Robert filme la rue devant elle et lui pense directement les images, afin qu’elle ne se cogne pas contre un mur, ce qui serait dommage.
Elle parle, nullement essoufflée par sa course effrénée, grâce à ses baskets. Les rues sont presque désertes, il fait chaud, les toiliens se terrent chez eux. Leurs pensées lui traversent le crâne à toute vitesse, les siennes explosent dans leurs esprits. Ils ne comprennent pas mais ils saisissent. Quelque chose se passe entre leur brillant, l’étoile de leur ville, et cette étoile-là qui file ventre à terre devant leurs maisons, sur leurs trottoirs et en frôlant leurs murs, sans cesser de parler. Quelque chose dont ils ne distinguent ni le début ni la fin, ni les contours, et qu’ils ne sont pas certains de vouloir trouver.
- Je ne sais pas où je vais, Rob, je ne sais pas et je crois que je ne veux pas savoir de toute façon j’y vais, c’est tout, ce sont mes pensées qui me guideront pas le reste, Rob regarde cette ville, non je ne t’ai pas demandé de la filmer regarde-la, tu as vu comme c’est lumineux comme c’est différent de chez nous ? Tu sens comme il fait chaud ? Non bien sûr, tu ne sens pas, je dois penser à t’installer une sonde de température, regarde comme c’est différent ici, ça brille, pas comme chez nous ! Grigliath, qu’est-ce que c’est gris, qu’est-ce que c’est morne, alors que Brillotondo ça brille, c’est logique, et tu sais la tondo, la tour, c’est la sienne c’est celle du créateur d’Abstraction, il habite tout en haut il ne sort jamais, c’est atroce je trouve, c’est à cause de sa brillance. Ses ondes font bugger la toile, c’est tellement injuste, il devrait pouvoir sortir et courir droit devant lui comme moi, c’est tellement bon de courir Robert, ce serait encore mieux de voler, mais je ne vois pas comment, je n’arrive pas à réfléchir c’est atroce, bon disons qu’un jour on ira courir ensemble lui et moi, mais non qu’est-ce que je raconte, merde, Lucestellare il pense Lucestellare lumière d’étoile il le pense mais il ne l’a pas dit, jamais il n’a dit quoi que ce soit, Rob tu sais ce que je pense ? Il n’a jamais rien dit et je crois qu’il ne dira jamais rien, les robots défectueux ça se répare mais les humains défectueux c’est plus compliqué, et lui, oui, il est brillant et défectueux à la fois.
Elle pense, et elle dit, elle parle. Je pense mais je suis incapable de parler. Je suis un brillant défectueux et fade. Je suis muet, je n’ai que mes brillantes pensées et ma terne imagination. Et ça ne lui suffira pas, parce que ce qu’elle cherche, ce sont des mots et des actes, elle ne veut plus de pensées, ni d’imagination, elle veut du réel, mais je suis tellement loin du réel, que puis-je lui offrir moi sinon des pensées ? Je ne sais faire que penser, je pense uniquement, j’uniquement pense. Que puis-je lui offrir moi sinon des voyages en fusée ?
- Peut-être que je me contenterai de voyages en fusée.
Peut-être qu’elle se contentera de voyages en fusée, dit-elle, inconcevablement. Peut-être que ça suffira. Peut-être qu’elle viendra ici tout à l’heure peut-être avant même d’aller dans sa boutique, je n’en suis pas sûr encore parce qu’elle n’en est pas sûre encore, sa décision change toutes les millisecondes sans qu’elle ait le temps de la saisir.
- - Rob où est-ce que mes pensées m’emmènent encore ? Oh Rob, où est-ce que je m’emmène ?
Elle demande où elle s’emmène. Elle parle, elle parle, sa voix, entendue en pensée, juste pensée, et bientôt, bientôt, l’entendre physiquement, la voir physiquement, fini de jouer.
- Fini de jouer, Rob.
Peut-être qu’elle viendra ici, peut-être que des voyages en fusée suffiront, des voyages en pensée. Peut-être qu’elle ira à la boutique d’abord, mais au fond tant pis puisque sa boutique est là, juste là, merveilleusement là, en bas de ma tour sa boutique, dans mon centre commercial sa boutique, peut-être qu’elle viendra quand même ici à la recherche de réel, mais que cherche-t-elle de si réel, que puis-je lui offrir de réel, ai-je quelque chose de réel ?
- Il se demande s’il est réel, crie-t-elle sans pouvoir se retenir. Un mec brillamment terne planqué en haut de sa tour se demande s’il est réel ! Un mec qui m’aime est dans cette putain de tour, et maintenant qu’il m’aime il se demande s’il est réel. Est-ce que l’imagination me poursuivra toujours ? Est-ce que cette putain d’imagination me lâchera un peu les baskets ? Est-ce que le réel finira par venir à moi, est-ce que je ne mérite pas un peu de réel, juste un peu de réel, juste une personne réelle et tout le reste un rêve, juste lui réellement, je le mérite, j’ai trop attendu. Tu m’entends, toi, là-haut ? Est-ce que tu m’entends ? Tu n’as pas le droit d’être imaginaire. Tu n’as pas le droit de ne pas exister après avoir squatté mon coin de toile si longtemps. Tu dois exister, bordel !
Je l’entends. Mais oui ça y est, je l’entends, enfin, je l’entends physiquement. J’entends ! Elle est dans cette rue-là. Elle hurle. Et ça résonne, sublime écho, jusqu’à ma tour, ça résonne… Je n’ai qu’à me pencher, me pencher un peu plus, et elle apparaîtra, là, là, dans cette rue, elle arrivera avec ses cheveux au vent je les vois déjà ses cheveux châtains, je la vois déjà, je la vois. Je l’entends, je la verrai… Je t’entends et je vais te voir. Viens, cours, mon étoile, arrive, plus vite, je veux te voir…
- Je suis là, elle murmure, sa voix hachée par l’effort. Je suis là, je murmure, je suis là, je murmure à cause de l’écho, je murmure parce qu’il faut que tu m’entendes en face, en vrai, enfin. J’arrive, je vole.
Plus d’écho. Je ne l’entends plus. J’ai peur soudain, j’ai peur que mon imagination m’ait joué un tour. Je ne suis plus sûr de l’avoir réellement entendue. Mon cerveau est tellement puissant qu’il serait bien capable de s’auto-persuader de la présence d’Elle. Et si elle n’était pas réelle ? Et si je n’étais moi-même pas réel ? Si j’étais seulement dans son imagination ? Et elle seulement dans la mienne ? Deux êtres purement imaginaires.
- Peut-être, peut-être, je m’en moque, je m’en fous, on est peut-être imaginaires. Tu m’as inventée, et je t’ai inventé, ou bien le contraire, je ne sais plus ce que je dis, on s’en fout, d’accord ?
D’accord. On s’en fout. Toi et moi, on s’en fout. De toute façon si ce n’est pas le cas c’est tout comme. Parce que je t’imagine depuis très longtemps.
- Moi je ne t’ai jamais imaginé consciemment.
Je sais. Tu étais occupée à imaginer des super-héros bodybuildés. Je ne suis pas blond et pas très grand, et je ne sais pas vraiment voler.
- C’est vrai. Peut-être qu’au fond je devrais attendre encore un peu qu’un super-héros vienne me chercher.
Non. Ce n’est pas une bonne idée.
- Ca m’aurait étonnée.
Ce n’est pas une bonne idée parce qu’avec ce que je suis en train d’imaginer, tu pourras voler. Regarde.
- Pour un mec qui a créé l’abstraction, ça ne m’impressionne pas beaucoup, que tu inventes des baskets volantes.
Si tu n’avais pas créé ces baskets rebondissantes, je n’aurais jamais eu cette idée.
- Si tu n’avais pas créé l’abstraction, je n’aurais pas eu l’idée de t’aimer.
Si je ne t’avais pas aimée, je n’aurais jamais pu créer l’abstraction.
- Tu ne me connaissais pas.
Je t’ai toujours connue.
- Non, ce n’était pas vraiment moi dans tes fusées, avant que tu ne m’explores. C’était peut-être des fausses moi, des presque moi, des moi métaphoriques, mais pas la vraie moi.
Qu’est-ce que ça change ? C’est à la vraie toi que je parle maintenant. C’est à toutes les toi que je parle maintenant, tout ton toi. Je veux le rencontrer, ce toi. Viens.
Il est adossé à sa fenêtre et fixe son plafond, les yeux dans le vague, et elle court de toutes ses forces, débouche sur la grande place. Lève la tête pour le voir, mais le soleil brille, l’éblouit, et elle ne peut l’apercevoir, pas encore. Et lui a fermé les yeux, parce qu’il a peur de ne rien voir, et parce qu’il a un peu peur de voir aussi.
Il va se passer quelque chose, il doit se passer quelque chose; Quand tu réécriras ce passage, ne perd surtout pas la magie qui l'anime.
J'ai peur que ce commentaire n'ait pas grande utilité. Ca faisait quelque temps que je n'étais pas venue et ça a été un grand plaisir de retrouver cet univers. Non seulement cet univers incroyable que tu as créé mais aussi ton style tellement savoureux qui semble si bien s'y adapter. Quand lire est un tel plaisir, il est impossible de ne pas voyager !
Un voyage au terme duquel je ne suis pas pressée d'arriver, je l'avoue. Alors je vais contenir cette envie de me ruer sur la suite et patienter encore un peu. Comme on dit, il faut savoir faire durer le plaisir ! ;)
Merci encore Slyth, et à bientôt !
Les répétitions dans ce chapitre créent une impression d’écho dans tous les sens, entre elle et lui.
Très beau chapitre.
C'est exactement comme ça que je l'ai construit, en écho :) Merci beaucoup, encore une fois !