Un secret, c'est un pli que personne n'a l'idée d'aller déplier.

Notes de l’auteur : Après relecture, réécriture ; après avoir reçu des commentaires très constructifs sur ce chapitre, j'ai mieux cerné les défauts qu'il contient. Ils demeureront dans cette version, mais j'espère bien les annihiler dans la "prochaine" toujours en chantier... 
Mais vos remarques sont toujours les bienvenues, évidemment ! 
 
 

Elle se réveille en sursaut, dans les bras de Vi, et s’en dégage en secouant les cheveux qui lui collent aux joues. Robert se remet en marche en entendant sa voix. Elle parle. Non plutôt, elle marmonne, elle baragouine, mais dans le cerveau métallique du petit robot, ça hurle.

- Robert, j’espère que personne n’a rien entendu. Oh Rob, j’espère que tu n’as rien enregistré. Qu’est-ce que je disais ? Qu’est-ce que j’ai dit ? C’était contradictoire, ça ne voulait rien dire, qu’est-ce que j’ai dit encore comme stupidités ! Mais qu’est-ce qui m’a pris ? Je voulais ne rien dire, et j’aurais pu ne rien dire, mais tout est sorti d’un seul coup, Rob, je voyais, j’étais dans sa fusée c’était comme si j’étais en lui, j’étais lui, et je voyais tout, c’est effroyable sa brillance… Rob. Tu m’écoutes ? Pourquoi je n’ai pas encore de réaction en chaîne des toiliens ?

Rob est en train de chercher les nouvelles pensées du jour. Elle ferme les yeux pour mieux percevoir la toile, la respiration haletante.

- Mais attend, Robert, qu’est-ce qui se passe ? Il n’y a aucune…

Vi gémit et se retourne sur son siège, toujours endormie.

- Il n’y a rien ! Pas de fusée ! Comme je l’avais dit ! Pas croyable… Il a effacé la fusée… Comment il s’y est pris ? Et même, comment se fait-il que…

Quelque chose ne va pas dans la Toile. Elle est mouvante, trop agitée. Un peu comme le cerveau d’Elle ce matin. Des tas de toiliens se sont réunis dans la fusée pour suivre le rêve du créateur d’Abstraction, mais ils sont passés à côté du plus important, bien entendu.

Et lui, il est parvenu à effacer cette fusée de la mémoire collective… Sauf pour elle, et pour lui, qui conservent tous deux la fusée dans leurs souvenirs. Il a réussi parce que cette chose, contenue dans ces tous petits quatre dixièmes de seconde, est indicible, impensable, bien trop énorme pour exister, même dans l’imaginaire collectif. Parce que c’est une chose que personne ne connaît, que personne ne peut saisir, qui n’appartient qu’à eux. Le mot a disparu depuis bien longtemps, mais il est temps de le faire ressurgir.

Un secret. Il a créé un secret. Ce n’est plus un brillant à ce niveau-là, c’est un irradiant.

 

Il se réveille en sueur, précisément au même moment qu’Elle, dans les bras de son plancher élastique.

Fusée disparue. Collision évitée. Il en était certain, et Elle l’a bien deviné, que c’était trop énorme pour être contenu sur la toile. Ca a marché.

Il se lève et s’étire, un sourire victorieux sur les lèvres. Qui s’efface aussitôt.

Mais non, en fait, ça n’a pas marché. La fusée a disparu, certes, c’est un exploit pensif. Mais des exploits pensifs, il en réalise tous les jours. Oui, celui-là est particulièrement puissant, mais non, ce n’est pas ce qu’il voulait, il a échoué ! Il n’a pas pu parler ! Il ne peut pas parler ! Il n’a pas pu lui raconter les quatre dixièmes de seconde les plus longs de son existence. C’est elle qui a compris, qui a vu en lui, elle a saisi ce qu’il voulait lui dire. Mais ça ne vient pas de lui, rien ne vient de lui, il est toujours aussi impuissant en matière d’humanité. Il n’a pas pu parler…

C’est elle la vraie brillante. La lumière d’étoile, qui lui est venu comme ça. Lumière d’étoile. Elle voulait un prénom qui soit l’évidence même. Lumière d’étoile, c’est l’évidence même. Lucestellare dans la langue de Brillotondo, l’ancien italien…

 

Elle sursaute. Lucestellare ? Elle, lumière d’étoile ?

Vi ouvre grands les yeux à côté d’elle.

Qu’est-ce qui se passe ? demande-t-elle pensivement, toute ensommeillée, déroutée.

Elle l’ignore.

- D’accord, bredouille maladroitement Vi, qu’est-ce qui se passe ?

- Rien, tout va bien. On arrive dans moins d’une heure.

- Mais attends… La toile a quelque chose de bizarre…

- Bizarre ? Quelque chose de bizarre ? Pourquoi quelque chose de bizarre ?

- Mais j’en sais rien, pourquoi tu t’énerves ?

- Je ne m’énerve pas, affirme Elle avec aplomb.

- T’es différente. Y’a quelque chose qui a changé. La toile est différente. Pourquoi ça a autant bougé, en quelques heures ? Pourquoi ça continue de bouger ? Pourquoi est-ce que le créateur…

-Tais-toi, tu me fatigues dès le réveil. Va plutôt te recoiffer, c’est laid, ces cheveux tout ébouriffés.

Vi s’en va à grands pas, vexée. Quoi, alors on fait l’effort de parler, et ça ne suffit pas à mademoiselle ? Qu’elle est cassante ! Désagréable !

Elle la laisse partir pour mieux réfléchir. Pourquoi personne ne comprend rien à ce qui se passe ? On dirait que les toiliens sont tellement habitués à tout comprendre qu’ils sont incapables de remarquer qu’un truc énorme est en train de leur passer sous le nez.

Le créateur d’Abstraction. Difficile de ne pas penser à lui. Il pense si fort à elle que les ondes pensives brillantes qu’il lui envoie involontairement lui font mal au crâne. Mais il parvient à masquer, ce qui est proprement incroyable, il métaphore, il invente, il pense à elle comme à une chimère, un rêve. Et ses pensées à elle, dirigées vers lui, passent presque inaperçues, noyées parmi celles de milliards de personnes. Il est devenu en moins de vingt-quatre heures l’homme le plus pensé du monde.

 

Enfin, le train entre en gare. Elle descend les marches glissantes en se cramponnant à la rambarde. Robert la suit, chargé de ses maigres bagages. Vi, derrière eux, peine à soulever son énorme valise, et finit par se casser la figure. Elle ricane pensivement.

- Où va-t-on, maintenant ? demande Vi en ronchonnant.

- Je ne t’ai pas demandé de me suivre.

- Pourquoi tu fais semblant, pourquoi tu joues la comédie tout le temps ? s'exclame Vi, à bout. Tes pensées sont embrouillées, mais ça ne m’empêche pas d’y lire que tu souhaites que je t’accompagne.

- Alors ne me demande pas où on va, tu dois bien le savoir.

- Non, parce que tu ne le sais pas toi-même. Tu hésites. Choisir entre faire comme prévu, aller aux antiquités, ou se ruer chez lui… Mais ça ça veut dire affronter quelque chose qui te fait peur. Ne me rend pas plus bête que je ne suis. J’ai bien compris que quelque chose est arrivé pendant mon sommeil.

Elle lui lance un regard meurtrier. Vi la contemple et soupire.

- Je trouve que tu compliques les choses. Je trouve aussi que tu n’es pas honnête avec toi-même. Tu te bats pour la liberté de pensée, tu te bats pour que les gens parlent. Mais tu refuses que je te dise la vérité en face.

- Tais-toi, Vi.

- Tu vois ? Tu déroges à tes propres principes. Tu es illogique. Et ça, ça me déçoit.

Elle regarde Vi plus attentivement. Comment une sale gamine comme elle peut-elle comprendre à ce point ce qui est en train de se passer ?

- Ca me déçoit parce que j’ai eu l’impression de comprendre ce que tu m’as dit dans le train. Ca me déçoit parce que j’ai commencé à croire aux mêmes choses que toi, et tu l’as réalisé toi-même, il y a eu un déclic. Je suis en train de renoncer à tout ce que j’ai toujours connu parce que tu m’as convaincue ! hurle soudain Vi. Alors là, maintenant, je suis déçue ! Qui est-ce qui est engluée dans la toile, maintenant ? Qui n’est pas honnête avec elle-même, qui ne veut pas voir la vérité ?

Elle s’affaisse lentement, sous le regard flamboyant de Vi, et finit par s’asseoir sur le sol luisant de la gare. Robert décrit des cercles au-dessus d’Elle, inquiet par son attitude inhabituelle.

- Mais les choses ont changé, murmure-t-elle. Les choses… ne sont plus comme avant. Je…

Elle n’arrive plus à parler. Qu’est-ce que c’est que ce nœud, dans sa gorge ? Qu’est-ce que c’est que ces difficultés soudaines à trouver ses mots, à les mettre en ordre ?

- Plus facile de penser que de parler, pas vrai ? persifle Vi. Secoue-toi, un peu. Les choses n’ont pas changé. Elles sont simplement devenues plus réelles, plus tangibles, et maintenant tu as peur de leur concrétisation. Réveille-toi.

- Laisse-moi tranquille, souffle Elle.

- Non ! Tu m’as fait comprendre ce qu’il y a d’important à comprendre, tu ne peux pas tout renier comme ça, juste parce que tu as peur !

- Vi…

Elles se fixent, face à face. Un torrent de pensées déferle dans leurs esprits. Vi chancelle mais garde son équilibre, avant de fusiller Elle du regard.

- C’est ça que tu veux, marmonne-t-elle. C’est vraiment de ça que tu as besoin.

Alors elle se penche vers Elle, toujours par terre, et la serre dans ses bras.

- Tu vas y arriver, lui murmure-t-elle de sa voix maladroite. Je t’assure, tu vas y arriver.

Elle prend une grande inspiration et parvient à répondre, se faisant violence pour prendre le ton le plus hautain à sa disposition.

- Comme si une gamine comme toi savait de quoi elle parle.

Vi la gifle.

 

Les deux jeunes filles quittent la gare en s’invectivant pensivement et oralement, accompagnées de Robert qui enregistre tout avec enthousiasme. Elle s’arrête et s’agenouille pour enfiler ses baskets rebondissantes.

- Et moi ? s’inquiète Vi.

- Qui t’a dit que tu venais avec moi ? … Il y a une ligne de tram, ici. C’est rare, profites-en. Prend-la et on se retrouvera là-bas.

- Mais, quel là-bas ?

Elle ne perd pas de temps et se met à courir. Robert salue Vi dans un concert de sifflements enthousiastes et active son mode mini-fusée. Elle ferme les yeux et c’est bon de courir dans une ville nouvelle, inconnue physiquement. Elle court mais elle refuse de réfléchir à sa destination. 

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Dragonwing
Posté le 07/03/2020
Je comprends que ce chapitre t'ait gênée aux entournures à l'époque où tu l'as publié. Vi (j'adore le fait qu'Elle se soit permis de raccourcir son pseudo, soit dit en passant) et Elle sont à fleur de peau et leur conversation est un peu trop abrupte. Il y a un changement d'humeur presque brutal. D'autant plus que le fait que Vi se soit laissée influencer par l'état d'esprit d'Elle semble s'être fait trop rapidement, en fait. On s'attendrait à ce qu'elle soit encore en train de cogiter pour accepter pleinement un changement aussi énorme.

Lucestellare, par contre, qu'est-ce que c'est joli. Pour quelqu'un qui ne nomme pas son robot, Il a pourtant un sacré don pour les noms.
EryBlack
Posté le 09/05/2023
Merci pour ton commentaire ! Pour tout te dire, hier soir, j'ai repensé à cette histoire et je me suis dit que j'aimerais bien la reprendre. Clairement, ce chapitre-ci présente quelques problèmes, tu as tout à fait raison. Je crois me souvenir que j'avais en tête une justification à cette évolution très rapide de Vi : quelque chose comme une "contamination mentale" des idées d'Elle, qui transiteraient plus vite puisqu'elles sont connectées par la pensée. Mais ce serait à creuser et expliquer, clairement.
Merci encore et encore désolée <3
Diogene
Posté le 05/08/2014
Bon voilà, je trouvai dommage de m'arrêter en aussi bon chemin.
Je pense comprendre ce qui ne te satisfait pas dans ce chapitre. Il est hésitant, comme Elle. Tu ne sais pas trop où aller, comment tourner les phrases, mais tu as le fil conducteur. Il est là comme le nez au milieu de la figure, comme le secret.
D'ailleurs, ton titre est vraiment génial, en fait pour ce chapitre fais ce dont les toiliens sont incapables, la simplicité. Ne cherche pas la petite bête qui va compliquer les choses. 
 
EryBlack
Posté le 05/08/2014
Mmh, j'ai bien peur que la réécriture de cette histoire ne soit justement en train de compliquer les choses... Mais je tiendrai compte de cette remarque ! Merci pour le titre, j'avoue que celui-là j'en suis contente :) Et merci encore pour ta lecture !!
Slyth
Posté le 09/10/2013
Et c'est là que Vi démontre son utilité : aussi incroyable que cela puisse paraître, elle ose tenir tête à Elle. C'est loin d'être anodin, on le sent bien à la lecture je trouve et je crois que c'était nécessaire.
Je ne sais pas si Elle ne se rend pas compte que ses paroles peuvent être blessantes et, dans ce cas, la révolte de Vi lui permet de réaliser cela. Mais j'ai aussi l'impression qu'Elle est très dure avec elle-même, comme si elle était sa pire ennemie en quelque sorte. Il y a des choses qu'elle ne s'autorise pas et Vi lui fait prendre conscience de ses incohérences, de ses faiblesses. 
Si la rencontre pensive entre Elle et Lui a déjà tout chamboulé (et bon sang, qu'est-ce que c'était beau à lire !), j'ose à peine imaginer ce que la rencontre en chair et en os va donner ! Néanmoins, j'ai l'impression que tu aimes nous faire poireauter et que je ne verrai pas ça avant le dernier chapitre ! =P
EryBlack
Posté le 09/10/2013
Ah ben oui, faut bien qu'elle serve à quelque chose, la petite Vi :D
J'ai eu des retours sur ce chapitre, comme quoi c'était effectivement une bonne chose que Vi tienne tête à Elle, mais que ça arrivait un peu rapidement après son "déclic", après qu'elle se soit rendue compte que la toile c'est pas bien. Tu me confortes dans l'idée que c'est quand même un passage important, qu'il va falloir que je retravaille bien à fond ^^
Huhu, je te le confirme à moitié 8D Merci beaucoup Slyth <3 
Rachael
Posté le 22/09/2013
J’ai lu les autres commentaires sur ce chapitre, et je ne peux que m’y joindre : le début est très bien, avec le réveil de l’un et de l’autre, la réalisation qu’il a créé un secret (très très fine idée !). Ce qui parait moins naturel est la partie avec Vi. L’idée est bonne, avec l’hésitation d’Elle qui refuse d’admettre ce qui lui arrive, mais la réaction de Vi est trop forte, et elle semble comprendre trop bien ce qui pourtant est inédit dans ce monde.
EryBlack
Posté le 22/09/2013
Ce passage avec Vi, c'est vraiment le truc que je devrai retravailler... Pour le moment je n'ai pas le coeur d'y toucher, parce que je viens juste de terminer le tout, mais j'y reviendrai, c'est certain ^^ Merci !
Seja Administratrice
Posté le 05/09/2013
Mais c'est une vraie teigne, Elle :P Pauvre Vi, trop de violence...
On se rapproche, on se rapproche. Hein qu'ils vont se voir enfin bientôt ? :P Hein qu'ils vont direct s'avouer leur amour mutuel ? :P ça va, j'arrête...
Bon, en vrai, je me suis transformée en guimauve coulante avec ce chapitre, tu peux être fière de toi, vilaine. C'est tellement chouette de les voir se croiser, s'étudier et partager un secret. Rien que ça dans ce monde terriblaffreux où ça n'existe plus depuis des lustres. Forcément, ça ne peut que rapprocher :P 
EryBlack
Posté le 05/09/2013
Tout à fait, une teigne ! Je voulais que ce soit le genre de personnage qu'on aime sur papier, mais qu'on serait bien embêtés de rencontrer dans la vraie vie :D
Meuh non, n'arrête pas maintenant :P Ca vient !
Ouh là là, de la guimauve de batracien *-* Un peu que je suis fière :D Merci Sejounette, la suite, tu vas voir, ça va être 100% guimauve !
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