Inès était tellement en colère qu’elle garda les yeux ouverts dans l’ascenseur. Elle ne voyait pas les poissons qui nageaient autour de la cage de verre, ni leurs mâchoires remplies de dents acérées.
Face à Rose, elle demeura silencieuse, paralysée. Elle hésitait : « Tu te fous de ma gueule » était efficace mais « Il faut qu'on parle » serait plus solennel. Ferait-elle mieux d’accuser d’emblée (« Tu m’as toujours menti »), de supplier (« Dis-moi que tu avais une bonne raison ») ou de nier (« Dis-moi que c’est faux ») ? Deux vérités s’entrechoquaient : elle haïssait Rose et il lui était inconcevable de vivre sans elle.
Rose s’approcha et lui prit la main, posant l’autre sous son menton pour l’obliger à la regarder.
— Inès, qu’est-ce qu’il y a ?
Elle voulut retirer la main de Rose d’un coup sec, violent, comme une punition, mais elle ne fit pas un geste. Une pensée grandissait, terrible, terrorisante : c’était peut-être la toute dernière fois que leurs peaux se touchaient.
— On se connaissait déjà, finit-elle par dire d’une voix enrouée.
Il n’y avait que ça finalement. Cette vérité suffisait à mettre un point d’interrogation sur tout.
Rose grimaça.
— Qu’est-ce que tu veux savoir ?
— Pourquoi tu m’as pas dit qu’on se connaissait ? Combien de temps on s’est connues ? Est-ce que tu te moques de moi depuis le début ? Est-ce que t’as fait semblant de m’aimer ? Pourquoi t’es avec moi ? On était qui l’une pour l’autre dans le Monde d’Avant ? Pourquoi t’es pas venue me chercher ici plus tôt ? Tu savais qu’on allait se voir le jour où on s’est… où je t’ai rencontrée ? Mais surtout…
La tristesse, la douleur se bousculaient dans sa gorge et noyaient sa respiration.
— Surtout, comment tu as pu rester de marbre quand je t’ai confié à quel point c’était difficile de vivre sans mémoire, à quel point je me sentais incomplète sans mes souvenirs ? Comment tu as pu me consoler plutôt que me donner des informations qui auraient pu m’aider à m’en sortir ?
Inès se dit qu’elle ne ferait plus jamais confiance à qui que ce soit. Elle s’assit contre le mur et lâcha la main de Rose. Il lui fallait un peu d’espace, pour pouvoir respirer, penser.
— Je n’aime pas mentir, répondit Rose, mais il ne faut pas réveiller les somnambules, sinon ça laisse des séquelles. Je me disais que l’amnésie c’était pareil, que c’était à toi de retrouver tes souvenirs petit à petit, et que quand ça viendrait, on en parlerait.
Inès sentait son plexus solaire se contracter, sa gorge aussi. Il fallait qu’elle se concentre pour que l'oxygène entre et sorte. Il fallait qu’elle se concentre pour ne pas s’effondrer entièrement, pour rester présente dans cette conversation, alors que tout son corps voulait l'en extirper, la protéger. Elle fixait le sol. Il n’y avait rien à y voir, rien à y trouver, aucune mine d’or, aucune terre fertile. C'était le carrelage blanc de la tour, partout pareil, facile à nettoyer, attention à ne pas glisser, une surface lisse qui dissimulait toutes les aspérités, tous les cratères. Elle sentait une plaie béante sur la verticale entre sa gorge et son bas-ventre, une coupure nette avec des pans de peau de chaque côté.
— Si tu te mures dans le silence, continua Rose, ça ne va pas s’arranger. Je ne suis pas une fée, je ne peux pas tout arranger d’un coup de baguette magique. Quand on s’est vues pour la première fois ici, j’étais choquée. Je t’avais cherchée et enfin je te retrouvais. Et quand j’ai compris que tu ne te souvenais de rien, je me suis dit qu’on n’avait qu’à tout recommencer.
Inès se tourna vers le plafond. Il pourrait s’écrouler. Tout pourrait se remplir d’eau. La noyade serait sans doute préférable à ce raz-de-marée.
— T’as déjà fait la même chose, dit Rose. Dans le Monde d’Avant, t’avais fait pareil. T’as appris quelque chose qui t’a vexée et tu t'es butée. Tu ne voulais plus me parler, plus me voir. Tu t’es foutue en l'air. Tu ne nous as pas donné de deuxième chance. Et puis, le monde a brûlé et recommencé, et ici tu ne te souvenais plus de rien, et il n’y avait personne pour se mettre entre nous, personne pour nous saboter, et je me suis dit qu’on pourrait être heureuses, et que c’était peut-être ça le sens de tout cet isolement, toute cette souffrance, tous ces deuils. Je me disais que l’effondrement valait le coup si ça nous permettait d’être ensemble.
Inès crevait d’envie de croire Rose, parce que ses mots étaient poétiques et qu’à l’intérieur de ce monologue elles étaient deux, loin de la solitude lancinante qui la rattrapait telle une ombre fantomatique. C'était ça la promesse du discours amoureux mais elle savait maintenant combien de mensonges s’y logeaient. C’était une fiction, un jeu imaginaire. Elle ne pouvait pas avoir la Rose sincère et la Rose tendre en même temps. Les deux n’existaient pas sur le même plan, parce que l’une était réelle et l’autre inventée. Il n’y avait jamais eu de Rose intime, de Rose qui faisait confiance, de Rose avec qui faire équipe. Lentement, Inès sentit que son corps s’allongeait par terre, se recroquevillait, et une voix en elle lui criait d’avoir honte, mais une autre, plus forte encore, lui soufflait que c'était ça ou mourir. La langue de Rose claqua.
— Comment tu veux construire une relation adulte avec quelqu’un qui se roule en boule au moindre obstacle, en même temps ? Les relations, ce n’est pas juste une balade avec des licornes et des monstres de dessins animés. Tu demandes trop de moi et c’est épuisant d’être à la hauteur tes attentes. Tu penses que tu es mieux que les autres ? Il n’y a personne qui te connaît comme je te connais, il n’y a personne qui te soit loyal comme je te suis loyale. Mais j’en ai marre, en fait. J’en ai marre de m’en prendre plein la gueule juste parce que je décide d’être là pour toi. Donc si tu veux jouer à la victime et rester allongée dans ton couloir, à t’apitoyer sur ton sort, très bien. Moi j'ai fini.
Inès ferma les yeux pour se protéger de la violence. Elle entendit les pas de Rose sur le carrelage, puis les portes de l’ascenseur qui s’ouvraient et se fermaient. Et puis, elle n’entendit plus rien. Plus rien du tout.
Le temps ne passa pas tout à fait, après ça.
Il n’y avait aucune fenêtre dans le couloir et la douleur d’Inès se propageait comme du pétrole dans la mer, irrémédiablement, seconde après seconde. C’était une hémorragie qui n’en finissait plus. Rose avait raison : pas de licornes, pas de monstres. Rien que le silence et ces murs trop blancs, trop lisses, où partout se dessinait son absence. C'était une erreur. Rose s'était emportée, comme souvent. Son caractère irascible avait pris le dessus sur sa bienveillance et son amour. Elle reviendrait. Elle reviendrait, elle s’excuserait et Inès la pardonnerait. Rose lui raconterait tout, leurs souvenirs d’avant, le café où elles allaient, les cours qu’elles prenaient. La nuit elle tisserait pour elle ces récits, et le jour elles créeraient de nouveaux souvenirs.
Lorsque la faim dévora tout le reste, Inès erra jusqu’à la cafétéria, les yeux dans le vide, tissant et dénouant des phrases qu’elle offrirait à Rose.
— Inès ?
Elle sursauta et leva les yeux, mais ce n’était que Lina, qui prononçait des mots qu’elle n’entendit pas. Inès s’agrippait à un arbre, où seule Rose existait — et elle ne savait pas comment en descendre.
Elle se terra dans leur couloir, qui peu à peu devenait son couloir. Ses muscles étaient si contractés qu’ils brûlaient. Elle s’allongea sur le dos, par terre, pour que le sol froid et dur aligne sa colonne vertébrale. Elle gardait toujours un œil sur l’ascenseur, pour courir jusqu’à ses portes au moment où Rose reviendrait.
Le temps se remit à couler entre ses doigts. Elle compta les secondes, vingt-six, vingt-sept, vingt-huit, vingt-neuf. Elle perdit le compte et dut recommencer, cent vingt-trois, cent vingt-quatre, cent vingt-cinq, cent vingt-six. Pourquoi mesurait-on le temps en secondes ? C’était une absurdité humaine, un système arbitraire que personne n’avait eu le courage de changer, mille deux cent quarante-quatre, mille deux cent quarante-cinq, mille deux cent quarante-six.
Elle pleura, non pas de la façon élégante, digne, de la larme qui coule dans les films romantiques, mais plutôt comme les cris des nourrissons affamés. Elle pleura, et c’était un hurlement qui déchirait les murs du couloir, le panneau d’issue de secours et ses propres tympans.
Elle était seule. Le matin, le midi, le soir. Les secondes et les sanglots n’y changeaient rien. Elle était seule et le sommeil ne venait toujours pas. Depuis combien de temps n’avait-elle pas dormi ? Elle descendait rarement manger. Elle attendait, spectrale, car reprendre le cours de sa vie serait admettre que Rose ne reviendrait pas.
Dans la tête d’Inès, ça devenait une enquête. Où était-elle partie ? Était-elle en danger ? Elle devait la retrouver. Comme à l'époque où elle cherchait un chat dans ses chambres-mémoires, elle erra chaque jour ; la folle, l’effrénée. Elle avait croisé des personnages comme ça, dans des livres, à la bibliothèque. Des souvenirs revenaient. Ces romans, elle les lisait dans la bibliothèque de l’université, à la place d’étudier. Elle avait raté ses examens et Rose l'avait réconfortée.
Elle aurait dû lui pardonner dès qu’elle avait retrouvé ses souvenirs. Elle aurait dû se réjouir qu’elles se soient retrouvées. Elle s’affairait de couloir en couloir. Elle allait encore et encore à la cafétéria et au rez-de-chaussée, dans l’espoir vain de la croiser. Elle se retenait de poser des questions à qui que ce soit, parce que tout le monde lui semblait se tenir de l’autre côté d’une ligne qu’elle n'aurait pas su dessiner, mais qui l’isolait irrémédiablement.
Au bout de plusieurs jours d’errance, elle finit assise dans son couloir, le dos contre le mur, hébétée, inerte. Il n’y avait plus de larmes. Il n’y avait plus de compte à rebours, de chronomètre, de minuteur. Il n’y avait plus de monologue intérieur. Il n’y avait plus rien. Elle était une coquille vide, sans début, sans fin. Peu importait que des souvenirs soient revenus. Elle n’était personne. Rien.
— Inès ? Inès, réveille-toi.
Elle porta ses mains à ses yeux, pour les frotter, pour enlever une chape de plomb qui pesait sur tout son corps aussi.
— Inès !
On la secouait et la légère panique dans les mouvements lui fit deviner que c’était Dulce. C’était la seule qui montrait ses émotions comme ça, aussi ouvertement. Ça lui avait semblé attendrissant, à l’époque ; maintenant, ça lui paraissait stupide.
— Inès, lève-toi.
Elle soupira, exaspérée. Elle préférait mourir : pas physiquement, pas la mort du pourrissement et des vers, mais plutôt la mort de disparition, celle où on était immobile assez longtemps pour devenir tout à fait invisible.
Elle suivit Dulce, pas à pas, se laissant traîner à moitié, jusqu’à l’extérieur. Le vent lui griffa le visage et elle n’en avait rien à faire.
— Il faut que tu cherches l’aigle à l’intérieur de toi, parce qu’un aigle, ça bat los serpientes, et toi, tu as besoin de vaincre tu serpiente.
— De quoi tu parles ?
Sa voix sonnait rauque, déplacée.
— Je parle que tu as le cœur brisé et que tu dois le réparer. Lina saurait mieux dire, elle a lu des tas de libros sur le sujet. Moi c'est la prière que me calma.
Inès ne comprenait pas un traître mot de ce que Dulce racontait. Les phrases arrivaient, pêle-mêle, les lettres mélangées, comme un casse-tête de définitions et vocables. C’était soupe, purée, gribouillis, tatouage effacé par le temps.
— Dulce, on va où ?
— Dans ta tour, il faut qu’on récupère de quoi manger.
— Déjà ?
— Ça fait deux semaines.
Où était Rose ? Qu’est-ce qu’elle faisait ? Avec qui elle parlait ? Est-ce qu’elle allait bien ? Pourquoi elle ne revenait pas ? Pourquoi est-ce qu’elle ne revenait pas ? Pourquoi ne revenait-elle pas ? Inès trébucha sur une racine d'arbre et Dulce la rattrapa. Dulce rit et Inès pleura. Les bras de son amie l’enveloppèrent, la main sur ses cheveux.
— Ya, ya, pequeña, va a estar todo bien. Tranquila, corazón, tranquila.
Au bout de plusieurs minutes, Inès eut la sensation d’atterrir dans ce câlin et sut qu’elle était encore vivante.
Et quel chapitre ! Magistral cette retranscription d'émotions ! On est totalement dans les pensées d'Ines et je la comprends tellement. Je trouve que tu as vraiment bien retranscris cette descente en dépression et au bout cette petite lumière apportée par les amies.
L'écriture est maîtrisée de bout en bout, tu reviens à ton meilleur niveau <3
Bon, en tout cas, j'attends la suite :).
Ravie que tu republies de nouveau !
Pleins de bisous volants !
Tellement heureuse et surprise et touchée que tu sois au rendez-vous dès le jour où je publie de nouveau. Tes commentaires ont joué un grand rôle dans le fait que je me remotive, donc merci aussi pour ça.