Les jours suivants, je me rends tous les matins dans l'arbre-tunnel pour tenter de dégager un passage. Cela m'épuise, vraiment, et à chaque fois que je crois avoir avancé, je reviens le lendemain en ayant l'impression de retrouver l'endroit encore plus encombré.
Heureusement, j'ai plus de succès avec les graines potagères. À l'aide des outils de la cabane, je parviens facilement à retourner la terre, juste là, tout près de la rivière. Il me faut un jour de plus pour creuser les sillons et semer les graines.
Tac !... Tac !... Tac !
Je lève les yeux de ma besogne, surprise par ce tapotement si régulier. D'où provient-il ? Il me faut quelques instants pour découvrir d'où provientt le bruit. Là, cramponné à l'une des deux poutres du perron, un oiseau de taille moyenne au plumage vert de corps, noir et rouge de tête, martèle le bois au rythme d'une horloge. Curieux, de plus en plus curieux... Oui, ça me revient, c'est un pivert ! Mais... non, je suis certaine, il n'y a pas de pivert ici, c'est une espèce européenne. D'ailleurs, normalement, il est censé frapper le bois de manière bien plus énergique. De quoi froncer les sourcils.
Et si... Et si cette espèce était parvenue à s'adapter ici ? Cela fait-il de moi le témoin d'une nouvelle découverte scientifique ?
En tout cas, depuis ce jour-là, le pivert vient marteler le perron tous les matins.
Tac !... Tac !... Tac !
Tac !... Tac !... Tac !
Et moi, à force de l'entendre, je cède à mon désir d'exploration.
Armée de ma sacoche, je chemine entre les séquoias géants. Le temps se fait de plus en plus sec, comme le veut le début de l'été. J'observe et j'écoute. Bientôt, je me rends compte qu'une partie de la flore ne m'est pas familière. Bien sûr, je trouve toujours des airelles, des framboisiers, des lysichitons et des rhododendrons, mais toutes ses plantes tiennent à présent compagnie à des pousses de houx, de bambou et de sureau. C'est comme si toute la flore du monde était réunie en une seule... Et le plus étonnant, c'est que j'ai étudié toutes ces espèces et que je les aime particulièrement. Alors je coupe délicatement plusieurs spécimens pour pouvoir les examiner de plus près.
Pendant ces jours que je passe à déblayer l'arbre-tunnel et à m'occuper du potager, je finis toujours par me promener, appelée par mon amour de la forêt. Très vite, je retrouve un rythme de marche de randonnée, celui que je possédais avant de partir à l'université. Comme une petite fille en quête d'un trésor, j'examine chaque indice qui pourrait me mener à une découverte fulgurante.
J'observe et j'écoute.
Mais rien ne va ici. Je me sens seule. Pas seulement parce que je ne croise aucune présence humaine. Depuis le temps, j'aurais déjà dû croiser d'autres mammifères : pas de renard, pas de coyote, pas de puma... Chaque fois, je prends pourtant mes précautions : je ne quitte jamais la cabane sans la vieille carabine que l'ancien locataire a laissée. À croire que l'Homme les a tous tués...
Ça me rappelle que je n'ai toujours pas résolu le problème de la protéine. Même avec tous les légumes du potager, mon apport reste trop faible.
Je baisse les yeux sur mon fusil un court instant. Non... Non, non, non! L'utiliser pour me défendre, d'accord, mais l'utiliser pour tuer volontairement, même un petit moineau, me donne la nausée.
Alors je rentre à la cabane et réfléchis. Je fais le tour de tout l'équipement dont je dispose. Je finis par m'arrêter devant le matériel de pêche rangé dans le débarras.
Quand j'ai fait ma transition vers le végétarisme, je suis restée un moment à ne manger que du poisson. Je me souviens encore de ce sentiment de triomphe quand j'étais parvenue à arrêter d'en consommer. Aujourd'hui, je perçois la situation dans l'autre sens. Pêcher et manger du poisson ne m'enchante pas du tout... Mais pour survivre, je dois admettre que ça me paraît cohérent. C'est comme recommencer ma démarche, mais à l'envers.
Après plusieurs minutes d'hésitation, je me saisis de la canne à pêche et des hameçons. Il ne me reste plus qu'à attraper quelques vers de terre entre mes plants de patates douces et de haricot. Je prépare ensuite l’hameçon et le lance dans la rivière. Je n'ai jamais fait ça avant. Il me faut donc plusieurs tentatives pour comprendre comment on place parfaitement la ligne.
J'ai attendu longtemps, très longtemps... À croire que les poissons ont autant déserté les lieux que les mammifères.
… Ah ! Ça mord. Alors je tire, tire et tire encore, puis splash ! Je sors de l'eau une truite arc-en-ciel. Une fois sur terre, ses nageoires s'agitent dans tous les sens. Elle est complètement paniquée, ça se voit...
Mais je n'ai plus le choix.
Je m'empare de sa queue et la frappe fort contre une grosse pierre.
La gorge nouée, je pleure.
Puis je vide ma prise à l'aide d'un couteau de la cabane. Ne sachant qu'en faire, je jette les viscères dans la rivière. Je fais un feu et cuis la chair du poisson à la broche. Il fait nuit maintenant. Après avoir enlevé la peau, je croque dedans et mastique avec horreur. Et si je recrache tout ? Non, non, je ne dois pas faire ça. Alors j'avale, mais tout se coince dans ma gorge. Je tousse. Une fois que c'est passé, mes larmes coulent complètement. Je sanglote comme une petite fille.
Mais une fois l'émotion passée, je me sens mieux, je me sens capable de le refaire pour survivre.
Je me sens moins coupable de pêcher que de travailler au fast food.
Je ne sais plus depuis combien de temps je vis là. Maintenant, j'ai pris mes habitudes. J'ai essayé d'explorer de nouveau la forêt pour trouver un autre endroit plus accessible pour les secours, mais encore une fois, le nouveau sentier que j'ai emprunté m'a ramené à la cabane.
Pas un seul hélicoptère n'a volé au-dessus de mon repère.
Alors j'observe et j'écoute. Je médite et prends du temps pour moi comme je n'en avais pas eu depuis que j'étais entré à l'université. Dans la cabane, j'ai trouvé des petits carnets. Ils racontent la vie de la dernière personne à avoir hanté les lieux. Je ne sais pas s'il s'en est sorti, mais ses écrits sont très instructifs. D'autres cahiers, restés vierges, sont à l'abandon sur le bureau. Il reste quelques morceaux de fusain, alors je dessine et écris ce qui m'entoure.
Pour la première fois, je me rends compte que je ne savais plus ce que c'était. Prendre du temps pour soi. Observer et écouter. Penser à autre chose qu'à son avenir.
Tac !... Tac !...Tac !...
Le pivert me rappelle quel rythme je dois garder. Une pulsation lente, qui ne dépasse pas celle du cœur.
Tac !... Tac !... Tac !
Ça fait maintenant plusieurs jours que je n'ai pas été creuser dans l'arbre-tunnel.
Je suis assise sur le perron et je regarde ce que j'ai accompli : le potager, le poisson séché, les paniers remplis de baies, les carnets noircis d'idée. Oui, je crois que je ne suis plus sûre. Plus sûre de vouloir retrouver ma vie d'avant.
Mais c'est justement à cet instant que j'entends un drôle de grésillement. Ça vient de l'intérieur, alors j'y vais.
Et là, j'écarquille les yeux, consternée.
Sur le bureau, le voyant de la radio s'est allumé.
Mais le générateur est toujours en panne...
La fin m'a fait rire, finalement elle s'acclimate et n'est pas trop stressée ! Effectivement, au début, elle se plaignait du rythme infernal de sa vie entre les cours et le boulot, et là, elle est servie pour le calme, haha.
Je radote un peu, mais ton personnage est attachant et l'histoire est très intéressante. Bravo ! J'ai hâte de lire la suite ! (Aaaah, s'il n'y a pas d'électricité, peut-être est-ce une radio de survie ou un phénomène électromagnétique…? La réponse au prochain chapitre peut-être !)
Merci pour tes commentaires, ça me fait toujours plaisir de connaître les avis des lecteurs.
Il s'agit d'une nouvelle en plusieurs partie qui n'est encore qu'à son premier jet. Je vais essayer de publier la suite cette semaine, même si mon emploi du temps est très chargé pour les jours à venir.
Pour répondre à ta question sur la dédicace, le Pioneer Cabin Tree était un arbre-tunnel que l'on pouvait traverser dans la forêt de séquoia californienne, plus exactement dans le parc d'état de Calaveras. Il a été déracinée en 2017 après avoir été renversé par une tempête. J'ai trouvé cela intéressant d'évoquer cet arbre, parce qu'on ne parle que rarement de leur mort, comme s'il s'agissait d'un fait qui n'existait pas.
Concernant mes inspirations, elles sont extrêmement variées, comme toujours. Mais je m'aligne principalement ici sur les romans américains qui traite de la forêt, et notamment de "Dans la Forêt" de Jean Hegland, qui est probablement mon plus gros coup de coeur de cette année. J'aimerais élaborer un sujet d'écriture plus important sur le sujet de la forêt, mais je me cherche encore pour le moment. J'ai pensé qu'écrire une nouvelle sur ce sujet serait un bon entraînement.
Au départ, je voulais proposer cette nouvelle à la revue "Polymorphe", qui avait lancé un appel à texte sur le thème de la forêt. Malheureusement je n'ai pas eu le temps de la terminer, et en plus je dépassais largement le nombre de caractère attendu. J'ai donc décidé de la terminer et de la publier ici. :)
Merci pour ta lecture et tes retours. :)
À bientôt !