Qu’est-ce que tu fais ?
- Je suis là, j’arrive.
Tu es arrêtée.
- Oui, je suis arrêtée.
Tu n’arrives pas, alors ?
- Si, j’arrive…
Mais ?
- Mais… Et si c’est imaginaire ? Si tu n’es pas là quand j’arrive ? Je me retrouverai seule, toujours aussi seule ! Et si je suis condamnée à rester seule après avoir touché ça du doigt, tu crois que je vais pouvoir continuer à vivre ? Si l’escalier vers le paradis se dérobe et que les marches s’effacent ? Je me retrouverai les fesses par terre, toute seule, toujours seule, et je serai incapable de me relever, incapable de recommencer…
Alors tu ne montes pas ?
- J’ai peur. J’ai peur, sanglote Elle, accroupie par terre au milieu du vide occupé habituellement par les passants qui n’osent plus passer avec ces ondes mentales qui irradient la rue. J’ai tellement peur !
Alors tu deviens comme moi ? A toujours espérer et attendre, sans jamais rien changer, sans jamais rien faire bouger ? A avoir peur de la désillusion, peur au point de ne plus rien tenter ? Tu sais bien que tu n’es pas comme ça, tu n’es pas comme moi. Explique-moi. Dis-moi, au nom du ciel ! Explique-moi ce que tu crains.
- J’ai trop à perdre ! hurle-t-elle.
Ses larmes s’écrasent sur les pavés.
- Un début de bonheur ! Un début de bonheur, c’est énorme ! Parce qu’un début de bonheur c’est déjà le bonheur, et mon début de bonheur c’était une idylle, c’était ce rêve en fusée, c’était ce voyage en train, c’était cette Abstraction… C’est énorme ! Je n’ai jamais été heureuse, alors, un début de… Tu ne peux même pas imaginer, tout ce que ça représente, ce voyage en fusée, tu ne peux… Un début de bonheur.
Elle bafouille, elle s’emmêle, entre ce qu’elle dit, ce qu’elle voudrait taire et ce qu’elle pense. Elle se tait, une seconde, deux secondes, trois secondes.
Tu ne dis plus rien ? D’habitude tu parles tellement vite qu’en trois secondes, le monde change d’aspect.
- Il t’a fallu bien moins longtemps pour tomber amoureux. C’est ça que j’ai à perdre.
Quatre dixièmes de secondes. C’est ça que tu as à perdre ? Juste quatre dixièmes de secondes ? Pas de quoi pleurer pour quatre dixième de seconde. Quatre dixième de secondes ce ne sont rien. Rien du tout. Il s’en passe tout le temps, des dixièmes de secondes, on ne les voit même plus, on ne les compte pas, alors, quatre pauvres dixièmes de secondes, tu penses bien…
- Arrête, arrête, tais-toi ! C’est toi que j’ai à perdre ! Tu sais bien que c’est toi ! Si tout ça est imaginaire, c’est toi que je perds, et je me retrouve seule ! Je ne veux plus me retrouver seule !
Considères-tu que tu as plus à perdre qu’à gagner ? Alors qu’il est possible que je sois réel ? Je t’avouerais même qu’il est probable que je sois réel. Quant à ton existence à toi, je suis encore en train de plancher dessus, et les probabilités gagnent du terrain. Je crois que tu existes, même si ça me paraît inconcevable.
Elle ne sait plus quoi dire. Elle reste prostrée sur les pavés antiques, traversée de pensées contradictoires, frissonnante, irradiée de rayons brillants, consciente en une minuscule partie de son esprit qu’autour d’eux, le monde ne s’est pas arrêté, pas vraiment. Le monde fuit la zone de radiation. Ils sont seuls, presque seuls, ils touchent l’Abstraction du doigt.
Il ne reste qu’eux sur terre. Elle. Lui. Sa robote. Robert. Vi, dans son tram qui ne circule plus, une des seules toiliennes à oser suivre attentivement ce qui se passe. Les événements sont trop lourds pour la toile et trop compliqués pour les toiliens. Le monde de la pensée est dépassé.
- Alors qu’il est possible que tu sois réel, bégaye Elle.
Je le suis. Crois-moi, je le suis. Je t’en prie, viens. Je t’attends. Moi aussi, j’ai beaucoup à perdre, si tu changes d’avis. Je t’attends réellement, je t’attends physiquement, je t’attends uniquement, purement, évidemment, définitivement. Je t’en supplie, viens. Rend-moi réel. Fais-moi revenir à la réalité. Je n’ai jamais été réel, tout comme tu n’as jamais été heureuse. Je t’en prie, lumière d’étoile, éclaire-moi.
Elle se lève. Tout est silencieux, elle n’entend plus un bruit, plus une pensée. Dans leur bulle d’Abstraction, tout se tait. Même Robert n’émet plus ses sifflements. Il a bien compris qu’il devra attendre encore un peu avant d’obtenir la parole, parce que la boutique est purement et simplement oubliée.
Elle marche, mais ses baskets rebondissent, alors elle les enlève et continue pieds nus, les yeux gonflés de larmes. Robert hésite presque à la suivre. Mais ce sont de trop belles images. Il la filme, chancelante, avançant vers la tour moderne de l’ancienne Sienne, sous le soleil de l’ancienne Italie, dans une lumière de fin du monde.
Tout le passé leur défile dans l’esprit. Tant de gens sur cette place, tant de siècles, tant d’histoires et d’Histoire. Et eux, maintenant. Tellement eux.
Elle est au pied de la tour. Il est en haut.
En avais-je peur, redoutais-je ce point ce texte ou est-ce parce qu'il me parle encore plus que je ne pouvais le penser. <br />
Extraordinaire. tu vas me dire que j'exagère, mais de mon point de vue ce mot est bien faible en regard de ma véritable pensée. Devrais inventer un mot? Oui! <br />
Mais lequel? Je ne sais pas.<br />
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Un grand merci Ery
Un grand merci à toi pour tous ces commentaires !
Je viens de me rendre compte que je me suis envoyé au moins trois chapitre sans respirer, j'étais trop absorbée ! Tes notes de fin de chapitre m'ont fait mourir de rire, sans ça je crois que j'aurais continué d'une traite jusqu'à la fin xDDD Une réécriture de Raiponce, hein ? Tout devient plus clair à présent !
J'aime toujours autant la suite et j'ai hâte de découvrir la fin. Je ne sais plus bien quel compliment te faire, parce que j'aime absolument tous les aspects de cette histoire que tu a créée ! On se croit tour à tour dans un roman et dans une pièce de théâtre, c'est flagrant dans ces derniers chapitres (avec quelques formules télégraphiques qui nous indiquent par exemple de que fait Elle...). J'aime beaucoup l'effet que ça donne à ton récit, ce que j'ai lu était tellement vivant que je me suis presque crue aux côtés de tes personnages.
Je ne le répèterais jamais assez, et jamais assez bien, mais j'adore ton Abstraction et j'adore ce que tu fais <3
À bientôt pour la suite (là ça urge, j'ai trop envie de la connaître pour arrêter maintenant ! xD) !
Alors ça c'est flatteur ^^ Contente que la toile t'aie absorbée à ce point ! Hahaha j'avoue que je rigolais toute seule en écrivant cette note. Non mais c'est vrai quoi, les deux dernières phrases font tellement Raiponce !
Oh bah pourtant, question compliments, tu assures, c'est vraiment super agréable de lire que tu t'es sentie proche des personnages :) C'est quelque chose que j'adore expérimenter à la lecture, je suis vraiment contente que les lecteurs de l'Abstraction puissent le ressentir aussi, alors qu'Elle et Lui évoluent dans un monde très différent du nôtre !
Ca me fait vraiment super plaisir, merci beaucoup Sierra <3
Non, je peux juste lire et me laisser emporter par tes mots. Parce que c'est la vérité : je voyage. Et je vois mal comment ça pourrait ne pas être le cas d'ailleurs. Non seulement tu as créé cet univers dans ta tête mais tu l'as ensuite partagé avec nous en le mettant en mots. Et, à mes yeux, tu as su trouver les bons mots, les mots exacts, les mots qu'il fallait pour donner vie à cet univers.
Alors comment ne pas voyager quand chaque mot nous y invite ? Impossible. On ne peut que se laisser emporter par ces mots qui sonnent si juste. C'est si beau, si délicieux. Simplement parfait.
Merci, merci, merci Slyth <3 J'espère que tu continueras à voyager en lisant la suite !! A bientôt :)