Au troisième jour, elle le sentit. Le grondement du volcan qui se manifestait dans son corps. C’était encore très vague, elle le percevait à travers la plante de ses pieds et ça remontait dans ses veines pour se loger dans son ventre.
— Je crois que ton temps est écoulé, murmura-t-elle.
Pour la première fois, il releva les yeux vers elle, paniqué.
— Tu as quelque chose ?
— J’ai quelque chose, dit-il. C’est pas prêt, c’est pas au point, mais j’ai quelque chose.
— À moi de décider.
Elle se dirigea dans sa chambre et s’habilla à la hâte.
— Je…
Camille se leva et vacilla.
— Je crois que le monde réel se répercute dans les limbes.
— Ça, je le sais déjà, remarqua-t-elle.
— Oui, il y a des petits bouts du monde réel dans les limbes, mais plus précisément, ça a une logique.
Elle se précipita vers lui.
— Quelle logique ?
— C’est situé dans le même sens que dans le monde réel, mais à une échelle différente. Par exemple, le dix-huit septembre de l’année dernière, tu as croisé sept points communs entre dehors et dedans. En suivant ton chemin et en fonction des détails, bah… ça colle.
Il se leva pour se rapprocher de la carte punaisée au mur.
— Ce jour-là, tu es entrée ici, dit-il, tu es passée par là…
Il lui désigna un à un les endroits sur le plan.
— Et tu es arrivée jusque là avant de faire demi-tour.
— Mais putain… comment peux-tu le savoir ?
— Parce que…
Elle le coupa.
— Plus tard !
Elle se précipita vers la porte et partit en courant. Camille poussa un soupir de soulagement. Il n’était pas certain que ça suffirait à la convaincre, mais là, il était sur les rotules.
D’habitude, quand il entrait dans ses transes de travail, il en ressortait affamé et épuisé. Il eut la bonne surprise de se rendre compte qu’il n’avait pas tellement faim. Par contre, le sommeil tomba sur lui comme un parpaing sur un chantier. Il n’eut qu’à peine le temps de s’effondrer sur le lit de son père, tout habillé, qu’il s’endormait déjà. Les sirènes ne réussirent même pas à le réveiller.
Chris ne pouvait plus s’empêcher d’y penser. Est-ce que Camille avait vraiment compris quelque chose qu’ils n’avaient pas repéré ou est-ce que c’était seulement une tentative désespérée de se faire remarquer ? Elle n’avait pas bien saisi ce qu’il voulait lui dire. Il lui avait parlé d’un chemin identique dans le monde réel et dans les limbes, mais ça paraissait absurde. Elle avait déjà vu des choses qu’elle était certaine qu’elle ne pourrait pas trouver à Eïr, comme une cathédrale en ruine qui semblait tout droit sortie du fond de la mer.
Un étrange souvenir remonta à la surface alors qu’elle courait dans les couloirs brûlants. Un cours d’histoire, le professeur discourant au sujet d’une partie de la ville qui avait été réduite à néant à la suite de la destruction d’un barrage bien en amont par des terroristes. Elle chassa cette idée. Il fallait qu’elle soit concentrée, efficace. Rien ne devait lui faire perdre le sens de l’orientation, c’était sa survie qui était en jeu.
Lorsqu’elle rentra, elle trouva Camille avachi en travers du lit de son père, les deux jambes pendant d’un côté, les bras et la tête de l’autre. Il portait encore ses chaussures et ses vêtements. De toute évidence, la terreur l’avait épargné pour cette fois. Elle résista à l’envie de le réveiller pour en savoir plus. Elle lui laissait un peu de temps, le temps qu’elle se remette et qu’elle dorme, elle aussi. Mais il ne pourrait pas s’échapper beaucoup plus.
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Camille fut réveillé par des gamins qui jouaient et criaient devant la maison. Il se sentait affreusement mal… il se traina hors de son lit, piteux, et rejoignit la douche. Il avait tellement faim qu’il aurait pu manger quelqu’un. Cela lui prit du temps pour réussir à émerger complètement de sa torpeur. Lorsqu’il descendit, l’odeur du café acheva de le ramener dans le monde des vivants. Il s’installa à table et savoura un petit déjeuner copieux, sublimé par son appétit. Puis il vit Chris. Elle était appuyée contre la porte de sa chambre et croisait les bras.
— Tu as dormi deux jours ! l’accusa-t-elle.
— Oh… salut, dit-il avant de porter sa tasse à ses lèvres. Merci. C’est délicieux.
Elle leva les yeux au ciel.
— Deux jours de sommeil. C’est même pas rentable… tu aurais dormi moins si tu n’avais pas travaillé comme un taré.
— Peut-être, mais c’est toi qui as fixé les délais. Est-ce que tu es en train de me dire que tu attends mes résultats ?
— Évidemment.
— Bon, ok, viens voir.
Il se leva et s’approcha de son bureau. Il lui montra la carte.
— Ce que j’ai est assez maigre, mais c’est tout ce que j’ai pu faire dans le temps qui m’était imparti. On va partir sur ce trajet-là, dit-il en suivant une ligne de rues.
Il sortit l’ordinateur de veille et se rendit compte qu’il était éteint. Du coup, il le ralluma. Cela prit un moment durant lequel il sirota son café tranquillement. Chris se tenait debout à côté de lui, bras croisés, pas du tout intimidante.
— Comment ? murmura-t-elle. Mettons que tu dises vrai… Comment aurais-tu pu trouver ça ? Totalement au hasard ?
— J’ai juste fait une liste d’hypothèses sur les limbes et j’ai cherché à prouver qu’elles sont fausses. J’en ai quelques-unes qui ne se laissent pas démonter si facilement, mais celle-là est celle sur laquelle j’ai le plus d’éléments, bien qu’il m’en manque encore beaucoup.
Il secoua la souris à boule de droite à gauche comme si l’ordinateur pouvait s’allumer plus vite.
— J’ai loupé quelque chose pendant ces deux jours ? D’autres spectres ?
— Non. Rien, cette fois. Enfin… je n’ai entendu parler de rien, mais ça avait l’air calme.
— Je préfère quand c’est comme ça, souffla-t-il.
— J’imagine que c’est le cas de tout le monde, ironisa-t-elle.
— Euh… oui, évidemment.
Il contempla le bureau de l’ordinateur qui s’affichait petit à petit, à son rythme, sans se presser, tandis qu’il avait l’impression d’être complètement stupide aux yeux de la guerrière qui le toisait sans pitié. Il reprit un peu de prestance en ouvrant son dossier. Il vira un pop up agaçant sur un antivirus obsolète qui avait besoin d’une mise à jour et retrouva la vidéo. D’habitude, il s’organisait un peu mieux que ça, mais là, le temps comptait et il dut chercher rapidement les moments clefs.
— Ça commence ici, dit-il en montrant un pan de mur. Ça, on dirait bien un morceau du QG de la Brigade, non ?
Chris haussa les sourcils en regardant l’image.
— Non, répondit-elle. Je ne vois pas le rapport.
— Le bâtiment est assez impressionnant, il a une architecture très différente de tout ce qu’on trouve dans cette ville. C’est pour ça que j’ai remarqué ce motif sur la façade…
Il récupéra un papier, le retourna et griffonna des suites de lignes et de carrés.
— Là, comme ça, tu vois ?
Elle releva les yeux sur l’écran et son cœur se mit à battre un tout petit peu plus fort.
— Oui, oui, tu as raison. C’est bien ça. Mais encore ?
— Après, si je ne me trompe pas, il y a un bout de la fontaine quand tu arrives à une espèce de caverne plus large…
Il fit défiler les images. C’est elle qui l’arrêta.
— C’était là, non ?
— Bien joué.
À nouveau, ce n’était pas évident au premier coup d’œil, mais l’arc de cercle trop parfait qui se détachait sur le sol pouvait être celui de la fontaine. Elle secoua la tête. Des détails elle en avait relevé aussi, mais pas autant. Et pourtant elle était sur place.
— Là, j’ai failli ne pas le voir, mais comme je l’avais eu juste sous le nez quand je suis arrivé dans cette ville, ça m’a marqué.
Il pointa une forme dans la pierre. Paradoxalement, c’est la mauvaise qualité de l’image qui mettait en valeur l’indice qu’il voulait lui montrer. Il plaqua une feuille sur l’écran, retraça certains traits, puis reposa le dessin sur son bureau pour le finir.
— L’Usine de plastique, comprit la jeune femme.
L’usine vue de très loin comme si elle était incrustée dans la roche, comme si la roche était transparente.
— Mais Camille, tu te rends compte que ce que tu me montres, là… tu le vois peut-être parce que tu as envie de le voir… ça n’a peut-être aucun sens.
— Je me suis évidemment fait la réflexion, sauf que ça colle. Les distances ne sont pas respectées, la fontaine est beaucoup trop proche du QG de la Brigade. J’ai vérifié sur la carte. Mais en regardant bien, j’ai réalisé que la distance supposée entre les bâtiments est toujours proportionnellement juste. Je dirais que tu parcours à peu près quatre à six fois plus vite les limbes que la ville en te déplaçant à la même vitesse.
Il vit qu’il l’avait perdue.
— Bref. Si tu réussis à trouver deux points de repère de l’extérieur, tu pourrais être en mesure de comprendre ou tu te diriges.
Donc, si elle saisissait bien ce qu’il était en train de lui expliquer, c’était que les limbes reproduisaient pour de vrai le monde réel en plus petit. Qu’elle serait par conséquent en mesure d’en tracer une vraie carte et de savoir où elle était allée et où elle n’avait jamais mis les pieds !
— Et en quoi est-ce que ça peut m’être utile, concrètement ?
— Et bien…
Zut, il avait besoin d’une idée, là, maintenant, vite.
— Si tu sais où tu te diriges, tu peux marquer des repères plus efficaces pour Tony. Et puis tu peux te rendre consciemment vers des zones que tu n’as jamais fouillées. Et puis… Et puis tu peux dépasser le mur.
Cette idée lui donna des frissons.
— Imagine… Imagine que mon père ait trouvé un moyen de survivre dans les limbes. Imagine qu’il se rende compte qu’il n’a pas besoin de retourner à Eïr à la fin du temps écoulé. À sa place, tu rentrerais ?
— Oui, répondit-elle sans hésiter.
Mauvaise piste, songea-t-il. Il battit en retraite.
— Sinon, je peux t’assurer que le matériel qui existe en dehors des murs de cette ville nous permettrait des avancées fabuleuses au sujet de la recherche sur les limbes… Si tu parvenais à trouver une de ces pièces qui se situerait là-bas, que tu ramenais, je ne sais pas, moi… un véritable ordinateur, par exemple… Je pourrais modéliser les limbes en trois dimensions et pourquoi pas en créer la carte, comprendre d’où viennent les monstres qui le peuplent, déterminer s’il y a une logique dans l’apparition des portes et deviner à l’avance où s’ouvrirait la prochaine…
Est-ce qu’il avait l’air désespéré ? Il aurait aimé qu’elle lui dise si ça lui convenait parce que là, il se sentait mal, mais elle resta silencieuse et pensive. Elle était elle aussi en train d’imaginer ce que ça lui offrait comme opportunités.
— Ok, dit-elle au bout d’un moment. Je t’embauche.
— C’est vrai ? s’exclama-t-il. Merci ! Merci du fond du cœur ! Je vais te trouver mieux que ça, je te le promets.
— Étant donné que tu es ma recrue, tu es le bleu. Tu t’occupes donc de la cuisine et du ménage. Garde en tête que tu vis chez Tony et qu’il me tiendra pour responsable de l’état dans lequel sera sa maison au moment où il rentrera. Tout doit être nickel en permanence.
Vu comme ça, il saisissait plutôt bien la raison qui la poussait à être maniaque alors qu’elle avait renoncé à tout excepté à la traque de son père.
— Ça me va.
— Tu peux prendre sa chambre, mais il lui faut une place libre pour quand il reviendra.
— Oui, oui.
— Et interdiction de recommencer ce que tu as fait, là… arrêter de manger et de dormir…
— Bien madame, c’est promis, je ne recommencerai pas.
Elle aquiesça et se détourna.
— Dernière chose, tu comptes dire quoi à Strada sur tes découvertes ?
— À peu près tout, répondit Camille. Je pense que la Brigade est un allié, pas un ennemi. Je peux très bien bénéficier de leur énergie et de leurs trouvailles, tout en leur faisant profiter des miennes sans que ça te nuise, au contraire.
— Tu vas m’attirer des ennuis.
— Tu verras, ça va bien se passer !
Il s’était levé pour la suivre et lui posa les deux mains sur les épaules pour qu’elle se retourne et le regarde.
— Tu ne le regretteras pas, assura-t-il d’un air charmeur.
Elle secoua la tête.
— Alors, mets-toi au travail, je ne me satisferai plus de maigres indices.
Oui, c'est encore moi! :)
Alors alors. Super, un indice! Une explication! <3!
Étonnament, et tu vas dire que je sais pas ce que je veux, je pense que tubaurais pu garder caché la cathédrale ?
Je n'ai pas compris la phrase "Mauvaise piste, songea-t-il. Il battit en retraite."
Enfin, je n'ai pas saisi la fin. Il lui met les 2 mains sur les 2 épaules? Mais si tu veux que quelqu'un se retourne, une seulenmain suffit? Et est il charmeur dans l'oeil de Chris, ou dans la narration omnisciente?
Sinon, je suis tellement accroc à ton histoire, je te le dis parce que je veux pas donner l'impression que je viens que pour raler. <3
Merci pour le partage, hâte d'avoir la suite!!!!
Pourquoi garder la cathédrale cachée ?
Camille cherche à vendre ses découvertes, pour cela il essaie de trouver des applications concrètes, sauf qu’il se rend compte qu’il n’est pas du tout sur un terrain qui intéresse Chris, donc il tente une autre piste de réflexion. Je vais essayer de clarifier ça.
Les deux épaules, tu as raison !
Il est charmeur dans la narration. Enfin il essaie… je vais clarifier aussi.