– Chapitre II –
Ce matin la brume embrassait la plaine. Elle dévorait les hautes herbes vertes.
Arsène se trouvait assise sur son grand tapis coloré, entourée de livres aux pages jaunies et aux reliures pliées. Dans cet ensemble, dans ce nuancier de pigments de papiers, l'attention se porta sur un ouvrage vert forêt. Arsène s'en saisit, et l'ouvrit à la page la plus marquée, celle du noyer. Les branches solides, les feuilles lourdes et leur odeur amère. Ce grand gaillard enveloppe de son aura protectrice. Il a la présence de l'ami, de celui qui écoute, de celui qui conseille. Celui qui, de ses feuilles qui bruissent, fait la plus belle musique.
Se penchant sur les illustrations, elle semblait essayer de mieux les voir, de les préciser à l'infini, les sourcils froncés par l'effort. Puis sur son visage illuminé ce sourire ravi se posa ; l'image était belle.
Elle prit quelques instants pour vivre. Sur ses paupières maintenant fermées elle voyait les ramifications perler de bourgeons, grandir et s'étendre, l'écorce devenir noueuse, et elle entendait le tronc craqueler sous les bourrasques. Arsène sentait le goût de la sève sur sa langue.
*
L'installation du décor était presque achevée. Les machinistes en faisaient le tour pour ajuster certains détails. Alors qu'Arsène modifiait les réglages d'un panneau coulissant bancal, elle sentit cette présence inhabituelle et enjôleuse. Elle leva la tête, balaya la scène du regard et la vit sans peine. Rhòs déambulait dans le décor, repérait des points, puis elle s'enfonça à nouveau dans les coulisses. Arsène revint à son pan de bois.
« Tu vois, on ne peut rien te confier. On te donne, de bonne volonté, les mains jointes en coupelle, le service à accomplir niché au milieu. Toi, tu vides mes mains et fourres le service dans ta poche. Est-ce donc une manière de se comporter avec un service ? Avec celui qui l'offre ? Tu te retournes. Continue de me montrer ton dos, que je repère où se plantera mon couteau. Que dis-tu ? Ah ! Palabre toujours. Tu n'es bon à rien. Tu fais semblant. »
Sitôt que la voix avait commencé à résonner, Arsène s'était immobilisée. Et les autres autour d'elle s'affairaient comme si de rien n'était. Elle se dit qu'ils étaient bien sérieux – ou peut-être sourds face à une telle sirène. Rhòs faisait donc partie de la troupe qui allait jouer ce soir, et la voilà qui répétait. D'habitude, c'était la fascination ainsi qu'une joie immense et vibrante qui envahissait Arsène quand elle pouvait admirer, ne serait-ce qu'un fragment, le jeu des acteurs. Pourtant, le ventre d'Arsène était noué, sa gorge serrée et ses mains un peu moites. Cela lui faisait une drôle d'impression.
« Tu vois bien qu'on ne peut rien te confier. Hier seulement je te priais de... Et toi, tu as hoché la tête, un sourire entendu. Réjouie, je me suis relevée, j'ai essuyé mes mains sur mon chiffon. Je m'en suis allée. Tu n'es bon à rien. Tu fais semblant. Un hypocrite, un comédien. »
Rhòs se tenait sur les planches, devant les arcades. Il semble impossible de décrire à quel point elle irradiait. Même la lumière qui l'entourait paraissait autre, changée, embellie. Rhòs était un ruisseau aux eaux limpides miroitant au soleil, la voix chantante et innocemment langoureuse.
Ses mots semblaient couler sans toutefois prendre une saveur insipide. Ses yeux étincelaient, absorbaient presque les choses. Sans s'en apercevoir Arsène avait lâché ses outils et le fil de ses pensées. Avec son ventre noué, sa gorge serrée et ses mains moites, elle regardait Rhòs les yeux écarquillés.
C'était donc ça. C'était donc ça cet état de grâce dont Arsène avait entendu parlé. Ce moment où le temps flotte, ondule, suspendu par l'artiste. Un maître du vif et des silences. Semble en élévation, nimbé d'une lumière dorée aux airs sacrés.
A ce moment là devient divin.
Rhòs s'était à nouveau volatilisée et Arsène fut tirée de sa contemplation par une larme qui lui tombait dans le cou. Un tourbillon de sentiments l'empêchait de penser clairement. Elle avait enfin assisté à cela, et cette transe ne cessait de s'imprimer dans son esprit.
Arsène ne réfléchissait que par éclats
ocres,
platines
et safrans.
Par rais de lumière.
Par flamboiements
comme couronne de lauriers.
C'était cela. Arsène le savait maintenant, c'était cela qu'elle désirait ; entrer dans l'état de grâce. D'avoir pu pointer du doigt précisément ce qui l'animait depuis si longtemps transportait la jeune machiniste. Il ne s'agissait pas seulement de créer ni de sentir sa peau épouser les planches. C'était tout à la fois, avec cette étincelle en plus.
Un rire romarin strident agressa ses oreilles, et pourtant personne aux alentours. Soupir. Arsène se dit que de toute façon, ce n'était pas pour elle, elle n'en était pas capable. Une simple machiniste. Pourquoi un bleu de travail se transmuerait en une aura lumineuse ?
La jeune machiniste sursauta : devant elle, Rhòs venait d'apparaître.
« Tu as bien raison petite, ce métier n'est pas pour n'importe qui. Tu n'es qu'une ombre dans ton théâtre, qui effleure les murs, qui fait cliqueter les clés et graisse les rouages. Si tu te présentais sur scène, la lumière te traverserait et tout resterait vide. Continue de rêver, c'est tout ce que tu peux faire. »
Béate, Arsène cligna des yeux. Elle aurait voulu répondre, mais rien. Et ces mots l'éraflaient comme une gifle. Le ventre encore plus noué, la gorge encore plus serrée et les mains encore plus moites, la jeune fille, inlassablement, tenta de ne penser plus qu'aux images du noyer.
*
Imposteur se tenait devant elle, droit, fier. Inébranlable. Il faisait froid, la peau d'Arsène était recouverte de frissons. L'autre, droit, fier, inébranlable, leva lentement le tissu noir qui lui cachait le visage, comme si autour de lui l'air avait une densité de plomb. Il découvrit lentement son visage, mais dessous, rien. Cette stature malingre et raide, de son bras tordu leva lentement le voile, découvrit à la place d'un visage le vide.
Le
vide.
Arsène entendit un soupir encombré et âpre. Imposteur dont le visage était un trou béant secoua la tête et le noir de sa gueule se dissipa en une sombre fumée. Sous les nappes vaporeuses qui traçaient des strates mauvaises, on apercevait cette fois une peau de marbre, blanche et solide, sans aucun défaut. Une plaque d'ornement. Et il faisait de plus en plus froid. Froid comme dans une tombe de marbre blanc. Recouverte d'une plaque d'ornement.
Imposteur leva ses deux mains vers sa tête, doigts tendus, puis fut soudainement secoué d'un rire lugubre au volume croissant. Le son de son hilarité allait crescendo. Son visage de marbre se fissura, craquela et il s'esclaffait de plus belle. Des zébrures creusaient des sillons, séparaient des îlots de pierre qu'il s'arrachait maintenant. Un liquide noir en coulait, les gouttes roulaient sur son cou, tombaient en flaques sur le sol de béton sombre.
Sur son visage, entre les fleuves de sang-goudron qui suintait, un sourire lui barrait la face et la sciait en deux. Imposteur était répugnant. Et les os d'Arsène paraissaient pris dans la glace.
Il fallait se dire que tout cela n'était pas vrai, il n'était pas ça. Il jouait. Il jouait son rôle. Imposteur était un comédien.
Imposteur écarta les bras horizontalement. Ses mains se crispèrent puis se déplièrent, ses doigts s'étendirent. Il en sortit des branches. Elle grandissaient alors qu'il continuait de rire. Les branches, à chaque spasme se faisaient plus grandes, au rythme des gouttes claquant contre le sol de béton sombre. Les branches qui s'étirèrent se dotèrent de bourgeons. Eux-mêmes devinrent feuilles qui peuplèrent les branches encore nues il y a si peu de temps.
Nouvelle métamorphose, le visage d'Imposteur grumela, comme du sang qu'on aurait chauffé et remué trop longtemps. Puis il prit l'allure d'un terreau qui se recouvrait parcimonieusement de mousse. Sa figure enfin fertile. En son centre, une pointe verte poussait l'épaisse matière. Elle grandissait, prenait toute la place sur sa tête. Romarin.
Arsène se sentit reculer comme si des rails ferraient ses pieds. La silhouette d'Imposteur, dévorée par la plante s'effaçait peu à peu.
La jeune machiniste s'agita encore deux ou trois fois, récupéra sa couverture tombée au pied du lit et regarda un temps les ombres qui se formaient et se défaisaient sur le parquet.
Et au passage, un énorme merci pour la phrase (et sa mise en page) : "Arsène ne réfléchissait que par éclats ocres, platines et safrans. Par rais de lumière. Par flamboiements comme couronne de lauriers"
Tu réussis à toucher du doigt l'importance de la création et de l'art, et ça reste tout en finesse. Moi qui viens de passer quelques jours à me demander "à quoi bon ?" (écrire, entre autres), tu me fais revenir à la réponse : pour ce genre de petites phrases, justement <3
A très vite !
Liné
Pour ce qui est de l'inconsistance des personnages je pense que ça pourrait être un énorme défaut pour certains, mais je suis très contente que ça te plaise parce que c'était le résultat escompté - et tout simplement parce qu'ils sont comme ça dans ma tête, et je pense que le terme de "flotter" est très juste.
Mille mercis pour ce compliment <3 C'est d'autant plus amusant que ce "à quoi bon" s'invitait dans mes pensées, et je t'assure qque tu me fournis également une réponse : pour susciter ce genre d'émotions.
A bientôt !
Ça fait un moment que cette histoire me fait de l’œil, alors je profite que tu aies posté une nouvelle version (et surtout que le Plumest Show soit là pour motiver la procrastineuse que je suis) pour venir y jeter un œil (promis, je ramasse après)
<br />
Suggestions (chapitre 2) :
« quand elle pouvait admirer, ne serait-ce qu'un fragment, le jeu des acteurs » Après « fragment », ça devrait être « du jeu des acteurs », mais ça va pas avec le verbe... :/
« séparaient des îlots de pierre qu'il s'arrachait (arrachait ?) maintenant »
<br />
… Je crois que je vais avoir du mal à faire un commentaire constructif, déjà parce que j'ai beaucoup aimé, ensuite parce que c'était trop étrange pour que j'arrive à savoir exactement ce que j'en pense XD
Bon, déjà, j'ai été un peu perturbée par l'alternance entre le passé (enfin, surtout l'imparfait) et le présent, qui semblait un peu aléatoire, et qui rajoutait inutilement de la complexité à l'histoire...
Quant à l'histoire en elle-même, j'en ai adoré le côté éclaté et magique, sans qu'on sache trop si ce qui se passe est réel ou juste métaphorique (d'ailleurs, je l'aurais classée plus comme « fantastique » que « fantasy » ;) ), et en même temps il y avait assez de chronologie (avec l'apparition de Rhòs puis sa « mort », les obstacles symboliques (?) que franchit Arsène pour atteindre son rêve...) pour ne pas perdre le lecteur. Je dois bien avouer avoir mis un moment à rentrer dedans, avec la réflexion sur la Création au début, mais la fin y fait écho donc je ne sais pas si ce serait possible/ bénéfique de changer ce passage... (J'ai beaucoup aimé le jeu sur la typographie aussi, surtout quand ça parle de rondes dans les étoiles ^^)
Voilà, je ne sais pas trop quoi ajouter... En tous cas, cette histoire ne m'a pas laissée indifférente.
Oui, c'est vrai que cette phrase est problématique. Peut-être que mettre "ne serait-ce que par fragments" résoudrai le truc ?<br />Pour la seconde, je ne vois pas le problème XD Enfin ça ne se dit peut-être pas, mais il arrache lui-même des bouts de son propre "visage", d'où le pronom réfléchi.<br /><br />Hahaha je suis ravie que ça fasse un si drôle d'effet - et que tu aies aimé ! x)
Je t'avoue que pour l'alternance imparfait/présent, je l'ai faite sans même m'en apercevoir et donc sans me dire que ça complexifierait. Je vais faire gaffe à ça, merci de me l'avoir signalé !
J'ai hésité entre les deux pour le classement héhé ^^. Je suis du même avis pour le début, je pense qu'il nécessite une nouvelle réécriture,
Merci beaucoup pour ton retour, ça me fait extrêmement plaisir !