Quand je prends le poste dans les mains, le grésillement s’arrête brusquement et le voyant s’éteint. Qu’est-ce que ça veut dire ? Un phénomène électromagnétique, peut-être ? Je suis biologiste, pas physicienne, je n’y connais rien.
Je repose la radio et patiente, mais rien ne se passe. Au bout d’une heure, toujours rien. L’appareil est de nouveau inutilisable.
Et moi, je ne ressens aucune déception.
Les jours suivants s’écoulent dans la tranquillité. Je pêche, je cueille, je marche, j’observe, j’écoute. Mon carnet est rempli d’esquisses de plante sauvage et de notes. La vie est douce pour la première fois depuis longtemps. Doucement, je m’enracine aussi profondément qu’un séquoia dans ce petit bout de terre isolé.
Mais la nature aime bien nous rappeler qu’elle n’est pas toujours notre amie.
Un matin, je suis brusquement réveillée par un grognement sourd. Je sors du lit en hâte et jette un œil par la fenêtre.
C’est là que je le vois.
Le premier prédateur que je croise.
Un ours brun qui vient dévorer mes cultures.
Mais qu’est-ce qu’il fait ici ? Ça fait longtemps que les ours ont disparu de Redwood. À moins que… oui, le réchauffement climatique les contraigne peut-être à quitter les forêts du Canada et à venir se réfugier ici.
La bête relève brusquement sa tête dans ma direction. Elle m’a sentie. Nous nous regardons un moment, puis l’ours se remet à grogner. Elle se lève sur ses pattes arrière et fonce droit vers la cabane. Je m’éloigne vivement de la fenêtre et recule, non sans pousser un cri. L’ours s’est cogné contre les marches du perron.
Quand je me rapproche de nouveau de la fenêtre, l’animal s’est déjà éloigné. Je le vois disparaître derrière les troncs de séquoia.
Quelque chose, au plus profond de moi, me dit de le suivre. Après tout, ce n’est pas tous les jours que l’on croise un ours adulte.
Je prends mon fusil et remonte la piste empruntée par la bête. Le sol est tellement sec depuis quelques jours que ses empreintes ne sont pas profondes.
Déterminée, je ne remarque pas les changements. Je ne remarque pas les fleurs fanées, brûlées par le soleil. Je ne remarque pas les écorces asséchées ni les épines brûlées des conifères. Pourtant, la forêt change.
Je suis les traces jusqu’à atteindre une tanière cachée dans un tronc de séquoia renversé. Par crainte d’être repérée, je me cache derrière des broussailles et j’attends, à la fois effrayée et excitée. Bon sang ! C’est la première fois que je vais pouvoir observer un ours d’aussi prêt.
Mais le jour décline et rien ne se passe. Pourtant, les traces menaient bien ici… Tiens ! Serais-je en train de perdre patience ? C’est drôle, ça fait si longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Ce sentiment me met mal à l’aise, comme s’il me rappelait ma vie à Frisco qui me paraît à présent si lointaine.
Il faut attendre le crépuscule avant que quelque chose ne bouge à l’intérieur de la tanière. À l’affût, je m’attends à retrouver la stature imposante de l’ours. Mais c’est une tout autre forme qui sort la première de ce logis naturel.
Une toute, toute petite forme.
Elle est pourtant semblable au prédateur qui m’a visité ce matin. Des oreilles rondes, un pelage brun, une gueule et un museau en pointe. Oui, c’est un ourson. Derrière lui, un autre apparaît, encore plus chétif. Enfin, l’énorme bête sort de l’obscurité. Leur mère.
Le clan ne me repère pas, ce qui me permet de les observer longtemps. Je suppose que les baies que l’adulte est venu chercher étaient pour ses petits, alors je ne lui en veux pas. En tout cas, je ne peux m’empêcher de sourire en voyant les deux oursons se chamailler sous l’œil attentif de leur mère qui les aime de tout son cœur. Comment je peux le savoir ? Eh bien, il y a quelque chose dans ses yeux qui ressemblent à de l’affection.
Cette tendresse me réchauffe le cœur avant qu’il ne refroidisse complètement. Voir cette famille me ramène à ma solitude de ses derniers jours. Depuis que je suis sortie de l’arbre-tunnel, je ne l’avais pas ressentie. Mais là, elle creuse un trou béant dans ma poitrine qui se contracte. Comment ai-je pu oublier ? Comment ai-je pu apprécier pendant si longtemps d’être toujours si seule, dans cette forêt ? Pourquoi ai-je soudainement arrêté de me battre pour rejoindre les miens ? J’ai été aveuglée. Aveuglée par ma colère contre la société, contre la dépossession de mon avenir. J’en ai oublié l’essentiel : le partage et les liens humains.
Je m’éloigne doucement pour ne pas effrayer les ours. Il fait nuit quand je redescends vers la cabane. J’ai du mal à percevoir les étoiles au-dessus de la canopée, mais je sais qu’elles sont là et qu’elles me regardent.
Toujours pas d’hélicoptère dans les environs.
C’est étrange, ça fait longtemps que je n’y avais pas pensé. Comme ça fait longtemps que je n’ai pas pensé à dégager le passage dans l’arbre-tunnel. Peut-être y retournerais-je demain…
Quand je franchis le seuil de la masure, une surprise m’attend.
La radio s’est de nouveau mise à grésiller.
Je m’approche sans la toucher. C’est probablement parce que je l’ai prise dans mes mains que le signal s’est interrompu la dernière fois. Je m’autorise cependant à monter le volume, même si ça rend le bruit très désagréable.
Alors la radio crépite et des mots semblent venir de très loin. Je tends l’oreille pour mieux les comprendre, jusqu’à ce qu’ils me parviennent clairement :
« Salut, j’espère que tu m’écoutes. »
Et brusquement, le signal s’éteint.
Je relève la tête et commence à faire les cent pas dans la pièce. Cette voix… Cette voix me dit quelque chose. Mais qui ? Pourquoi je n’arrive pas à me souvenir, bon sang ?
En tout cas, qui que ce soit, j’en suis maintenant certaine. Quelqu’un me cherche quelque part.
Je suis particulièrement investi dans tes lignes car ta manière d'écrire me parle énormément, j'ai moi même des textes écrits d'une manière presque identique à la tienne. C'est amusant de reconnaitre ton style chez quelqu'un d'autre !
J'apprécie ton texte et son histoire simple jusqu'ici, mise en valeur par les paysages et l'atmosphère. La contextualisation est importante, et ici je la trouve maitrisée. Finalement, on retrouve dans les péripéties de ton personnage un rêve de vie presque sauvage qui anime sûrement beaucoup de personnes, mais que très peu sont capable d'atteindre. On ressent le texte comme un encouragement, surtout dans ce dernier chapitre.
Cependant il y a une chose ne particulier qui, je pense, pourrait être améliorée.
On remarque rapidement que ton texte est une succession de constats que ton personnage fait. Jusqu'ici j'apprécie son caractère, bien décrit et très humain. Cependant, les constats de ton personnage sont très factuels, de l'ordre du "il y a", "je fais", etc. Pour rendre cette succession d'événements un peu moins descriptive, tu pourrais invoquer davantage les pensées, les sensations ou même l'avis de ton personnage dans ces moments là.
Typiquement, au lieu d'énoncer "il y a des outils dans la cabane", tu pourrais approfondir ce constat : les outils sont-ils en bon état ? est-ce que ta personnage a envie de les utiliser ? est-ce qu'ils lui rappellent quelque chose ?
Je pense sincèrement qu'accentuer la perception du monde par ta personnage (qui narre l'histoire, mine de rien !) approfondirait grandement son caractère ainsi que l'identité de ton monde.
J'aime beaucoup ton approche très progressive des éléments inquiétants, presque surnaturels. Le doute entre le fictif et le réaliste est efficace et crée une bonne intrigue.
En tout cas je t'encourage vivement à continuer, j'ai hâte de lire la suite !
L'histoire est actuellement complète. Il s'agit en fait d'une nouvelle que je voulais au départ soumettre à un concours. Mais le délai étant trop cours et le nombre de signe réglementé trop court, je l'avais laisser de côté. Puis je me suis rendu compte que ça me faisait plaisir de l'écrire, donc je l'ai terminé.
Je prends en compte tes remarques. Effectivement, je me suis aperçue de ce côté un peu factuel. Je pense que c'est dû à l'utilisation du présent. Je n'avais encore jamais écrit une histoire au présent et je me rends compte des difficultés.
J'espère en tout cas que tu apprécieras la fin de ta lecture. À bientôt!