnent à l’huile animal et au feu de bois, exhalant un souffle méphitique. Sur les bassins qui entourent la capitale, plane une fumée noirâtre ; celle dégagée par les sous-marins des nappes phréatiques de Tambarrès. Fun fact, quarante pourcents des austrasiens sont accrocs aux jeux en ligne. Les ordinateurs tournent à plein régime le jour et la nuit, augmentant les températures d’environ 0,2° Celsius en hiver.
Nous donnons l’accolade aux ferrocyclistes, Sphinge et moi, avant d’entrer dans la capitale austrasienne. C’est toujours une grande ville, avec un niveau de développement comparable à la Tambarrès que vous connaissez ; à part cela, elle est en tout point dissemblable à sa version française. Aucun bâtiment ne dépasse les vingt mètres de haut. Quasiment toutes les voies sont navigables. Sphinge m’apprend que, pendant des siècles, le principal effort de l’Austrasie a été de détourner les fleuves pour « inonder » les grandes villes. On y circule donc sur de longues embarcations, capables de supporter plusieurs dizaines de personnes à la fois. Les palais qu’on appelle aula se situent au sommet de tumulus et sont en bois. Mes questions pour Sphinge sont si nombreuses que je n’en pose aucune (voici une grossière astuce d'auteur pour écrire le moins possible).
Dans un moment de désœuvrement, alors que Sphinge emprunte les toilettes du café où nous nous sommes installés pour profiter de la fin de journée, je me connecte à Linkedin. J’y ai conservé tous mes proches malgré le changement de réalité. Mes amis, mués en citoyens austrasiens, occupent les fonctions les plus improbables. A titre d’exemple :
- Sidonie Minot – grande chansonnière de la confrérie du cochon polyglotte ;
- Sabri Legat – contrôleur de gestion chez Kheim&fils, le premier fabricant mondial des délicieux gouluciougougous ;
- Jérémie Garcia, chambrier suprême de la guilde des garçons-papetiers ;
- Lola Guibert, responsable plaidoyer de l’église toutatisque, etc.
J’ai la surprise de découvrir qu’en Austrasie, Antonin est le fils d’un très respecté bourgmestre adjoint à la propreté urbaine et qu’il suit les études les plus sérieuses. Malheureusement, il est toujours en couple avec Magalie. Je lui envoie un message : « ça va ?
- Bah oui pourquoi ?
- On se voit quand ?
- Je suis rentré à Louguinie je repasse à Tambarrès dans deux jours, je te fais signe. »
Mes abonnés sur Instagram sont eux aussi toujours en place. Leurs publications sont toutefois bien différentes de celles auxquelles ils m’ont habitué. Les instagrameurs austrasiens prennent leurs photos dans des endroits qui sont, dans notre monde, complétement dépourvus d’intérêt – les bagageries d’aéroport, les chaufferies de résidences universitaires, les boutiques de matériel de bureau – et dans des accoutrements et des poses que je vais à présent essayer de décrire tant bien que mal.
Les Austrasiens portent de longues capes, des guêtres et des chapeaux semblables aux mitres (les chapeaux d’évêque) mais en plus mous.
Les Austrasiens ont élaboré, en parallèle du langage, tout un système de signification fondé sur la gestuelle de la main. Un tambarrésien quitte son domicile le matin, avec la main dans une certaine position, sortant de sous sa cape, et il demeure ainsi la matinée entière. Ce signe veut dire quelque chose comme « non disposé à faire la conversation ». C’est étrangement similaire à notre doigt d’honneur.
Les plus vieux Austrasiens portent à leur ceinture, ou épinglées au rebord de leur veste, des myriades de petites mains en argent, dont certaines ont d’impossibles positions de doigt. Cela permet, pour un œil expert, d’aussitôt connaître la position sociale, le patrimoine, l’appartenance clanique, la profession et l’humeur du quidam. Cette coutume date d’une époque où les classes ne se mélangeaient pas et où l’on ne s’aventurait pas à adresser la parole à son inférieur dans la rue. Les jeunes l’ont fort heureusement abandonnée.
Le soir, Sphinge me propose d’assister à l’attraction phare de Tambarrès : la joute théologique. C’est toute une histoire pour réserver les billets. Un moment, elle se fâche, car je l’empêche de se concentrer sur sa quête. Elle pousse un cri de joie, quand, enfin, elle parvient à se procurer deux places sur strapontin. Nous nous rendons dans un grand amphithéâtre situé au cœur de la ville. Les Tambarrésiens sont venus en masse. Nous restons une heure dans la queue et une heure supplémentaire dans les escaliers avant de rejoindre nos sièges. La salle est immense, pas beaucoup plus petite que l’Accor Arena de Bercy pour vous faire une idée.
Les lumières s’éteignent, les deux théologiens entrent en scène sous les applaudissements. Ils sont debout, face à face. La question du débat est de savoir si le corps de Bélénos, le grand dieu austrasien, a bien été soumis à une transsubstantiation inverse au troisième jour de son combat contre Méxonos, le béhémoth à toison cendrée. Parfois, un de deux bretteurs aux chapeaux pointus sort une saillie particulièrement épicée – enfin, à ce que je comprends – et ce sont des centaines de « Oh ! » et de « Ah !» dans l’assemblée. « Vient le moment de l’attaque ad hominen » me souffle Sphinge. Elle montre la scène de sa belle main blonde, excitée comme une enfant. Je la trouve belle. Il ne fait pas particulièrement chaud, mais Sphinge a les épaules dénudées. « Comment tu sais ?
- Ça vient toujours après l’argument d’autorité.
- Dis-donc, pas beaucoup de retournements dans votre machin.
- Typiquement une réflexion de quelqu’un qui n’y connait rien aux joutes théologiques ».
Elle tourne son visage vers la scène, me signifiant que je ne dois plus l’embêter jusqu’à la fin de la joute. Quatre heures plus tard – quatre heures de totale divagation intellectuelle de mon côté – nous quittons l’amphithéâtre pour nous diriger vers chez Sphinge. « Très beau débat, crois-je bon d’affirmer.
- Tu le penses ?
- Oui.
- Sincèrement ?
- Oui bien sûr.
- Mathias, je t’adore. »
Elle tend sa poitrine vers moi et m’embrasse sur la joue. Je suis un énorme fayot. La maison de Sphinge se situe dans le quartier de la Loupe. La porte fermée derrière nous, nous faisons bien attention de ne pas faire trop de bruit pour ne pas réveiller ses parents ; puis nous descendons de profonds escaliers qui nous mènent à une alcôve nichée dans le mur. Les chambres austrasiennes sont ainsi construites pour préserver les dormeurs de la lumière du jour. Les bonnes maisons sont les maisons où l’humidité ne pénètre pas ces puits de sommeil. Nous nous couchons avec Sphinge dans ce pertuis douillet et chaud. Il ne nous faut pas beaucoup de temps pour sombrer, sans même songer à faire l’amour.
Le lendemain, en nous promenant, nous passons à côté d’une grotte sous un escalier. Fugace impression de déjà-vu. Soudain, au fond de la grotte, à la droite d’une fontaine, une trappe s’ouvre, laissant la voie libre à deux individus manifestement furax. J’identifie aussitôt nos poursuivants d’il y a deux jours. Malgré ma vêture austrasienne, ils me reconnaissent et se précipitent vers moi sans me donner le temps de fuir – cette foutue cape et cette foutue mitre, sans parler de ces foutues guêtres ! m’en empêchent. « C’est toi le pote d’Antonin non ? ». La main de Sphinge s’agrippe à mon bras. Je décide de jouer la seule carte qu’il me reste : la ruse. Ulysse, prends-en de la graine ! « Non messieurs, vous devez confondre, je suis l’ami de Vasco.
- On sait très qui est Vasco fils de pute ! »
Sur ce, je reçois un crochet des familles dans la mâchoire. Ma tête heurte le sol. C’est le noir complet.