Alioune avait reçu la première lettre de son ami Mohamed. Ils avaient convenus tous les deux de s’échanger une correspondance manuscrite, à l’ancienne, car Mohamed collectionnait les timbres. Alioune lui avait promis de lui écrire régulièrement et de choisir de jolis timbres pour compléter sa collection. En lisant la missive de son meilleur ami, Alioune fut empreint de nostalgie. Le papier d’abord, soigneusement découpé dans les pages restantes d’un des cahiers de lycée de Mohamed. Les courbures et les jambages de l’écriture soignée de son ami s’appuyaient délicatement contre le trait violet de la marge imprimée. Le contenu ensuite. C’est comme si Alioune était aspiré dans une faille spatio-temporelle et se trouvait dans la chambre de son ami, l’écoutant lui faire le récit du quotidien qu’il avait quitté.
Ta mère est allée chez le coiffeur. Tu seras sans doute ravi de savoir qu’elle arbore désormais la dernière coiffure à la mode, d’une complexité qui n’a rien à envier à celles de Marie-Antoinette. Alioune rit. Mohamed avait toujours été passionné d’histoire. Espérons que la comparaison avec Marie-Antoinette s’arrête là, pensa-t-il, amusé. Maintenant, ma mère va sans doute économiser sur son commerce de vente de pagnes pour avoir une coiffure encore plus audacieuse et susciter l’envie du voisinage. C’était ironique. La maman de Mohamed était une femme tout sauf coquette, qui gagnait durement sa vie et économisait pour acheter des médicaments à sa fille, qui souffrait d’une maladie chronique.
Ma sœur est dans une mauvaise période, écrivait Mohamed. Alioune fut désolé de l’apprendre. La grande sœur de Mohamed souffrait de la drépanocytose. Constamment fatiguée, très vulnérable face aux infections, elle ne pouvait pas exercer de profession. Elle souffre en ce moment de douleurs aigües aux articulations, particulièrement dans les bras et les jambes. Comme toujours, elle affronte avec courage cette épreuve.
Je tiens parfois le magasin de Monsieur Ali quand il s’absente. Alioune sourit à nouveau. Monsieur Ali était un libanais qui avait un magasin d’informatique dans le centre. Mohamed et lui y passaient un temps fou quand ils étaient au lycée, à regarder les nouveaux modèles d’ordinateurs, d’appareils photos et autres gadgets numériques. Monsieur Ali les appréciait et répondait à toutes leurs questions, bien que la seule chose que ces deux gamins soient capables de lui acheter était une clef USB à l’occasion. Tout ce matériel les faisait rêver à l’époque. Alioune pensa aux salles informatiques dernier cri de l’école : Mohamed hallucinerait s’il voyait ça. Il ne lui en parlerait pas. Il avait décidé qu’il devrait, dans ses courriers, éviter tout ce qui pourrait susciter l’envie de son meilleur ami.
Il est triste ces derniers temps. Je crois que sa femme et ses enfants lui manquent en vieillissant. Il m’a dit que peut-être, la prochaine fois qu’il retournerait les voir au Canada, il me confierait la boutique. Tu te rends compte ? Je suis vraiment honoré. J’espère me montrer digne de cette confiance. Monsieur Ali, comme nombre de ses compatriotes, travaillait seul dans le pays. Sa famille s’était installée au Canada, où ses enfants poursuivaient de brillantes études. Il ne retournait que rarement au Liban, mais allait plusieurs fois par an passer quelques semaines au Canada avec ses proches. Une fois, il leur avait même rapporté un porte-clefs en forme de pot de sirop d'érable.
Mohamed avait toujours été amoureux de Dina, la fille du commerçant, qu’il n’avait jamais vue autrement que sur une photographie posée sur le comptoir de la boutique. Un jour où Alioune était seul à la boutique, Monsieur Ali avait tiré une photo de son portefeuille pour lui montrer une photo de sa famille. Quelle n’avait pas été sa surprise de constater que Dina ne ressemblait en rien à la photo du comptoir, mais arborait un appareil dentaire et de nombreux boutons d’acné. Alors qu’il s’étonnait du peu de ressemblance, Monsieur Ali lui avait alors répondu en riant que la photo du comptoir n’avait jamais été celle de sa fille, mais d’un modèle publicitaire fourni avec le cadre, qu’il trouvait assez joli pour être exposé à côté de la vitrine des appareils photos. Se rendant compte que jamais le commerçant ne leur avait présenté la photo comme étant celle de Dina et qu’il s’agissait d’une méprise due à leur imagination débordante d’adolescents, Alioune avait ri de bon cœur avec leur vieil ami. Néanmoins, pour préserver les rêves candides de son ami, il ne lui avait jamais avoué la vérité.
Si cela arrive, Dina entendra parler de moi par son père. Je serais celui à qui il a confié les clefs du commerce familial. Peut-être qu’elle posera même des questions sur moi.
Il nage en plein délire, pensa Alioune. Mohamed racontait ensuite le dernier match de foot, où il avait particulièrement brillé, selon ses dires. Son ami étant quelque peu vantard sur les bords, il en doutait. J’ai emprunté à l’Alliance française un ouvrage sur l’histoire des migrations. J’ai découvert le parcours incroyable de Deng Thiak Adut, un soudanais qui fut arraché à sa famille à l’âge de six ans, forcé à devenir enfant-soldat en Ethiopie. Quand il avait douze ans, il fut gravement blessé, se retrouva au Kenya dans un camp de réfugiés et finit en Australie avec l’aide des Nations-Unies. Il a appris à lire seul, s’est inscrit à l’université et est devenu avocat ! Quel destin ! Dieu a pour nous des desseins que nous ignorons, pensa Alioune. J’espère devenir pour mon pays un homme aussi accompli que cet avocat australo-soudanais.
Tu me manques déjà. Je sais qu’on ne s’est pas beaucoup vu ces dernières années lorsque tu faisais tes classes préparatoires, mais passer du temps avec toi cet été m’a rappelé combien notre amitié m’était précieuse. J’espère que tout va bien pour toi en France, j’ai hâte de lire ta première lettre. Tout le monde te salue bien ici. Ta mère donne de tes nouvelles mais je sais bien que ce qu’on raconte à une mère est différent de ce qu’on peut dire à ses amis. Que Dieu te protège et te guide au quotidien. Ton ami sincère et dévoué. Mohamed.
Alioune replia soigneusement la lettre et la rangea dans son enveloppe. Il allait se rendre de ce pas à la poste pour acheter des timbres afin de commencer à rédiger sa réponse. On était samedi et il avait prévu de se rendre au cinéma avec des amis l’après-midi. La région offrait à tous les étudiants un pass culture d’une valeur de cinquante euros. Alioune n’avait jamais reçu de cadeau aussi précieux.
Il avait été choqué d’entendre l'échange entre deux de ses camarades de classe lors de la distribution : « Mais c’est quoi cette merde ? Vous pensez qu’on va aller se faire chier dans des musées ? » avait dit l’un.
- Ah, on peut aller au ciné avec… Bon, c’est toujours ça ! » avait renchérit l'autre en étudiant le formulaire explicatif.
Il avait déjà eu le sentiment d’un décalage avec les étudiant·es français mais cet épisode avait fait germé une défiance vis à vis d’eux. Il faut croire que grandir dans le luxe et l’abondance rendait la plupart des gens idiots et indifférents. Il avait l’impression que dans sa classe, la plupart des garçons de son âge ne pensaient qu’aux soirées, aux séries et aux filles. Or, lui ne pensait qu’aux études, à sa famille et aux livres empruntés à la bibliothèque. Il n’avait pas d’abonnement à des plateformes en ligne et les filles le laissaient indifférent. Il se préoccuperait d’elles une fois diplômé et avec une bonne situation, quand il faudrait s’enquérir d’une épouse.
Heureusement, il y avait quelques étudiant·es qui lui ressemblaient. Dans sa classe, il s’était lié d’amitié avec Brunno, le brésilien qui était son binôme en cours d’anglais. Ils partageaient la même religion, ce qui avait beaucoup contribué à leur rapprochement. Brunno était vraiment charismatique. Toujours souriant, très ouvert, il n’hésitait pas à aller à la rencontre des autres. Grâce à Brunno, Alioune avait également sympathisé avec d’autres personnes de la classe, ce qui lui permettait de se sentir intégré en dépit des divergences d’intérêt avec la majorité. La seule personne qui participait au week-end d’intégration dont on leur rabattait les oreilles depuis la rentrée, c’était Daphnée. Elle avait confié aux autres qu’elle n’y allait que parce que son amie Eléonore le lui avait demandé et qu’elle doutait qu’ils manquent quoi que ce soit d’intéressant.
C’est là qu’elle avait tort, car la Daphnée qui reviendrait de ce week-end ne serait pas la même que celle qui en serait partie mais de cela, elle ne se doutait pas un seul instant et Alioune non plus.