Interlude

Par AGL

— Me ramener chez moi, mais pourquoi ?

Je continuais à marcher.

— Parce que tu en as assez entendu pour aujourd’hui.

Julia s’arrêta net.

— Non.

Je me tournai vers elle.

— Écoute, Julia. Tu es la meilleure de mes élèves, mais…

— Mais non ! s’écria-t-elle. Je veux continuer ! Je sais bien que vous avez un tas d’autres choses à me dire. Je veux le savoir !

Je m’étonnai un instant de l’impétuosité de l’enfant, puis me penchai à sa hauteur et parlai d’une voix douce.

— Ton père va s’inquiéter.

Son visage devint triste. Elle prit un instant avant de me répondre.

— Il n’est pas là, mon père…

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je veux dire qu’il n’est pas là. Il n’est jamais là…

Je fronçai les sourcils.

— Et ta mère ?

— Ma mère est morte il y a des années…

— Mais… Avec qui est-ce que tu vis, alors ?

Elle me fixa droit dans les yeux.

— Avec vous, Monsieur A.

Je gardai le silence un instant.

— Tu veux dire que…

Julia hocha la tête.

C’est alors que toutes ces après-midi submergèrent mon esprit. Tous ces jours où, après mes cours, Julia cognait à ma porte. Je la laissais entrer, parce qu’elle disait que son père n’était pas encore rentré. Elle restait longtemps à grignoter, à jouer du piano, à faire ses devoirs, parfois pour souper ou simplement pour parler. Vers 19 h, je lui disais qu’elle devait rentrer chez elle, car son père serait inquiet. Attristée, elle obéissait et sortait en me souhaitant la bonne nuit. Je lui renvoyais la politesse, pour elle et pour son père.

Son père…

Soudain saisi par une énorme colère, je me levai d’un bond et tendis la main à Julia.

— Suis-moi, ma petite.

D’un pas rapide, nous parvînmes au bloc-appartements et montâmes au troisième étage.

— As-tu ta clé, Julia ? demandai-je.

Elle la sortit de son sac d’école et déverrouilla le loquet de la porte. J’entrai et activai l’interrupteur. Rien ne se passait.

— Il n’y a plus d’électricité depuis deux semaines, me dit Julia.

— Non…

Entre la colère et la tristesse, les battements de mon cœur s’accéléraient. M’aventurant dans la pénombre, je me frayai un chemin jusqu’à la fenêtre et ouvris les rideaux. La lumière grise de fin d’après-midi pénétra avec avarice dans la pièce. Seul un épais nuage de poussière était devenu visible au-dessus de la table de la salle à manger. J’entrai dans la cuisine et ouvris les armoires une à une. Je trouvai seulement un fond de céréales et une moitié de barre-tendre.

— Mon Dieu…

Un poivron pourrissait seul dans les ténèbres du réfrigérateur. L’odeur m’envahit tel un frisson. Je me retins sur le comptoir pour m’empêcher de tomber. Julia me regardait, dans la lumière sèche. Avec difficulté, je me penchai vers elle.

— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? dis-je en retenant mes larmes.

Elle pleurait.

— J’avais peur que vous appeliez le gouvernement…

— Ô, mon enfant…

Elle m’enlaça de toutes ses forces.

— Je vous en prie, Monsieur A, dit-elle à travers ses sanglots, ne me quittez pas. Pas moi.

— Ne t’en fais pas, Julia. Je ne te laisserai pas seule.

Je la regardai dans les yeux.

— Prends tes choses, nous allons chez moi.

Elle revint avec quelques vêtements et un oreiller.

— Connais-tu le numéro de téléphone de ton père ?

Elle pointa le comptoir.

— Il est écrit dans le carnet, là.

Je saisis le carnet et sortis mon vieux téléphone de mon sac.

— Va chez moi, c’est ouvert. Il y a des fruits sur la table.

— Vous ne venez pas ?

— J’arrive dans 5 minutes, j’ai un appel à faire…

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