Je repris mon souffle et me penchai devant Julia. Ma voix se fit plus douce.
— Pardonne-moi, mon enfant. Beaucoup de mots immondes sortent de ma bouche, aujourd’hui. Mais sache que ce sont des années d’accumulation qui s’articulent en moi. Vivre longtemps parmi les hommes, c’est dangereux. C’est bien pourquoi je vous quitte.
Une larme s’échappa de mon œil.
— Pourquoi pleurez-vous, Monsieur A ?
Je levai un instant le regard au ciel et me mis à genoux devant l’enfant.
— Parce que j’ai vu la mort, aujourd’hui. Une mort horrible, sanglante, mais surtout, une mort beaucoup trop jeune. Rien n’est plus douloureux qu’une mort trop jeune.
— Pourquoi ?
Je la regardai un instant en silence.
— Je ne voulais pas te donner ton deuxième enseignement tout de suite, mais vu les circonstances, je ferai exception. Tu te souviens de ce que disait le téléphone portable : « tu es LA chose la plus importante de l’Univers. » ?
— Oui, je me souviens.
— Sache que c’est faux, ma Julia : tu n’es pas importante du tout.
Elle me fit de grands yeux.
— Ne suis-je pas importante pour vous, Monsieur A ?
Je souris.
— Mais bien sûr. Tu es importante pour moi, pour ta famille, pour tous ceux qui t’aiment. Or, voilà, nous-mêmes, nous ne sommes pas importants : qu’importe donc notre avis ? Pour l’Univers, pour l’espace et le temps, tu n’es pas importante du tout. Tu es un grain de poussière, un claquement de doigts, un sur l’infini. Mais ai-je dit que c’était malheureux, que c’était grave, qu’il y a de quoi pleurer ou se mettre en colère ? Non. Au contraire, quelle libération que de comprendre que nous ne valons rien ! Qu’importe alors le jugement des autres ou les illusions et les malheurs qu’on veut nous imposer ? Mieux encore : sachant que nous ne valons rien, qu’y a-t-il d’autre alors que nous-mêmes ?
Je lui pris les mains.
— Il est fondamental que tu le comprennes, ma Julia. Voici mon enseignement : tu n’es pas importante du tout, et pourtant tu es la seule chose qui compte.
Elle secoua la tête.
— Je ne comprends plus rien. Suis-je importante ou ne le suis-je pas ?
— Pour le monde, pour l’Univers, tu ne l’es pas. Pour toi-même, cependant, tu dois être tout ce qui importe. Pourquoi ? Parce que tu es tout ce que tu as. D’aucuns appelleraient ça l’égoïsme, mais c’est l’inverse. Haut et fort, affirme-le : « Rien de tout cela ne m’appartient ! Nuls d’entre vous n’est mien ! Je n’ai que moi, ma vie. Et c’est elle que je veux chérir et aimer, aujourd’hui et demain. » En vérité, ce sont ceux qui sont incapables de s’aimer eux-mêmes qui nourrissent un culte de l’Autre. Et, toute leur vie, ils cherchent aux quatre coins du monde et par-delà les étoiles une raison d’aimer leur vie. Ils finissent souvent le dos voûté et le cou cassé, fixant les millions de soleils froids de leur téléphone, blanchissant l’essentiel de leur existence dans un faux monde.
« Ô, ma Julia, peux-tu l’entendre : tu es la seule chose qui doit t’importer. Sois la source de ta volonté et de ton amour, ta cause et ta fin. Tout ce que tu veux détruire, détruis-le d’abord en toi, et cela pour que toutes tes créations soient d’abord en toi : un jour elles te dépasseront. Car, oui, il est possible de créer au-delà de soi. Mais quel travail faut-il faire d’abord ! Quelles connaissances faut-il d’abord acquérir ! Quelle félicité et quelle mélancolie faut-il d’abord avoir vécues ! Ah ! Oui ! Le chemin vers soi est long et périlleux, mais ô combien beau et noble ! Vois-tu, le chemin vers soi, c’est ce que j’appelle la vie.
« N’écoute jamais les dépressifs, les résignés, les annihilateurs de la vie. Entends-tu leurs voix éteintes, ils disent : “la vie est vaine, de poussière nous regagnerons poussière, à quoi bon tout ceci” ? Ces abattus, je leur réponds : “ce n’est pas parce qu’une pierre tombe que vous devez vous placer en dessous ! Votre dégoût face à votre vie, je n’y peux rien. Or, sachez ceci : la vie c’est tout ce que vous avez ! Puissiez-vous surmonter votre nausée, ou mourir !”
« Ô, mon enfant, il est possible de se dépasser, mais il faut s’aimer de tout son cœur, dans le triomphe comme dans la défaite. L’Univers m’a chuchoté à l’oreille, un jour, écoute ce qu’elle m’a dit : “je n’aime que ceux qui s’aiment le plus profondément.” Ce sont ceux-là, crois-moi ma Julia, ce sont ceux-là seulement qui transformeront le monde. »
C’est alors que je m’arrêtai, interrompu à nouveau par les larmes.
— Ne pleurez plus, Monsieur A. J’ai compris. J’ai tout compris. Un enseignant ne doit-il pas sourire à sa bonne élève ? Allons, ravalez vos larmes, vous mettez un enfant au monde.
Je souris et enlaçai Julia.
— Ô, ma petite. Que je suis fier de toi ! Comment mes pleurs pourraient-ils venir de toi ? Non, c’est encore la mort qui me fait pleurer. Ah ! ce garçon, je ne peux m’empêcher de croire qu’il ne devait pas mourir.
— N’était-il pas insignifiant, comme nous tous, Monsieur A ?
Je la regardai dans les yeux.
— Tout porte à le croire, ma petite, et pourtant, n’est-il pas possible qu’un noble chemin l’attendît ? Vois-tu, j’ai vu bien des vieillards mourir sans n’avoir rien accompli, comme s’ils étaient morts trop tard. Mais, un si jeune garçon — hélas ! cette image macabre ne quittera jamais mon esprit — ce si jeune garçon, je ne peux m’empêcher de croire qu’il avait quelque chose à accomplir. Je le comprends à présent, la plus grande douleur n’est pas la mort, mais la vie non vécue.
Et quand j’eus prononcé ces mots, je me levai et commençai à marcher.
— Viens, Julia. Je te ramène chez toi.