La section locale de l'extrême-gauche

Je me réveille. A Tambarrès, le froid est mordant. Je me blottis contre Sphinge, contre sa peau dorée. Elle me brûle, comme je crois, brûlait l’or aztèque aux mains espagnoles.

Je sens qu’on me tire par le pied. Antonin est au bout du lit. Il est rasé et habillé. « Mathias, dépêche-toi, on s’en va avant qu’on nous demande de ranger ». Sphinge dort toujours. « Ça marche, je suis prêt dans cinq minutes ». En fait, je mets à peine deux minutes pour me préparer. Comment un tel exploit ? Il suffit de faire passer l’hygiène de principe à valeur. En descendant les escaliers, j’ai envie de demander à Antonin s’il l’on ne peut pas emmener Sphinge avec nous, mais ayant peur passer pour une fleur bleue, je renonce.

Nous sommes bientôt dans les rues ensoleillées. Nous remontons l’avenue Hector Berliot, puis la rue Albert Robida. Nous nous arrêtons à la Brioche dorée pour prendre un café. Le café est affreux, mais cela me fait du bien. Nous empruntons le pont Victor-Emmanuel qui est l'une des originalités de la ville. D’énormes engrenages l’entourent, formant un imposant boa-crinoline vert-de-gris. L’énergie mécanique fournit par les milliers de passages journaliers fait se mouvoir insensiblement le pont, de sorte que celui-ci « marche » le long de la Marne. Que l’on se rassure, ce n’est que quelques mètres. Le projet initial, au temps des frénésies Belle-époque, voulait que ce pont marchât jusqu’à la Seine. On renonça heureusement. Cela n’était finalement pas bien utile.

Sur le pont, Antonin ramasse une crotte de chien. Il a le petit sachet de plastique approprié. Je ne lui connais pas cette manie. Enfin bon. Je me tais. Au bout de quelques minutes, je finis tout de même par lui demander où nous allons. « Au siège tambarrésien de la France Insoumise. »

- Ah. Tu es sûr que ma présence est bien utile ? tu sais…moi et la politique…

- Relaxe Mathias. Il faut juste que tu te prépares à faire un peu de sport. »

Les locaux du parti se trouvent dans un bâtiment brutaliste aux abords du centre historique, rue Catherine de Pisan. Nous pénétrons dans l’édifice. Il y a d’abord une minuscule entrée, toute lambrissée à la façon station de radio Est-allemande, puis une grande salle que pas grand-chose ne distingue d’une salle des fêtes, si ce n’est l’entière absence de guirlandes et autres joyeusetés. Les affiches électorales des différentes campagnes, la trogne du chef dans tous les coins, comme réfractée par un kaléidoscope très politisé, constituent la seule décoration. Surtout, tout le monde ici est très sérieux. On est loin des folles chenilles lancées sur du Patrick Sébastien. A vue de pif, je n’ai vraiment pas sentiment qu’une chenille soit sur le départ…Les militants sont tellement nombreux – plus d’une centaine – qu’ils sont assis deux par chaise. Certains sont assis sur les tables et certains encore, sur les genoux de ceux assis sur les tables, tout ça dans une épaisse fumée de tabac. De gros messieurs à moustache côtoient des adolescentes voilées. Des zadistes en ordre de bataille sont au coude-à-coude avec des jeunes mecs, barbe de trois jours et chèche enroulé sur complet de bureau administratif. 

Dans un coin de la salle, je remarque une table de jeunes gens taciturnes. Ils tètent la bière au goulot, observant d’un œil torve l’oratrice, une élégante jeune femme au nez busqué, portant les cheveux en carré parfait. Celle-ci s’ingénie à se faire entendre au milieu du vacarme, intimant à tel ou tel participant de la fermer. A la fin, au bout de l’effort, l'élégante jeune femme parvient à se jucher au-dessus du brouhaha. Elle a la voix claire et tonitruante d’une fine politique.

Captivé par le spectacle, je n’ai pas vu Antonin s’éclipser dans le fond de la salle. Antonin tend d’un pilier à l’autre une corde à linge, puis suspend une à une les photos emmenées avec lui dans sa poche. Ça m'y fait penser...j’ai oublié de vous informer qu’Antonin est un photographe talentueux, il a exposé au centre Pompidou et au Palais des papes d’Avignon. Quand ça lui prend, il conçoit des expositions sauvages, dans des endroits quelconques; là, en tout cas, où la lumière lui semble le mieux rendre les contrastes de l’argentique.

Assez vite, je comprends l’objet de la réunion. Un député de la coalition de gauche a giflé sa compagne. Il ne semble pas question de l’exclure. La question est plutôt de savoir s’il faut accepter les initiatives des autres partis membres, lesquels souhaitent instrumentaliser l’affaire en vue de dissoudre la coalition moribonde. L’oratrice hausse le ton : « si nous acceptons la refondation, ce à quoi je suis favorable, notre parti perd évidemment son leadership. Nous cédons la main aux écologistes… » Soudain, une voix s’élève depuis la fond de la salle : « qu’importe une gifle, quand c’est le prolétariat qui est giflé tous les jours par les partis bourgeois ! »

Ok Antonin, pensé-je in petto, pas ouf ce que tu nous racontes. Il reprend : « le geste du camarade Détaples est déplorable, indigne d’un véritable militant. Pourtant, il ne doit pas être prétexte à une dissolution de la coalition. Sans coalition, pas de victoire. Autrement dit, le triomphe des capitalistes. Les écolos crypto-macronistes n’attendent que ça ! Oui les violences conjugales si cela doit faire advenir la Révolution ». Une vague de protestation, une clameur considérable s’élève depuis les premiers sièges. « Oui les féminicides si… »

- Ferme ta gueule gros fils de pute !

- Oui les fémincides si cela libère les travailleurs ! Maggy, tu le sais toi-même, enchaîne périlleusement Antonin, si nous nous laissons rouler dessus par les médias, c’en est fini de nos chances de remporter les prochaines élections…Il faut passer l’éponge, même si c’est dégueulasse, tu le sais Maggy…pour au final triompher ! »

Les jeunes du fond commencent à taper sur les tables. Leurs pieds frappent le sol, aussi rudement que les sabots d’une cavalerie à la charge. La salle tremble, les murs, le plafond tremblent. Maggy est complétement dépassée. Sans que l’on sache pourquoi, au somment de la confusion, quelques militants tombent de leur chaise. « C’est tout ce que j’avais à dire » conclut Antonin. Alors brusquement, celui-ci se retourne, bondit jusqu’au leader des bruyants et lui aplatit la fameuse crotte sur la figure – j’aurais dû m’en douter ! et vous aussi d'ailleurs, c’est un gag éculé après tout. Nous nous enfuyons sans demander notre reste. « Et tes photos ??

- On s’en branle, il n’aura qu’à se torcher avec. »

Les mécontents nous prennent en course. « Cours Mathias, tu ne coures pas assez vite ! ». En effet, à l’heure où je vous parle, ils ne font que réduire la distance. Nous dévalons des escaliers en spirale. En dessous, une petite grotte artificielle abrite une fontaine. Il y a un trou dans le fond de cette grotte, à la droite de la fontaine. Antonin m’enlace hardiment, et avant que je n’aie pu crier, nous sautons ensemble pour tomber quelques secondes plus tard sur une pile de vieux matelas.   

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robruelle
Posté le 16/12/2023
Ho ! Et non, je l'ai pas vu venir le gag. C'était pas mal trouvé!
Pas sûr de partager l'avis d'antonin, mais pas sûr qu'il le partage lui-même.
C'est très actuel politiquement tout ça !
En tout cas, le pauvre matthias s'est retrouvé au milieu d'un sacré bazar.
J'ai bien aimé l'ambiance décrite, genre AG à Nanterre :)
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